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Pour une formation à la pratique éducative

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Joseph Rouzel

mardi 23 août 2005

Je suis un peu étonné que Stéphane Rullac s’étonne dans le n° 2414 d’ASH du manque de formalisation des pratiques éducatives, ce qui saute aux yeux lors des jurys de mémoire. Son étonnement m’étonne car oeuvrant lui-même dans un centre de formation (Buc) cet étonnement fait retour à l’envoyeur : il n’y est pas pour rien. Où en est, dans les écoles de formation, la réflexion sur ce qu’on pourrait nommer la mise en forme (au sens de la gestaltung en allemand) de l’acte éducatif ? En tout cas la question soulevée est de taille, cet étonnement questionne les processus mêmes qui sous-tendent la formation professionnelle des éducateurs (plutôt fondus en procédures, modules et autres UF). C’est la question que j’ouvrais il y a quelque temps dans ces mêmes colonnes sous le titre « formation ou formatage ». Les répliquants à cet article, alors que j’attendais une mise en débat, campèrent sur des positions défensives dans le style : « tout va très bien Madame la Marquise ». Pas si bien que ça, si j’en crois Stéphane Rullac, qu’on ne peut que remercier d’avoir, une fois de plus, remis l’ouvrage sur le métier. L’invasion du champ psychologique qu’il stigmatise, par contre n’est pas pour m’étonner. Centré sur la personne, mais au-delà se faisant souci du sujet la psychologie, en tout cas dans ses aspects cliniques informés par la psychanalyse, est bien une des ailes pensantes de l’acte éducatif. Par contre son poids massif pose problème en ce qu’il laisse dans l’ombre l’autre aile du papillon de la pensée : l’approche du versant social, groupal, familial à partir des prémisses de la sociologie et de l’anthropologie. C’est là que la bât blesse. La position éducative qui a à voir, disons le simplement, avec les processus d’insertion d’une personne en difficulté dans son champ social, et qui concerne son appropriation d’un espace physique, psychique et social qui lui soit propre, témoigne bien de cette position d’entre deux, de médiation : entre le subjectif et le collectif. Cela fait de l’éducateur un passeur. Ce déséquilibre sur le versant psychologique est en effet à prendre comme un analyseur. Qu’est-ce qu’il nous raconte ? Il vient se profiler sur un impensé radical. Car ce n’est pas que les éducateurs manquent de savoirs, bien au contraire, et pas en tout cas dans le domaine de la sociologie. Cet impensé radical tient à ce qu’on ne prend pas la question de la formalisation de l’expérience par le bon bout.

En fait pour avancer un peu dans le débat, je ne pense pas qu’on puisse partir des présupposés théoriques, mais des énigmes présentées par la pratique elle-même, et dans cette partie, le cœur de l’exercice professionnel, que l’on peut nommer à juste titre : clinique. L’acte éducatif se produit dans une rencontre intersubjective, elle même bornée et bordée par une mission et des valeurs institutionnelles, dans une société telle que la notre aujourd’hui, c’est à dire des faits de langage. Il faut partir de cette rencontre. C’est déjà là que le débat théorique, qui produit un premier état de formalisation faussée, prend sa source. Pensons au dialogue d’Itard et de Pinel devant l’enfant sauvage de l’Aveyron : « C’est un idiot » dit Pinel. « Non, je le crois capable d’éducation » rétorque Itard. C’est à partir de cette position qu’il postulera en 1926 que Victor doit recevoir « une éducation spéciale », terme repris par F. Voisin en 1830. Cette invention de langage fait d’Itard le père de la profession d’éducateur spécialisé, qu’on devrait de fait nommer « éducateur spécial ». C’est à méditer ! Que nous enseigne cette petite anecdote princeps ? Que la réalité est une construction discursive. Nous voyons, nous entendons, nous pensons à partir de mots. Evidemment les mots « idiot » et « éducable » produisent deux réalités différentes. Encore faut-il questionner les mots avec lesquels nous construisons la réalité, surtout quand elle concerne autrui, nos représentations. Qu’on ne puisse faire sans, la cause est entendue, encore faut-il le faire en connaissance… de cause, de ce qui nous fait causer. Ce questionnement, d’essence épistémologique, est pratiquement absent des centres de formation.

On peut dans le sillage de Jacques Lacan évoquer trois temps logiques de l’acte éducatif et de la posture nécessaire pour le soutenir. Le premier temps , un temps pour voir , on l’entrevoit chez Itard, quoique cette ouverture soit vite filtrée par l’acharnement éducatif du maître, c’est de rencontrer le sujet sous la personne. Le concepts de « personne » renvoie à la position sociale et à sa nomination : untel, « enfant sauvage », déficient, handicapé, cas social…, autant d’appellations (parfois peu contrôlées) qui fondent la raison sociale (pédagogique, éducative, thérapeutique) du placement. Le terme de « sujet » indique, à la lumière de la psychanalyse, l’unicité de chacun : le sujet me disait un jour Françoise Dolto, n’est pas handicapé, il n’est pas ceci, pas cela, il est… Il est potentialité d’être. Ce n’est que dans une rencontre de ce type, dans ce que la psychanalyse nomme transfert, que quelque chose d’un savoir de vérité peut s’élaborer. C’est pourquoi toute formalisation devrait partir de ces rencontres singulières, pour en fournir le récit. La technique des histoires de vie à cette étape peut s’avérer précieuse. L’écriture du récit dévoile ce que je nomme des énigmes à partir des quelles un questionnement peut s’engager. La fameuse problématique, noyée sous du savoir savant, se précisant alors en : quel est le problème que je rencontre ? En quoi la rencontre d’autrui, dit usager (et parfois bien usagé !) me pose question ? Qu’est-ce qui lui arrive et qu’est ce qui m’arrive ? Qu’est-ce que je lui veux etc.

En fait peut-être faudrait-il penser le mémoire (voire la pratique éducative) comme un roman policier. Sans énigme, pas de recherche possible : qui a fait le coup et pourquoi ? Pris par ce biais les mémoires seraient peut -être un peu plus intéressants et à écrire et… à lire. Alors les mémoires feraient actes.

1 Cythère est une allusion au tableau de Watteau, L'embarquement pour Cythère de 1717. On y voit à l'avant plan l'embarquement de couples idylliques, dans une brume d'automne vaporeuse, vers l'île des Amours et de la Perfection. Allégorie s'il en est: mais Rouzel, dans la formation des travailleurs sociaux tout va très bien, laissez nous embarquer vers les îles bienheureuses, arrêtez de vous poser des questions que plus personne ne pose!

2 La question de la formation sera évoquée , entre autres, dans un séminaire que j’animerai au cours des Entretiens du Travail Social qui se dérouleront du 1er au 3 décembre à Saint Etienne. Tous renseignements et inscriptions : AFORE, Tél : 04 77 59 36 50 ou sur le site de Psychasoc : http://www.psychasoc.com.

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