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Du transfert au travail d’équipe et lorsque celui-ci fait soin.

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Sophie CERMELJ

mardi 26 mai 2015

Du transfert au travail d’équipe et lorsque celui-ci fait soin

Cela fait des années que nous travaillons mes collègues et moi avec des jeunes en difficulté psychique au sein d’une petite structure : Lou Mas Maillon. Situé à Aubagne, nous accueillons des enfants et des adolescents pour des séjours temporaires. Nous souhaitons depuis longtemps témoigner de notre travail auprès de ces enfants, travail éducatif bercé par la psychanalyse. Puis, c’est la rencontre avec une jeune fille qui me décide enfin à écrire, à témoigner, à raconter ce qui dans la rencontre avec Jade nous a tous mobilisés. Tous, collectivement, ensemble, car sans cela ça n’aurait pas pu tenir…

Jade est une enfant unique et ses parents se sont séparés peu après sa naissance. Elle passera les premières années de sa vie auprès de sa maman seule, puis c’est à l’âge de 5 ans qu’elle ira vivre auprès de sa grand-mère maternelle à Madagascar. Sa mère allait régulièrement rendre visite à sa fille. Son père a eu très peu de contact avec elle pendant cette période car celui-ci était incarcéré. Nous entendons parler d’elle il y a environ trois  ans, Jade a alors 13 ans. Elle est de retour en France car suite à une scolarité dans le primaire, aucune structure du seconda ire ne peut l’accueillir là-bas. De plus, Jade a demandé à maintes reprises à revenir auprès de sa mère. Pendant ce temps celle-ci a eu un nouvel enfant avec un autre compagnon, une petite fille âgée de 18 mois.

C’est le psychiatre du CMP qui nous a parlé d’elle pour la première fois en avril 2012. Il nous a parlé de ses difficultés, de son mal-être, de sa dépression, de ses gestes agressifs à l’encontre de sa petite sœur, de la perte de ses acquisitions scolaires et de la difficulté pour la mère de continuer à accueillir Jade au domicile. Le père l’accueillait quelques week-ends à son domicile mais il était rapidement débordé et la confiait à sa propre mère qui vivait à Lyon. Aucune structure ne pouvait l’accueillir, par manque de place et aussi, il faut le dire par la difficulté à accueillir les comportements de Jade qui pouvaient rapidement mettre en échec une équipe. Elle a donc vécu quelques tribulations lorsque nous la rencontrons. Un hôpital de jour pour adolescents a accepté de l’accueillir même si les difficultés des jeunes accueillis sont très différentes de celles de Jade. Elle reste « atypique », il était difficile de lui trouver une place.

Le projet de Jade à Lou Mas Maillon est de permettre à nouveau un temps de socialisation afin de soutenir un projet d’orientation. Mais une place dans l’état actuel des choses semble difficile à réfléchir au regard de ce qu’elle montre actuellement.  La vie avec les autres semble impossible, elle n’est pas disponible pour les apprentissages, elle ne fait plus rien à part garder auprès d’elle quelques photos de son entourage et qui paraissent avoir une grande importance pour elle.  Que ce soit au domicile ou en consultation, elle ne fait plus rien, ne dessine plus et apparait comme très déprimée. Elle a pris beaucoup de poids car elle passe son temps à manger chez elle. Sa mère témoigne de son désarroi et même du sentiment de rejet qu’elle peut ressentir parfois.

Lorsque nous accueillons Jade pour la première fois en juin 2012 pour trois semaines, elle montre de bonnes capacités d’adaptation mais nous observons très rapidement qu’elle est toute entière prise par l’angoisse. Elle reste assez inactive, assez en retrait  et pour faire les choses, elle a besoin d’être portée verbalement et psychiquement par l’adulte. Rien n’est possible pour elle sans notre présence. Très vite, nous avons observé qu’elle pouvait se sentir agressée par la relation, par nos demandes et se montrait sur la défensive. Elle pouvait alors être fermée, montrant un visage dur, s’assombrissant dans le regard avec une violence verbale : « je vais te casser la tête ». En difficulté face à la pathologie des autres enfants, elle a pu avoir un ton désagréable envers eux. Elle pouvait aussi apparaitre autoritaire comme donnant des ordres, ce qui n’a pas manqué d’agacer les adultes autour d’elle. Face à cette « toute puissance », les fantasmes sont allés bon train quant à son niveau de vie à Madagascar où elle avait des serviteurs à ses ordres qu’elle avait l’habitude de diriger. Il fallait alors lui apprendre la politesse, les bonnes manières et la faire redescendre de son pied d’estale. Très vite, elle a pu entendre nos réflexions sur sa façon de s’adresser aux personnes et s’adoucir un peu. En réfléchissant un peu, nous avons pensé que ce ton était avant tout maladroit et peut-être le reflet de son besoin de maitriser son environnement avec les personnes qui le compose. Elle était tellement fragile et insécurisée, que la moindre brèche dans sa structure psychique brinquebalante pouvait faire effondrer tout l’édifice.

 Dans sa difficulté relationnelle, nous avons observé une peur quant à la perte du lien, en effet elle s’inquiétait que nous soyons fâchés après elle. Elle avait également besoin de se sentir rassurée, appréciée recherchant l’affection. Elle mettait toute son énergie à vérifier la permanence des liens avec les adultes qui l’entouraient.  Elle parlait sans cesse, nous posait des questions  comme pour vérifier notre attention. Il fallait sans cesse la rassurer. Cette posture était très envahissante pour l’adulte qui devait être disponible entièrement pour elle, dans une sorte d’exclusivité. Elle ne nous laissait pas la possibilité alors de nous adresser aux autres, et même de penser, tellement elle était accaparante par son flot de questions incessant. Questions dont elle connaissait les réponses d’ailleurs. Son angoisse était aussi visible par ses mouvements corporels, elle sautait parfois sur place, se balançait très fortement. Elle grognait, hoquetait et même les insultes fusaient. Insultes pas forcément adressées d’ailleurs… nous nous sommes même demandés si elle ne se les adressait pas à elle-même. Lorsque l’angoisse était à son comble, elle pouvait se dénuder, montrer sa poitrine, crier… Elle s’est montrée ainsi notamment avec les surveillantes de nuit. Très angoissée certainement par la séparation que représente le moment du coucher et de la nuit.

Nous l’accueillons de nouveau en novembre pour un séjour d’un mois. Très vite, elle cherche l’exclusivité de la relation et noue un lien particulier avec une éducatrice. Celle-ci avait mis en place des séances de relaxation avec elle, se retrouvant alors en relation duelle dans un lieu confiné, isolé des autres. Ces séances ont été bénéfiques à la détente, mais aussi à l’appréhension d’une enveloppe corporelle fragile. Ces temps de massages, de maternage ont certainement favorisé un meilleur sentiment de sécurité interne. Par contre, très vite l’éducatrice observe qu’il faut être vigilant à la fin de la séance car Jade appréhende la séparation. Elle a alors besoin d’un étayage important, d’être portée, enveloppée par la parole pour accompagner ce temps de séparation. Sa problématique se dessine de plus en plus autour de forte angoisse de séparation, d’abandon peut-être ? C’est aussi peut-être cela qu’elle met en scène en gardant près d’elle, dans un sac tout un tas de photos. Les garder près de soi, au plus près pour ne pas s’en séparer, pour préserver le lien à l’autre, pour le protéger en quelque sorte.

C’est lors de ce séjour, qu’elle investit tout particulièrement cette éducatrice. Elle a noué une relation forte avec elle, elle  en parle tout le temps, demande sa présence et ne peut rien faire sans elle. En demande d’exclusivité, avec toute puissance, Jade réclame cette relation fusionnelle, mettant en échec toute autre possibilité relationnelle, rejetant les autres adultes. Pas facile alors de mettre en place un travail autour de Jade. Une réflexion autour de ce qu’elle manifeste dans cette relation transférentielle s’impose à nous. Car pour le moment, nous sommes crispés, quelque peu apeurés par tant d’émotions, d’affections je dirais même d’amour. Cet amour exclusif tellement massif qu’il fait que nous pouvons facilement partir en courant par peur d’être dévoré, englouti, annihilé…

Et puis, le bon sens nous amènerait à penser que ce ne sont pas les enfants qui choisissent les adultes qui doivent s’occuper d’eux. C’est une forme de toute puissance qui n’est pas acceptable. Plus tard, elle ne pourra pas choisir alors faut-il la laisser dans cette illusion que c’est elle qui décide ?

Il y a alors des clivages dans l’équipe, il faut dire qu’elle invalide les éducateurs. Ils souhaitent l’aider, la soutenir, l’accompagner avec bienveillance et elle leur renvoie sans cesse qu’elle ne veut pas d’eux. Ils se sentent rejetés et d’ailleurs c’est le cas. Ils se sentent impuissants, invalidés alors qu’avec leur collègue c’est possible. Des sentiments de rejet  apparaissent alors face à cette jeune fille qui refuse la relation. Elle ne veut que Caroline. Elle veut manger avec elle, elle veut qu’elle l’accompagne à la toilette, elle favorisera telle activité si c’est Caroline qui l’organise… et lorsque Caroline est absente elle ne parle que d’elle, le soir et la nuit elle ne parle que d’elle. Il n’y a que Caroline pour Jade. Caroline se sent seule au sein de l’équipe, elle sent le rejet apparaitre, les tensions, les agacements…Ses collègues sont désemparés, ils ne savent pas comment accompagner Jade. Caroline se sent assaillie par ce trop plein d’amour qui lui est adressé et en même temps de plus en plus esseulée.

Nous n’avons pas le choix, hormis de nous mettre au travail et de tenter de décaler ce qui s’impose à nous. Qu’est-ce que Jade adresse à Caroline ? Tellement d’amour, mais au-delà de cela, elle lui adresse quelque chose de son histoire. Ca parle, ça dit quelque chose qu’il nous faut entendre. Jade offre un dessin à Caroline qui se veut très explicite. Il y figure la mère de Jade avec sa petite sœur sur à elle. Puis, Caroline avec son fils et Jade sur elle. Elles sont comme fusionnées, elles ne font qu’un. Elle figure ainsi Caroline, mère de son propre fils, mais aussi mère de Jade.  Il est à remarquer que la mère de Jade s’appelle Carole. Il y a cinq petites lettres qui en disent là encore beaucoup.

Après en avoir parlé lors de plusieurs réunions, c’est lors d’une séance d’analyse de la pratique que nous pouvons nous réunir autour de Jade et Caroline. Cette relation si spéciale, remplie d’affects, sans distance…et puis le point de vue des autres, qui observent dubitatifs, sont témoins, rejetés, impuissants. Littéralement exclus. Ce lien si privilégié produit des effets chez les autres. Caroline peut dire alors combien c’est difficile pour elle, combien elle se sent seule et aussi combien elle est mise à une place où elle se sent la seule garante du projet de Jade. C’est comme si elle devait la défendre, la protéger face aux autres, tout en voulant continuer à appartenir à l’équipe. Elle se retrouve dans un entre-deux inconfortable, une position insoutenable.

Deux ans auparavant, nous avions fait une formation avec l’équipe au complet sur la question du transfert avec Mr Cabassut. J’insiste sur le fait que nous étions tous présents car je pense que cela à aider à la réflexion collective. Qu’est-ce que le transfert ? C’est un déplacement d’émotions d’une personne à une autre. Le transfert donne à voir sur l’intime, sur le personnel, sur l’inconscient. Le transfert fait écho à l’histoire personnelle, à ses affects.

 Pourtant ce transfert se vit dans la relation professionnelle. Comment cela se traite-t-il collectivement, institutionnellement ? Face à des personnes psychotiques qui vivent la relation sans distance, comment est-ce que l’on supporte la charge transférentielle ? Comment est-ce que l’on reçoit ce trop plein d’affects ? Ce « on » c’est l’équipe et le professionnel. Le transfert appartient à l’institution et non pas aux deux protagonistes, l’éducateur et l’enfant.

Au-delà du transfert entre ces deux personnes, il est important de réfléchir à ceux qui sont un peu laissés de côté, au reste de l’équipe. Lorsqu’un enfant choisit une personne,  les autres sont un peu laissés pour compte.

 Il est alors important de médiatiser ce lien, de ne pas l’enfermer dans cette relation duelle. Il est nécessaire de parler de toute l’équipe, de ceux qui sont exclus de la relation. Si la rencontre se fait au nom de l’équipe, s’il y a une différenciation des places de chacun, la relation se fait alors à 3. Il y a un tiers. Il y aura Jade, Caroline et l’équipe.

Riches de toutes ces réflexions, nous avons décidé ensemble d’accepter cette relation. Plutôt que de vouloir les séparer, nous avons tenté d’autoriser, de médiatiser. Concrètement, Caroline s’occupait prioritairement de  Jade lorsqu’elle était là. En son absence, nous parlions d’elle volontiers afin de rassurer Jade sur la permanence du lien : « Ne t’inquiète pas, tu verras Caroline demain et je suis sûr qu’elle pense à toi… ». Très vite, nous nous sommes rendus compte que pour Jade lorsque les personnes s’absentaient c’est comme si elles n’existaient plus. Nous pouvons imaginer alors la douleur de chaque séparation, si l’autre disparait, s’il meurt en quelque sorte, je peux moi aussi disparaitre, peut-être même mourir. Nous avons alors tous avec cohérence rassurés Jade sur le lien qui l’unissait à Caroline, sur la permanence de ce lien. La séparation dans la continuité, en pensant aux uns et aux autres, sans rupture.

Caroline se sentie légitimée, libérée, autorisée par l’équipe à vivre cette relation. Soutenu aussi par la chef de service et la directrice, ce travail a pris cohérence et consistance.  Les places de chacun ont été pensées et la rencontre a été alors plus légère. Jade a été rassurée par la qualité du lien qui l’unissait à Caroline.  La cohérence de l’équipe a fait corps. C’est un peu comme si les liens qui nous ont unis entre professionnels venaient offrir à Jade une contenance. Une enveloppe psychique dans laquelle elle a pu se lover, contre laquelle elle a pu s’appuyer. Une enveloppe contre laquelle elle a pu aussi buter, trouvant des limites. L’équipe lui a offert un espace où elle a pu advenir. Petit à petit, nous l’avons vu se subjectiver, gagner en consistance, en épaisseur. Ses bizarreries se sont atténuées. Elle criait moins, se balançait moins, n’insultait plus. Elle pouvait parler d’elle, dire « je », évoquer un peu son histoire, quelques souvenirs.

Tout au long de l’année 2014, nous avons beaucoup accueilli Jade. Pendant sa présence à Lou Mas Maillon, elle continuait d’aller au collège puis à l’hôpital de jour. Cela a permis une certaine continuité dans les liens qu’elle a pu tisser dans les différents lieux. Et puis, l’alternance des séjours à Lou Mas Maillon entraine une succession d’accueils mais aussi d’ « au revoir ».  Il fallait sans cesse se séparer pour se retrouver quelques temps après. Caroline devait rassurer Jade sur la permanence du lien qui les unissait, qu’elle continuait à penser à elle en son absence. Alors qu’au début de notre rencontre, la permanence des choses ne semblait pas acquise. Peut-être que cette permanence des objets et des personnes étaient affectée par un fort traumatisme d’abandon. La peur irrépressible de perdre l’autre, de sa disparition entrainant sa propre perte. Ce travail de lien dans l’absence, ses allers et retours ont parus de plus en plus pensables pour Jade. Elle avait au départ tendance à nous envahir de coups de téléphone comme pour vérifier notre présence, que nous étions toujours bien là. Lorsqu’elle était à Lou Mas Maillon, elle avait régulièrement tendance à se cacher, à se faire oublier, se faire attendre comme pour mettre la relation à l’épreuve. Vérifier qu’en son absence nous continuions bien à penser à elle.

Alors qu’au début de notre rencontre, Jade ne voulait être qu’avec Caroline, peu à peu elle a noué des liens avec chaque adulte présent. Elle pouvait partir en activité avec un autre éducateur, même si elle avait toujours tendance à demander l’autorisation à Caroline. C’est comme si elle attendait son approbation, son autorisation à investir d’autres personnes, d’autres lieux. Est-ce que Jade était tout pour Caroline ? C’était le piège dans lequel il ne fallait pas rentrer, se faire leurrer par tant d’amour, de s’y croire un peu.  Evidemment, Caroline autorisait Jade à vivre d’autres expériences avec d’autres personnes, permettant ainsi une ouverture vers l’extérieur. Alors que deux ans auparavant, Jade était sur la défensive, rejetant  les autres, elle a pu progressivement se montrer sociable. Elle était agréable dans ses relations, se montrant douce et souriante. Elle a même changé physiquement, son visage s’est à cette période adoucit, détendu, apaisé.  Même les relations avec sa mère se sont modifiées. Au début de notre rencontre, il était impossible pour Jade et sa mère de se rencontrer. Elles étaient toujours en décalage : lorsque l’une avait envie d’être en lien, l’autre la rejetait et inversement. Progressivement, leur relation s’est apaisée, le lien entre elles était tout doucement en train de se renouer. Lors des entretiens que nous avions, Jade était satisfaite de s’asseoir à côté de sa mère, la regardant avec tendresse et admiration. Sa mère pouvant lui dire comme elle était fière d’elle. Sans minimiser les difficultés, la vie au quotidien au domicile était plus facile. 

La relation à son père qu’elle voyait tous les quinze jours s’est aussi apaisée. Alors que celui-ci n’était plus en capacité d’accueillir sa fille au regard des difficultés de comportement,  progressivement  il a pu la recevoir à nouveau.   

Au printemps 2014, nous sentions Jade prête à vivre de nouvelles expériences et même à intégrer une structure du médico-social.  Nous avons pris contact avec l’équipe de l’I.M.E. avec lequel nous partageons la même direction. Nous souhaitions mettre en place des passerelles pour Jade afin d’évaluer ses capacités à vivre au sein d’un plus grand établissement avec des contraintes différentes. C’est dans ce même établissement qu’elle avait fait une journée d’observation 18 mois auparavant et qui s’était très mal passée.

Il nous semblait important lors de ces passages entre institutions, que Jade soit toujours accueillie par la même personne afin qu’elle puisse y trouver un ancrage affectif. Le hasard a fait que l’éducatrice de l’I.M.E. portait également le prénom de Caroline.  L’équipe de l’I.M.E. a tout de suite adhérée à ce projet et Jade a été très bien reçue. Le mardi après-midi, accompagnée par un éducateur de Lou Mas Maillon qui restait avec elle, elle intégrait un groupe de jeunes de l’I.M.E. pendant environ 2  heures.  Petit à petit, Jade a fait sa place, elle était même attendue par les jeunes du groupe.

 La première fois que Caroline a accompagné Jade à l’I.M.E., celle-ci était très angoissée. Elle lui a demandé : « tu ne vas pas m’abandonner ? Les adultes n’abandonnent pas les enfants ? ». Tout était dit.

A la rentrée de septembre, l’équipe de l’hôpital de jour s’est engagée à accompagner Jade lors de ces temps d’accueils à l’I.M.E. lorsque celle-ci n’était pas accueillie à Lou Mas Maillon.  Au-delà du lien au sein de l’institution, c’est le lien entre les différentes équipes qui a été essentiel et qui a permis une continuité. Les transitions étaient impensables pour Jade, nous avons pu tous ensemble faire lien pour elle.

Lors de ces passerelles à l’I.M.E., Jade a revu un éducateur qui travaillait auparavant à Lou Mas Maillon. Elle a manifesté un attachement très fort à cette personne. Cela l’a surement aidé au passage, se sentant un peu rassurée. Cet attachement était très fort, massif et  rappelant l’intensité qu’elle avait pu auparavant ressentir pour Caroline. Néanmoins, la qualité du transfert était différente, sur un versant sexualisé. Elle ne parlait que de lui, elle souhaitait le prendre en photo, parlait de se mettre nue devant lui. Elle paraissait complètement prise par ce sentiment d’amour qui la débordait complètement, mais aussi par son désir sexuel. Sans distance, elle questionnait l’interdit de la relation sexuelle entre un adulte et une adolescente. Au même moment, elle évoquait le projet qu’avait son père de se marier. Elle disait régulièrement : « papa il ne va pas se marier avec moi ». Ses questions étaient clairement dirigées vers l’interdit de l’inceste. 

 Elle a trouvé à Lou Mas Maillon un berceau. Nous l’avons recueilli à un moment de sa vie où elle était au plus mal. A l’image d’un tout petit, elle ne tenait pas seule. Il a fallu l’étayer, la soutenir, la porter… Autorisée par l’institution, soutenue par l’équipe, Caroline n’a pas eu peur de recevoir cette responsabilité. L’attachement a entrainé dans un premier temps un sentiment de sécurité. C’est passé par le corps, la tendresse acceptée, les câlins, les soins, la chaleur maternelle. A un niveau plus symbolique, c’est passé par l’étayage verbal, les mots au quotidien, la réassurance redéfinissant sans cesse les places de chacun, la différenciation des personnes. Les réunions d’équipe amenaient des questions et la pensée en commun, l’entente venait faire Loi.  Ce fondement collectif venait aussi garantir les interdits aidant Jade à se structurer. Nous avons assisté à la construction de cette jeune fille. Au moment où une place s’est libérée à l’I.M.E., elle a enfin pu trouver sa place. Il était temps de partir. Elle a demandé à Caroline, comme à son habitude de lui écrire les prénoms des personnes qui l’entouraient. Ces fameuses listes qu’elle gardait toujours avec elle dans son petit sac. Elle a voulu que Caroline écrive son prénom, celui de son mari et de son fils. Puis, à part, à côté elle a souhaité qu’il soit écrit son prénom à elle, celui de son père et de sa mère.  Auparavant, elle se dessinait sur Caroline, elle se souhaitait écrite au côté du fils de Caroline… maintenant elle s’inscrit dans sa propre filiation. Alors qu’elle quitte Lou Mas Maillon pour un ailleurs, elle introduit au travers de ce transfert paternel la question de l’Œdipe, de son identité propre. Jade, par le transfert est passée de la mère au père.

Jade, il est temps de se quitter, de se dire « au revoir », nous te souhaitons « bonne route »…

Sophie Cermelj.

Mars 2015

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