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Equipe pluridisciplinaire et clinique du projet

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Lin Grimaud

mardi 22 avril 2008

« La rationalité de l’abominable est un fait de l’histoire contemporaine. L’irrationnel n’en acquiert pas pour autant des droits imprescriptibles. »
Michel Foucault

Pour aborder les dimensions de conception, d’éthique et de technique relatives à l’équipe pluridisciplinaire en travail social, je commencerai par le contexte.

En effet, ce qu’on appelle aujourd’hui équipe pluridisciplinaire ne recouvre pas la même réalité que la notion d’équipe que nous avons connu dans le secteur avant la loi du 2 Janvier 2002.

Cette loi est elle – même l’effet de tendances lourdes qui affectent notre société depuis environ trois décennies.



Comprendre la fonction de l’équipe pluridisciplinaire amène à définir les principes et règles qu’elle doit se donner pour répondre au cahier des charges qui lui est maintenant imposé.

Ces contraintes sont d’ordres à la fois clinique et juridique pour autant que le projet individualisé fait l’objet d’un contrat ( dont le statut juridique est encore imprécis à ce jour ) entre l’usager, sa famille et l’établissement spécialisé.

Dans cette perspective, l’équipe pluridisciplinaire est à la fois instance de conception et instance de réalisation :

- de conception au travers d’une élaboration qui intègre la clinique de chaque professionnel impliqué dans la prise en charge

- de réalisation à deux titres : celui de formaliser un projet sur la base d’une analyse clinique rigoureuse et celui de mettre en oeuvre une prise en charge de l’usager qui corresponde réellement et de façon vérifiable au projet tel qu’il a été formalisé.



D’avoir à remplir ces missions interdépendantes contraint l’équipe pluridisciplinaire à les concevoir clairement et à se doter d’une méthodologie pertinente qu’elle doit se garantir dans la longue durée.

On connaît la réalité d’essoufflement et d’usure qui affecte à la fois les conceptions de la pratique et l’organisation qui les met en oeuvre. L’équipe pluridisciplinaire, en plus de ses autre fonctions, se doit de veiller à son propre fonctionnement et d’en déceler les dérives afin d’y répondre par ses moyens propres ou en recherchant le recours de tiers compétents.



Le travail social est ainsi profondément modifié par une série de facteurs issus des différents registres :

- du macro contexte de la mondialisation économique et de ses effets actuels sur la société française,

- de l’évolution du cadre légal du travail social ( loi 2002, loi 2005 ),

- de la mentalité de groupe des travailleurs sociaux et des difficultés de transmission de la part de la génération de professionnels aujourd’hui au seuil de la retraite.




L’équipe pluridisciplinaire est contrainte par ces logiques qui déterminent des problématiques nouées d’une part sur les lois internes aux groupes – l’équipe est d’abord un groupe - d’autre part sur l’institution du travail social qui reçoit de plein fouet l’intensification actuelle de la souffrance psychosociale.

Aussi existe – t – il un malaise professionnel qui nous signale que l’équipe pluridisciplinaire ne saurait se concevoir comme une « solution » technocratique et bureaucratique, mais comme un espace psychique susceptible de se recroqueviller et de faire symptôme ou à l’inverse de se maintenir ouvert et de produire les positionnements créatifs utiles aux personnes en difficultés.



Le travail social en crise de représentation



J’entends souvent dire que la période actuelle est défavorable au travail social, que c’était mieux avant, et qu’aujourd’hui les difficultés deviennent telles qu’il n’est presque plus possible de travailler.

A mon sens, la question ne se pose pas de savoir quel type de contexte serait favorable ou défavorable au travail social ; pas plus que ne se pose pour la médecine la question de savoir quelle maladie lui serait favorable et quelle autre défavorable.

Il s’agit plutôt de savoir par quels moyens, quels positionnements, le travail social peut accompagner les transformations sociales pour en réguler les effets de déstructuration.

Atteindre à cette pertinence passe par une analyse critique profonde dont toute pratique se prévalant des sciences humaines ne peut se passer sans virer à la pure reproduction idéologique.



Ce malaise professionnel, je l’interprète comme un sentiment de ne plus disposer des repères permettant de penser la pratique, alors même que la contrainte de formuler, de formaliser, de restituer et de justifier se renforce et devient incontournable.

Au moment où nous éprouvons l’urgence de disposer d’une pensée structurée afin d’argumenter notre action, il apparaît que notre implication, à la mesure de son objet, est traversée de logiques discontinues, paradoxales et confuses.

Il y a une crise du concept qui produit ce sentiment de crise indépassable.

Mon sentiment est que beaucoup de travailleurs sociaux de ma génération ( formée au cours des années soixante dix ) négligent - pour ne pas dire dénient – cette crise du concept.

Ils font comme si les manières de faire et les manières de dire des années soixante dix, étaient définitives et valides en l’état pour toujours.

Telle est la marque des périodes de transition que la pensée y est en panne et qu’on ressente le besoin de se rebiffer contre cette panne en s’agrippant au passé et en l’idéalisant.



Il existe cependant une hétérogénéité de positions des travailleurs sociaux face au changement.

Certains considèrent que le nouveau cadre légal tend à fournir une méthodologie au travail social qui contribuerait à le rendre plus intelligible et ouvert sur l’extérieur. D’autres semblent en revanche penser que le nouveau cadre légal dénature sa logique propre, sa singularité exigeant un fonctionnement confidentiel.

Ces deux postures ne sont en fait pas si opposées qu’il ne semble ; il y a une raison à défendre le principe d’une clôture - le sens ayant besoin d’une intériorité et d’une intimité suffisamment garantie pour se condenser et se développer - il y a aussi une raison à formaliser et rationaliser une pratique pour laquelle existe particulièrement le risque de l’inefficience, de la répétition et de l’opacité.



Le véritable enjeu actuel est par conséquent de prendre appui sur la contrainte du changement afin de réactualiser la façon de penser le travail social en associant sa raison éthique et sa raison technique, et non en les opposant.

Pourtant, la mis en opposition radicale de ces termes trouve souvent plus de crédit que la perspective d’une articulation entre démarche clinique et management technique.

C’est ce que j’appelle crise du concept. L’ancien refusant si j’ose dire d’épouser le nouveau, se sentant nié par lui et le niant en retour.

Je voudrais montrer comment cette articulation entre démarche clinique et management du projet permet d’accéder à une identité du travail social en rapport avec le contexte global ; et comment au travers de la notion de projet, l’équipe pluridisciplinaire apparaît comme une instance en position de « maître d’ouvrage ».



Epistémologie du projet



Pour les travailleurs sociaux, le véritable enjeu est de se construire une force d’argumentation pour soutenir chaque fonction clinique dans l’institution – éducative, pédagogique, sociale, thérapeutique – et leur synthèse pluridisciplinaire.

Cette notion de synthèse clinique pluridisciplinaire est elle-même essentielle pour la construction pertinente du projet individualisé de l’usager.

Dans cette perspective, il y a dans l’esprit comme dans la lettre de la loi du 2 janvier 2002 la justification d’une clinique institutionnelle, à condition de repérer l’exigence de cohérence collective que suppose la mise en œuvre d’une pratique du projet, du contrat et de l’évaluation.



Ce n’est pas – de mon point de vue - parce que l’outil du travail social doit se redéfinir dans ce nouveau cadre qu’il est à priori menacé dans son fondement clinique.

Je pense plutôt que l’exigence de résultat que représente la construction du projet dans ses trois dimensions complémentaires - projet individuel, projet de service et projet d’établissement – mobilise logiquement le travail clinique.

La clinique est avant tout la démarche de connaître ce qui est en train de se passer et d’y donner sens à partir d’hypothèses qui tiennent compte d’un faisceau d’observations aussi large que possible.

En ce sens la synthèse clinique réalisée par l’équipe pluridisciplinaire produit un résultat qualitatif qui constitue le point de départ du projet individualisé.

La nature transitoire du projet ne retire en rien sa valeur de résultat clinique, car il s’agit toujours d’une étape dans un processus dynamique - d’un état du projet à l’autre - correspondant au mouvement même du développement de la personne.

L’obtention de ce résultat dépend nécessairement d’un dialogue entre l’usager, sa famille et l’équipe, et à l’intérieur de l’équipe elle – même.

Les sémioticiens diraient que, dans le cadre d’une épistémologie du projet, la clinique intègre une dimension dialogique qui modélise le lien professionnel et lui confère sa logique interdisciplinaire.

Sur le plan du dispositif, la position technique de l’équipe relativement à la prise en charge est formalisée dans la réunion appelée synthèse, suivi de projet ou clinique - peu importe.

Cette position technique est le résultat des échanges sur la base des différentes restitutions cliniques dans l’équipe. Ce résultat devient ensuite objet intermédiaire présenté, discuté et négocié avec l’usager et sa famille dans la perspective d’aboutir au contrat de prise en charge.

On peut dire que cet enchaînement apparaît comme une règle formelle pour le travail social qui est par ailleurs confronté aux règles informelles des groupes.



On sait qu’entre la loi du législateur et la loi du groupe il existe un hiatus. Le dit formel de la loi doit s’intégrer au sens commun pour apparaître finalement comme véritable organisateur psychosocial.

Un objet législatif non intégré dans le groupe demeure démocratiquement inapplicable, alors qu’une loi implicite – dont le modèle exemplaire est la loi du silence – fonctionne parfaitement du fait précisément de ne pas se déclarer.

Le problème essentiel du travail social aujourd’hui est la rencontre entre la contrainte explicite de formalisation du projet et la contrainte implicite interne au groupe – ses coutumes, son leadership informelle et les luttes d’influence dont il résulte.

L’épistémologie impliquée par la loi 2002 constitue une véritable révolution culturelle dont le pivot est la notion de projet individuel mise en position d’objet contractuel.

Le projet constitue de cette manière une pièce à valeur juridique dont la signature détermine pour l’usager le droit à sa prise en charge et pour l’établissement son habilitation à réaliser cette prise en charge.

Cette articulation entre clinique et juridique ouvre à une logique de management à la fois technique et participatif qui caractérisera sans doute le travail social pour un bout de temps.

Concrètement, le processus se déploie autour de l’axe de la réunion de synthèse selon l’enchaînement suivant :

- préparation de la réunion de synthèse avec l’usager et sa famille

- présentation de sa clinique par chaque praticien concerné par l’usager

- élaboration pluridisciplinaire de ces résultats

- construction des hypothèses définissant la problématique de l’usager

- définition de la position technique de l’équipe en fonction de ces hypothèses

- rédaction de cette position pour en présenter les termes formalisés à l’usager et à sa famille

- discussion de cette position avec l’usager et sa famille, formalisation du projet individuel

- signature du projet ouvrant droit à la prise en charge

- suivi du projet et réajustement entre synthèses.



On voit là clairement comment le processus – qui peut connaître des variantes selon les établissements et les services - implique nouvellement les travailleurs sociaux, à la fois individuellement et collectivement.

L’enjeu n’étant pas plus aujourd’hui qu’hier une affaire de « méthode » à priori, mais bien une question de politique institutionnelle garantissant la parole interdisciplinaire ; la mauvaise politique consistant à mettre la méthodologie de l’organisation en lieu et place d’une conception de la pratique au lieu de les articuler.

Comme le faisait remarquer Hannah Arendt ( H. Arendt, 1954 ) il ne s’agit pas seulement de savoir comment fonctionne quelque chose, mais au nom de quelle principe on le fait fonctionner. Sans quoi on tombe dans la situation du fonctionnement auto référé : dans cette forme moderne de tyrannie appelée bureaucratie.



Effectivement le risque est grand aujourd’hui de voir la partie prise pour le tout, à savoir le management mis en position de principe de l’action alors qu’il n’en est qu’un moyen.

Mais il est tout aussi dangereux de conférer à priori au management le rôle symbolique d’un mauvais objet ; démarche par laquelle on se précipite dans ce qu’on dénonce – l’idéologie – dont l’effet est dans tous les cas de valider un principe d’aliénation de la pensée.

Le véritable enjeu est de définir une conception du travail social qui soit référée à ce qui en fait le sens depuis la profondeur de son mythe jusqu’à l’histoire particulière de chaque association gestionnaire, de chaque établissement, de chaque équipe. Restant à charge de chaque professionnel de s’intéresser à ce qui de sa propre histoire l’a poussé dans ce métier.

Le sens des pratiques ne peut procéder que de la liaison entre ces contextes lointains et proches, objectifs et subjectifs, il se rattache aujourd’hui à la logique de nos sociétés hyper industrielles en crise de décroissance.

Ce mouvement d’investigation n’est pas intellectuel ou esthétique ; il répond à la nécessité de disposer d’une représentation de ce qui nous organise, qui fait loi inconsciente pour le groupe et pour chacun dans la logique de son propre positionnement professionnel.



Transfert générationnel



Il devient par conséquent inévitable de penser quelque chose de ce qui a organisé nos représentations de travailleurs sociaux formés au cours des années 70 et qui aujourd’hui sont en position de céder un héritage en termes de principes, de méthodes, de savoir être et de savoir faire.

Notamment, il s’agit de ne pas céder à la tentation de faire passer pour argent comptant nos conceptions fétichisées ainsi que les idéalisations protectrices de notre narcissisme.

La critique par nous - mêmes de nos valeurs et fonctionnements est le seul véritable héritage que nous puissions laisser comme démarche assumée de recherche et de vérité.

Il s’agit bien, en ce qui concerne l’objet de cet héritage, de l’analyse même des transferts qui nous impliquent et que nous impliquons.

Les travailleurs sociaux connaissent bien les impasses du transfert qui fixent un enfant à un symptôme.

Il en va de même à l’échelle d’une génération de professionnels.



C’est ce que j’ai commencé à comprendre, lorsque psychologue dans un Institut de Rééducation ( actuellement I.T.E.P. ) au début des années 80, j’avais soutenu la nécessité d’élaborer l’exercice institutionnel de l’autorité dans la perspective de ce que j’avais appelé une pédagogie de la loi pour des adolescents difficiles en carence de repères socio éducatifs.

Cette proposition s’était alors heurtée à l’incompréhension et à la résistance de la part de l’équipe.

Mon idée était que ces jeunes, chacun selon sa problématique particulière, n’avaient pu accéder au « mode d’emploi » qui leur aurait permis de tramer leur pulsionnalité dans le jeu social.

L’axe central de ce mode d’emploi me paraissait concerner le rapport à la loi dont la défaillance ou la distorsion constituait le véritable organisateur du symptôme dont le jeune était porteur, mais dont la partie immergée concernait la famille dans ses dimensions actuelle et généalogique.

Il me semblait que le problème de ces adolescents n’était pas tant de vivre une crise d’adolescence - même difficile - que de ne pas pouvoir entrer dans cette crise faute de repères oedipiens utilisables.

Ils ne réagissaient pas, comme le font les adolescents « ordinaires » au deuil de leur position infantile, mais plutôt au fait de ne rien pouvoir perdre faute de disposer de quelque chose à perdre ( un vécu antérieur consistant et structuré.)

Car pour se séparer il faut avoir expérimenté des liens suffisamment contenants et organisateurs et pouvoir s’appuyer sur une véritable expérience infantile.

On ne pouvait donc pas mettre en avant une « doctrine de la castration symbolique » sans leur donner les moyens de faire l’expérience d’un attachement et d’un repérage oedipien ; la loi s’apprend, s’intériorise, au travers du lien dans un groupe capable de contenir et d’organiser ce lien. Telle était l’idée de base de la pédagogie de la loi.

En fait les jeunes pour lesquels le placement avait « réussi » était ceux devenus capables d’organiser une véritable crise d’adolescence à leur sortie car ils avaient finalement pu construire au cours de leur placement une part d’enfance jusque là restée dans les limbes.

« Part d’enfance » étant à comprendre non pas comme un épisode d’épanouissement sans frein, mais comme l’expérience permettant l’intrication des registres sensoriel, perceptif, pulsionnel, de l’affect, de la représentation de chose et de mots, puis de l’abstraction. Selon la proposition théorique de Bion ( W.R. Bion, 1983 ).



L’établissement devait se concevoir comme le contenant et l’organisateur de ce processus soutenu par les médiations appropriées. Processus rendant possible l’intériorisation de la loi sur ses deux versants : symboliquement castrateur d’une part, protecteur et permettant la reprise de construction de la sécurité de base d’autre part.

Il fallait, par exemple, ne pas hésiter à reprendre, en les adaptant, des techniques éducatives habituellement utilisées avec des enfants qui entrent dans la phase de latence.

Comme le font les enseignants du cours préparatoire en sur cadrant le groupe et en définissant avec précision les limites des moments informels.

Il s’agissait globalement et en détail de mettre en scène la loi au niveau de l’organisation du quotidien, comme j’en avais trouvé le développement dans l’ouvrage de Pierre Legendre « L’inestimable objet de la transmission » ( P. Legendre, 1985 ).

Je m’aperçois aujourd’hui que ma motivation à soutenir cette élaboration théorico pratique tenait à ma dissociation progressive et angoissante d’avec la mentalité de groupe de l’équipe dont je faisais partie comme psychologue.

Le moteur qui me faisait penser et écrire était l’impossibilité d’élaborer l’exercice institutionnelle de l’autorité.



Je repense à ces choses anciennes parce qu’au fond j’ai éprouvé bien plus tard - à la lecture des contenus techniques de la lois 2002 - une forme de soulagement en constatant que quelque chose venait là faire tiers et apporter une axiologie aux pratiques en travail social.

Car à vivre dans un univers professionnel sans autre obligation que les contraintes posées aux équipes par les symptômes des usagers, on découvre que c’est bientôt le symptôme qui finit par faire loi.

Or, en l’occurrence, le symptôme majoritaire des jeunes pris en charge à l’Institut de Rééducation entrait en collusion avec un élément central de la mentalité du groupe professionnel - la haine de l’autorité faisait partie à la fois du symptôme des usagers et de l’idéologie des soignants.

Hannah Arendt, avec une remarquable compréhension anticipative des logiques sociales aujourd’hui visibles en Europe avait montré, dés 1954 dans son ouvrage traduit en français sous le titre « La crise de la culture », comment la haine de l’autorité fait le lit du totalitarisme.

Voici ce qu’elle dit : « … presque tout le monde reconnaîtra qu’une crise de l’autorité, constante, toujours plus large et pus profonde a accompagné le développement du monde moderne dans notre siècle. » et, plus loin, « Le symptôme le plus significatif de la crise, et qui indique sa profondeur et son sérieux, est qu’elle a gagné des sphères prépolitiques, comme l’éducation et l’instruction des enfant, où l’autorité au sens le plus large a toujours été acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise autant par des besoins naturels, la dépendance de l’enfant, que par une nécessité politique : la continuité d’une civilisation constituée, qui ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent en étrangers. »



Il est remarquable que la thématique du mouvement de Mai 68 ait induit une opposition radicale des termes loi et liberté ; en méconnaissance de cet élément originel de la morale politique occidentale dont Jacqueline de Romilly rappelle la naissance il y a 2500 ans dans l’Athènes du V° siècle. « Le terme de loi, dit – elle, deviendra le symbole même de la liberté démocratique dans l’Athènes du V° siècle. Autrement dit les deux idées de loi et de liberté resteront étroitement unies chez tous les auteurs de ce siècle » ( J. de Romilly, 2006 ).



Ceci pour en arriver au point d’aboutissement de cette réflexion : à la question de ce qui vient régler l’articulation entre loi groupale et liberté de parole dans l’équipe pluridisciplinaire, notamment en ce qui concerne la réunion de synthèse qui est le cœur de la construction du projet individuel, comme nous l’avons vu.



Réglage d’une parole clinique



Rappelons que, comme tout groupe, l’équipe pluridisciplinaire tend à obéir à des lois internes de dominance, de territorialisation, à un système toujours mouvant d’alliances et d’oppositions, à un système de signes déterminé par son usage propre du langage commun ( Y. Bar-Hillel, 1954 ).

Ces réalités en mouvement sont à prendre en compte comme des organisateurs internes qui se combinent avec les déterminants externes.

René Girard a fait, tout au long de son œuvre, l’étude anthropologique d’un facteur de base de la subjectivité humaine qu’il a appelé « rivalité mimétique » ( R. Girard, 2007 ).

Ce facteur génère la violence humaine et, secondairement, l’ensemble des moyens dont l’humanité tente de s’en protéger : les lois, règles, rituels et institutions.



Aucun groupe ne peut prendre consistance sans une organisation et un réglage de la violence potentielle relevant de la rivalité mimétique qui consiste à désirer ce que l’autre possède.

Désir du désir de l’autre au travers de ce qu’il a, et finalement désir inconscient d’être l’autre et de retourner à l’indifférencié.

Le problème fondamental de l’être humain c’est l’identité en tant que résultat d’un mouvement psychique de séparation – individuation ( M. Mahler, 1975 ).

De cette logique la psychanalyse nous a appris que le rapport à soi est l’effet d’un rapport à l’autre. Ce qui est inconsciemment inadmissible pour le névrosé et effectivement inadmissible pour le psychotique et le pervers.

Pour faire face aux effets de cette structure, les humains ont opposé à la loi endogène de la rivalité mimétique la loi exogène référée à un principe tiers : religieux dans les sociétés archaïques, juridique dans les sociétés modernes ( P. Legendre, 1985 ).



Dans le cas d’un groupe dont la vocation est de répondre à des exigences professionnelles, l’absence de règles internes formalisées et appliquées, tout comme l’absence de regard externe sur le fonctionnement, constituent des inconvénients majeurs en ce sens que rien ne pourra s’opposer aux flambées de rivalité mimétique qui seront toujours mises au compte du « conflit de personnes ».

Ce sont ces mêmes conflits, finalement organisés en système, qui masquent la carence de conception, d’organisation et de tiers institutionnels, et constituent très exactement le symptôme de cette carence.

Pour cette raison les conflits endémiques dans une équipes finissent par apparaître aux regard de chacun comme ce qui donne sa réalité à la situation de travail.

Dans ces équipes en échec d’institutionnalisation de leurs pratiques, le conflit est fétichisé.

On peut dire qu’à ce titre il y est adoré du fait de constituer une ressource toujours disponible d’excitation anti dépressive en même temps qu’un organisateur clanique informel.

Le conflit interpersonnel est tout ce qui reste comme processus organisateur au sein d’une équipe qui a perdu ou ne s’est jamais donnée des principes formalisés de fonctionnement. Ce qui explique que le groupe y tienne comme facteur même de son identité.

Les élaborations qui se réalisent dans de telles conditions sont des constructions « pseudo ». Une pseudo équipe – en fait des clans rivaux en recomposition permanente – s’agite dans une activité pseudo clinique débouchant sur de pseudos projets.

On parlera alors de « malaise dans l’institution », tout en désignant la victime émissaire dont le sacrifice permettra de décharger la tension, comme l’explique René Girard dans son ouvrage « La violence et le sacré » ( R. Girard, 2003 ).



La réunion de synthèse est l’instance où ces processus de rivalité risquent de se déployer le plus âprement du fait d’un manque ou d’un affaiblissement des règles de prise de parole.

La parole elle – même devient l’enjeu des influences concurrentielles, de l’émergence ou du renforcement d’un leadership informel, du détournement d’un territoire institutionnel en territoire privé, d’un fonctionnement explicite en fonctionnement implicite.

Les travailleurs sociaux savent bien que dans ce cadre c’est par la parole et sur la parole que s’exercent les pressions.

Il s’agit par conséquent de tenir compte du fait que plus cette parole est à priori ouverte et libre dans le groupe, ce qui doit être le cas pour la parole clinique, plus elle est fragile et demande d’être produite dans des conditions qui en garantissent formellement l’intégrité - c’est à dire son dégagement des enjeux d’influence.



Le fonctionnement même de la réunion doit permettre de contrôler relativement cette tendance toujours présente pour les professionnels de venir en synthèse pour occuper une position, défendre une opinion pré constituée, chercher à avoir raison.

De mon point de vue, admettre le débat dés le début de la réunion aboutit à la dégradation voire à la confiscation de la parole clinique au profit de la parole rhétorique.

Il s’agit plutôt, par la règle du tour de parole, de garantir en première partie de réunion que chaque clinicien engagé dans un travail spécifique, ou une expérience de prise en charge quotidienne avec l’usager ou sa famille, puisse dire tranquillement sa clinique.

En réalité, dire la clinique est un exercice narratif délicat, difficile, engageant subjectivement. Il n’est possible que si la valeur en est reconnue par tous les participants à commencer par les professionnels en position hiérarchique.

Je constate qu’une fois que chaque participant a dit sa clinique dans une ambiance accueillant sa parole, les grandes lignes de la problématique de l’usager et de sa situation émergent et peuvent alors être discutées directement dans le groupe en deuxième partie de réunion.

Toutes les clinique sont indispensables. Je rappelle encore une fois ce que disait François Tosquelles : Lorsque une fonction – éducative, pédagogique, thérapeutique – domine les autres, c’est alors un cancer qui se développe dans l’institution.

Une petite observation que nous avons faite récemment dans une réunion de synthèse éclaire la logique contenue dans cette formule.



Un dysfonctionnement de l’information concernant l’heure d’une synthèse a eu comme conséquence le fait que trois professionnels sont arrivés en s’échelonnant, largement après le début de la réunion, alors qu’on ne les attendait plus.

La présentation échelonnée de ces cliniques nous a montré in vivo, comment chaque nouvel apport modifiait significativement la conclusion.

Il y a donc eu dans cette synthèse, involontairement expérimentale, trois conclusions successives. Chacune procédant d’une composition différente de l’équipe pluridisciplinaire.

Le premier enseignement de cette petite expérience est que notre réunion avait sans doute mal fonctionné du point de vue de l’information, mais qu’elle avait en revanche bien fonctionné du point de vue de la parole clinique. Ce que met en évidence le fait que chaque présentation clinique a effectivement infléchi la conclusion pluridisciplinaire.

Première règle donc : une synthèse dans laquelle un seul participant n’a finalement pas pu présenté sa clinique ne doit pas être validée. Il faut la refaire.

Cette règle doit être garantie par le représentant de la direction présent obligatoirement à la réunion.

Chaque établissement, chaque service, chaque établissement développe des principes et une technique propres concernant la réunion de synthèse.

En ce qui concerne le type d’animation il n’y a pas de généralisation possible. Le rôle des psys, par exemple, varie beaucoup aussi bien selon des facteurs théoriques ou de style d’intervention, qu’en ce qui concerne la disponibilité quantitative.



En conclusion



Les travailleurs sociaux ont a tenir compte de cet outil de plus en plus central dans leur pratiques qu’est l’équipe pluridisciplinaire.

Ils ont aussi à tenir compte du fait que l’équipe existe à l’intersection de deux ordres de réalité : les logiques du contexte, et les logiques groupales informelles qui font qu’un groupe est à la fois un être et un théâtre de passions.

Cet outil de conception et de formalisation d’un matériel pour le projet exige que son fonctionnement soit pensé, organisé et garanti institutionnellement.

Dans mon exposé, je n’ai pas développé le chapitre des modalités de rencontre, d’élaboration et de négociation avec l’usager et ses responsables légaux. C’est ce qu’on appelait, il n’y a pas si longtemps, le suivi des familles.

La qualité de cette rencontre famille-usager-équipe dépend directement de la qualité de la synthèse qui l’a précédé. Mais cette rencontre obéit à des règles propres qui doivent aussi être discutées et définies afin d’utiliser dynamiquement pour la prise en charge le matériel provenant de la synthèse. J’aborderai ce point dans un prochain texte.

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