La substitution à l'Etat social de la ''Famille providence''
Charles Ségalen
(11/03/2011 03:30)
Sous couvert de loi 2002-2 - mettre l'usager au centre du dispositif - la réforme de la protection de l'enfance s'est évertuée à reconsidérer le rôle des familles, leur participation devant être recherchée. Comme si ce souci ne commandait pas déjà les pratiques, y compris judiciaires quand le magistrat « doit toujours s'efforcer recueillir l'adhésion de la famille à la mesure envisagée » (1958). Si la loi du 5 mars 2007 entend le formaliser autrement, c'est au sens de poser cette adhésion comme alternative une ''judiciarisation'' réputée galopante [1] et, en soi, déresponsabilisante pour les parents. Cette nouvelle forme d'adhésion - ce ''parler contrat'' - assorti de sa menace de saisir le juge des enfants, « substitue aux rapports de subordination des rapports obligatoires de coopération » (Chauvière). Il n'est pas sans lien avec le ''qui paye décide'' d'une certaine décentralisation [2], pour mettre le conseil général en position de juge et partie.
Le constat de ce dévoiement n'est pas réservé à quelques réfractaires au Progrès. Catherine Sultan, présidente de l'association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), constate que la réforme « conduit à cantonner le juge des enfants dans un rôle coercitif : celui d'autorité pouvant passer outre l'accord des titulaires de l'autorité parentale, et non plus de garant des droits et devoirs des parents dans le sens de la protection de l'enfant, de ses conditions d'éducation et de son développement. Le juge des enfants est plus qu'un arbitre entre l'administration et les justiciables : une courroie de transmission du projet que se fixe notre société se fixe pour l'enfance en difficulté ». Témoignant de nouvelles tensions entre les cellules de traitement des informations préoccupantes et les parquets du fait d'une amplification des différences d'appréciation, la magistrate fait état de difficultés rencontrées par les travailleurs sociaux avec leur encadrement et d'une recrudescence des saisines tardives conduisant à des placements rapides dans des conditions plus dégradées. De son côté Damien Mulliez, sous-directeur de la PJJ, observe qu'« une partie des questions soulevées par la nouvelle partition entre protection administrative et protection judiciaire touche aux identités professionnelles. Les professionnels doivent travailler sans support judiciaire même dans des situations de danger avéré. La notion d'adhésion est au coeur de cette redéfinition des champ d'intervention. C'est elle - et non plus le danger - qui semble marquer la frontière théorique entre protection administrative et judiciaire ». Pour Didier Leseur, directeur général adjoint de l'ODAS, « le verbe ''adhérer'' semble particulièrement équivoque : pour de nombreuses familles franciliennes interrogées dans le cadre d'un accueil de jour multifamilial, ''adhérer'' paraît signifier ''se soumettre à quelque chose que l'on ne comprend pas, que l'on a pas discuté''... » [3].
On lisait déjà dans le Nouveau dictionnaire critique d'action sociale (2006), sous la plume de Michèle Créoff, directrice générale adjointe chargée du pôle Enfance et Famille au Conseil général du Val-de-Marne : « Le principe de déjudiciarisation de la protection de l'enfance semble acquis, sans qu'il ait jamais été clairement énoncé, ni élaboré à partir d'une évaluation du dispositif. (...) Celui-ci vient questionner la primauté entre le droit des parents à exercer leur autorité parentale et le droit de l'enfant à la protection. (...) La primauté de la protection de l'enfant sur tout autre droit ne peut exister que si les garanties procédurales (indépendance de l'autorité décisionnelle, existence de voies de recours, débat contradictoire) existent. Si le dispositif administratif territorialisé devient la réponse principale à la protection de l'enfance, ces garanties qui organisent le respect des libertés individuelles n'existent plus. Le risque de constitution d'une police administrative n'est donc pas à négliger. L'institution du contrat de responsabilité parentale qui permet au président du conseil général de suspendre les prestations sociales, le projet de loi qui permet au conseil général d'accueillir, pendant 72 heures, sans autorisation des parents, les mineurs, dans des situations de danger grave et manifeste, en sont l'illustration. Paradoxalement, la famille n'a jamais été autant à l'honneur dans la définition du dispositif de protection de l'enfance (...) Le texte du projet de loi signe la construction du dispositif autour de la place des parents et non plus de l'enfant. La protection de l'enfant (...) s'efface. Il n'est ainsi fait aucune mention de l'intérêt de l'enfant, sujet de droit, qui peut être incompatible avec l'intérêt de ses parents. (...) La famille est sacralisée ».
_____________
[1] Ce que démentent les statistiques : sur les dix années précédant la réforme, le pourcentage d'enfants à protéger signalés au parquet est respectivement de 55, 57, 60, 59, 57, 56, 56, 57, 58 et 60 % (source ODAS) ; entre 1994 et 1998, note le rapport Naves-Cathala (2000), le nombre d'enfants confiés à l'ASE sur décision du juge des enfants a baissé de 1 % ; entre 2000 et 2004, il a baissé de 3 % (source DRESS).
[2] « Les mesures d'assistance éducative sont ordonnées par le juge hors de toute saisine de l'aide sociale à l'enfance, qui devra pourtant en assumer le financement », regrette le rapport De Broissia (L'amélioration de la prise en charge des mineurs protégés, 2005).
[3] Ces trois citations sont tirées de Protection de l'enfance. Un nouveau rapport aux familles ?, ASH, 10 septembre 2010.
La substitution à l'Etat social de la ''Famille providence''
Charles Ségalen
(11/03/2011 03:30)
Le constat de ce dévoiement n'est pas réservé à quelques réfractaires au Progrès. Catherine Sultan, présidente de l'association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), constate que la réforme « conduit à cantonner le juge des enfants dans un rôle coercitif : celui d'autorité pouvant passer outre l'accord des titulaires de l'autorité parentale, et non plus de garant des droits et devoirs des parents dans le sens de la protection de l'enfant, de ses conditions d'éducation et de son développement. Le juge des enfants est plus qu'un arbitre entre l'administration et les justiciables : une courroie de transmission du projet que se fixe notre société se fixe pour l'enfance en difficulté ». Témoignant de nouvelles tensions entre les cellules de traitement des informations préoccupantes et les parquets du fait d'une amplification des différences d'appréciation, la magistrate fait état de difficultés rencontrées par les travailleurs sociaux avec leur encadrement et d'une recrudescence des saisines tardives conduisant à des placements rapides dans des conditions plus dégradées. De son côté Damien Mulliez, sous-directeur de la PJJ, observe qu'« une partie des questions soulevées par la nouvelle partition entre protection administrative et protection judiciaire touche aux identités professionnelles. Les professionnels doivent travailler sans support judiciaire même dans des situations de danger avéré. La notion d'adhésion est au coeur de cette redéfinition des champ d'intervention. C'est elle - et non plus le danger - qui semble marquer la frontière théorique entre protection administrative et judiciaire ». Pour Didier Leseur, directeur général adjoint de l'ODAS, « le verbe ''adhérer'' semble particulièrement équivoque : pour de nombreuses familles franciliennes interrogées dans le cadre d'un accueil de jour multifamilial, ''adhérer'' paraît signifier ''se soumettre à quelque chose que l'on ne comprend pas, que l'on a pas discuté''... » [3].
On lisait déjà dans le Nouveau dictionnaire critique d'action sociale (2006), sous la plume de Michèle Créoff, directrice générale adjointe chargée du pôle Enfance et Famille au Conseil général du Val-de-Marne : « Le principe de déjudiciarisation de la protection de l'enfance semble acquis, sans qu'il ait jamais été clairement énoncé, ni élaboré à partir d'une évaluation du dispositif. (...) Celui-ci vient questionner la primauté entre le droit des parents à exercer leur autorité parentale et le droit de l'enfant à la protection. (...) La primauté de la protection de l'enfant sur tout autre droit ne peut exister que si les garanties procédurales (indépendance de l'autorité décisionnelle, existence de voies de recours, débat contradictoire) existent. Si le dispositif administratif territorialisé devient la réponse principale à la protection de l'enfance, ces garanties qui organisent le respect des libertés individuelles n'existent plus. Le risque de constitution d'une police administrative n'est donc pas à négliger. L'institution du contrat de responsabilité parentale qui permet au président du conseil général de suspendre les prestations sociales, le projet de loi qui permet au conseil général d'accueillir, pendant 72 heures, sans autorisation des parents, les mineurs, dans des situations de danger grave et manifeste, en sont l'illustration. Paradoxalement, la famille n'a jamais été autant à l'honneur dans la définition du dispositif de protection de l'enfance (...) Le texte du projet de loi signe la construction du dispositif autour de la place des parents et non plus de l'enfant. La protection de l'enfant (...) s'efface. Il n'est ainsi fait aucune mention de l'intérêt de l'enfant, sujet de droit, qui peut être incompatible avec l'intérêt de ses parents. (...) La famille est sacralisée ».
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[1] Ce que démentent les statistiques : sur les dix années précédant la réforme, le pourcentage d'enfants à protéger signalés au parquet est respectivement de 55, 57, 60, 59, 57, 56, 56, 57, 58 et 60 % (source ODAS) ; entre 1994 et 1998, note le rapport Naves-Cathala (2000), le nombre d'enfants confiés à l'ASE sur décision du juge des enfants a baissé de 1 % ; entre 2000 et 2004, il a baissé de 3 % (source DRESS).
[2] « Les mesures d'assistance éducative sont ordonnées par le juge hors de toute saisine de l'aide sociale à l'enfance, qui devra pourtant en assumer le financement », regrette le rapport De Broissia (L'amélioration de la prise en charge des mineurs protégés, 2005).
[3] Ces trois citations sont tirées de Protection de l'enfance. Un nouveau rapport aux familles ?, ASH, 10 septembre 2010.