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Il en est des institutions comme des Travaux d’Hercule.

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Fabienne Potherat

mardi 17 novembre 2009

« Il s’agit, en réalité des limites de la connaissance humaine, et ne croyez-vous pas que

si on établit des frontières artificielles, par cela même, nous portons un coup décisif à l’idée que l’on peut se faire de l’infini de la pensée ?

En limitant le mouvement progressif, on contribue au mouvement dégressif, nous reculons. »

A. Tartovski,  Solaris.

Il en est des institutions comme des Travaux d’Hercule.

Notre texte s’inscrit dans notre recherche entre les champs croisés de la mythologie et de la psychanalyse, au carrefour de ces inconscients universels et singuliers, collectifs et individuels. Notre étude peut s’entendre sous ce questionnement  :

Comment pouvons-nous comprendre la pertinence de l’institution, à l’intérieur de laquelle est une forme qui s’érige et se tient, et sans laquelle les actions créatives que nous menons, notamment dans le secteur médico-social, ne verraient sans doute jamais le jour ? Devenir membre de la société requiert, de la part de l’individu, des alignements de conduite, que ce soit au niveau de ses besoins ou de ses valeurs morales. De ce fait, les acteurs que nous sommes ne se révèlent-ils pas être les garants schizophrènes d’un modèle et d’un sacrifice ? A l’instar de la commande des Travaux faits à Héraclès par les dieux qui président à sa destinée, l’institution instrumente le travail de réflexion de ses « héraults » sur eux-mêmes pour mener à bien ses propres desseins…

Sans cette matrice,  carcan des lois et des règles qui les contient et les nourrit, se con- porteraient-ils différemment ? Le refoulement est-il la solution à la contrainte institutionnelle ? La psychanalyse n’est-elle devenue elle-même une institution puisque, d’après Freud : «  La théorie du refoulement est le pilier sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse  »…

A l’origine du mythe

Hercule est le nom latin d’Héraclès. En Grèce, il se nomme à l’origine Alcée («  puissant  ») ou Palaemon («  lutteur  »).

Simple gardien de troupeaux, couvert de la peau de lion du Trétos qu’il vient de tuer et dont la gueule ouverte lui sert de casque, il « endosse » par ce premier combat et travestissement, les attributs du héros à la gloire toute locale. Cependant dans la symbolique grecque, le lion représente bien plus qu’un prédateur ou un douillet paletot : c’est une saison de l’année composée de trois ou quatre animaux (lion, chèvre, serpent, ours ou taureau) telle une chimère. Le lion dans  Les Baccantes  d’Euripide est une étape importante de transformation liée au culte de Dionysos. Le lion est dans le  Zarathoustra  de Nietzsche, l’un des quatre fidèles animaux du prophète et sert la métamorphose de l’esprit :  “ L’esprit ici se change en lion, il veut conquérir sa liberté et être le maître dans son propre désert ”  1  

Le vacher, bien bâti, se révèle être « Héraclès », élu à la « Gloire d’Héra », nom mycénien d’Héra-Junon en latin, déesse-lune primitive du mariage et de la fécondité, à laquelle son existence et sa renommée parmi les hommes sont désormais liées : «  Tu ne t’appelleras plus Palaemon ! Phoebos Apollon te nomme Héraclès car par Héra tu obtiendras une éternelle renommée.  » lui annonce l’oracle implacable de la Pythie de Delphes.

Curieux « marrainage » que celui de la déesse conspiratrice. Nous apprenons qu’elle empêcha sa naissance d’Alcmène, sa rivale, mais qu’elle devint la nourrice de son rejeton… 

Signe céleste : hors du sein perfide une traînée de lait traversa les ténèbres, et ce fut… la « Voie Lactée » annonçant la destinée peu commune de l’enfant divin 2 . Plus tard, la même tracassière et ambiguë Héra fut dépitée par la vigueur et les exploits de l’adolescent, car sa taille, sa force et son courage surpassaient ceux des autres jeunes hommes de son âge. Elle le mena à la folie en lui faisant sacrifier ses neveux et six de ses propres enfants. Il en les jeta une nuit dans un grand feu.

Cependant, force est de constater qu’en pleine maturité, il est protégé d’une cohorte de dieux prestigieux : Hermès, Apollon, Athéna, Héphaïstos et Poséïdon dont il reçoit dans l’ordre : une épée, un arc et des flèches lisses garnies de plumes d’aigle, un plastron d’or, des cuissardes et un casque de bronze, une massue, une paire de vigoureux chevaux. N’est-il pas né demi-dieu par son père Zeus, dont il reçoit en guise de feuille de route, un magnifique bouclier serti d’or et de pierres précieuses, « que rien ne pouvait entamer » 3  ?

C'est donc bardé de cette panoplie de grand guerrier, attirail clinquant dont il n’a cure – il préfère aller à l’épreuve du Panthéon, pieds nus, armé de sa propre massue taillée dans un olivier sauvage et couvert de sa peau de lion fétiche comme seule armure – que notre héros s’engage sur sa destinée et que s’annoncent les Douze Travaux, d’Hercule-Héraclès commandés par Eurysthée 4 , son cousin et maître à penser, en réparation, croit-on, du massacre des innocents. Ce sont là les prototypes des travaux au service de l’intérêt général.

dix Travaux + deux

Quelle est la teneur de ses Travaux imposés,   « c'est-à-dire de ses combats rituels et de ses exploits magiques » 5  . Dans l’ordre :

« Héraclès accomplit ses Dix Travaux en l’espace de huit ans et un mois, mais Eurythée qui n’avait compté ni le second ni le cinquièm , lui en infligea deux autres  » 6  :

Nous remarquons que la plupart des injonctions sont liées à son métier de bouvier, de rassembleur de bêtes sauvages ou à un combat entre l’homme et l’animal, les autres servent à s’approprier un trésor ou s’arroger d’une puissance.

Nous pouvons en déduire que ces contrats engagent Héraclès dans un dépassement de lui-même. Ce mythe apporte à notre entendement bien autre chose que les faits d’armes d’un mercenaire à la solde des dieux ou les exploits d’un guerrier en manque d’aventures ou de sensations fortes. Les mythes, en général, nous donnent à penser la quête initiatique d’une vérité ou d’un idéal, que doit trouver un futur roi, à l’instar d’Œdipe, de Jason, d’Ulysse, Arthur ou même Don Quichotte... Nous retrouvons les thèmes récurrents du sacrifice, de l’exil, de l’errance, de la soumission aux dieux, du mariage, de l’aide d’un compagnon, de la quête et du retour.

L’histoire singulière du héros est, au premier niveau de lecture, prosaïque et interroge le sens commun, le monde phénoménal (Kant). Elle peut s’appuyer sur des lieux, des évènements et des personnages réels pour en garantir la transmission orale, sa narration légendaire, mais elle est aussi codée et symbolique au second niveau, elle fait appel à nos sens métaphorique et poétique, au monde nouménal. Cet hermétisme allégorique garantit le secret qui peut se révéler, car « un secret non partagé est un secret mort ». 7

Nous retenons ce double aspect du mythe dont le langage, en tant que construction sémantique et composition imagée, est la condition nécessaire à sa transmission. Une lecture apaisée monte ainsi à la surface d’une œuvre porteuse d’un sens commun, en réalité, elle est beaucoup plus complexe et tourmentée. La folie et la force surhumaine servent à tuer les membres de sa famille puis le sacrifice animal remplace le sacrifice humain. En allant se mesurer aux bêtes sauvages, Héraclès s’éprouve à ses propres monstres…

A la lisière du symbolique : le fumier

Pour notre étude comparative qui prend comme hypothèse que ce mythe herculien a à voir avec les institutions, nous ne retiendrons qu’un seul des Douze Travaux, soit le cinquième :

«  Curer les écuries d’Augias en un seul jour  ».

Notons que c'est l’un des deux Travaux qui ont « compté pour du beurre » pour le héros…mais qu’il ne sont pas des moindres.

Notons encore que ces deux Travaux ont en commun d’être en rapport avec l’eau.

Symboliquement l’eau-d’en-haut  8 , qu’elle soit courante ou stagnante, est présidée par les prêtresses, gardiennes des sources( les Danaïdes), des déesses : de la lune (Sémélé, Aphrodite), de la terre (Gaïa), des récoltes (Déméter), d’un dieu : des pâturages (Dionysos). En associant ces intercesseurs nous obtenons l’idée d’une continuité entre la fertilité (Héra), l’abondance des récoltes (Coré), le commerce florissant (Hermès) et l’enrichissement personnel (Athéna).

A l’époque pré-hellénique, comme de nos jours, les bonnes récoltes et les bonnes affaires sont liées au bon courage et rude besogne des hommes mais aussi au bon vouloir des dieux . La légende diluvienne du dieu en colère nous rappelle cet asservissement et la nécessaire purification du monde temporel ainsi nivelé.

Est-ce de ces deux conditions dont il est question à travers le cinquième de ces « Travaux » ?

Qui était Augias ? Augias, fils Hélios (soleil, fils d’un Titan), roi d’Elis, était l’homme le plus riche de la terre, par le nombre de têtes de son cheptel et la fécondité des bêtes. Il est noté :

Cette charge est à mettre en parallèle avec celle de «  Capturer le taureau de Crête  », de «  Ramener le troupeau de Géryion  ». De même ces Ecuries, semble évoquer le huitième des Travaux : «  Domestiquer les juments sauvages de Diomède  ».

Le nombre de chevaux d’Augias ne nous est pas révèlé, mais nous apprenons que ses Ecuries sont immenses et « dans un état de saleté répugnante » et ne sont plus nettoyées depuis si longtemps qu’une odeur pestilentielle règne sur tout le Péloponnèse.

De même : « les pâturages de la vallée [où paissent les taureaux sauvages] étaient recouverts d’une couche si épaisse de bouse et de crottin qu’on ne pouvait guère les labourer pour y planter du grain. »  9  Héraclès propose de curer les box en une journée en échange d’un dixième de son troupeau. Parce que la chose est impossible à réaliser, le marché est conclu, en présence de Phylée (chef de tribu) fils aîné d’Augias, juge et témoin. Aidé de Iolas, son neveu, il perce deux brèches dans l’enceinte des Ecuries puis dévie le cours de deux fleuves coulant en amont. Ainsi les excréments sont emportés et les eaux, en continuant leur cours, nettoient en aval les champs infertiles.

Héraclès utilise la  métis , l’idée rusée, la ruse au service de l’intelligence, héritée de son père Zeus, « maître de l’idée » 10  au lieu d’épuiser sa force et son énergie. Il contourne ainsi la pénibilité de la tâche : les odeurs nauséabondes, la charge des paniers de bouse et de crottin, la répétition de l’acte. En cela, il rénove le principe du héros mythique souffrant et payant de sa personne physiquement. Sir John Fraser cite une légende scandinave appelée « la Patronne » : un accesseur à la royauté, un prince désirant se marier avec la fille d’un géant, doit d’abord nettoyer trois étables, mais à chaque fourchée enlevée, dix reviennent…

Analysons notre mythe :

- En nettoyant l’accumulation des déchets qui ne produisent rien de bon, Héraclès prépare la terre pour être ensemencer à nouveau, ce qui est conforme à la loi grecque :

«  Le pâturage des troupeaux sur des terres en jachère est interdit dans un grand nombre de baux anciens  ».  11  

Nous savons que cet engrais aide à la germination lorsqu’il est répandu en peu d’apport et mélangé, mais que son amoncellement ou sa grande concentration brûle la terre. Le savoir-faire ( la  teknê  d’Aristote), la mesure et la méthode, voire la sagesse des « habitants du pays » priment sur force d’un seul homme.

Analysons l’objet de la commande : nettoyer, libérer

Nettoyer

Le tas de fumier des Ecuries

A l’intérieur

Animaux domestiqués

La graine contenue dans le foin

contenue dans la déjection

Fermentation

Puanteur

La sagesse de Iolas

Les eaux des fleuves Alphée et Pénée

Purifier

Fertilité de la terre

La semence

Principe de vie

Le fumier contient en lui la plante

Microcosme

Nettoyer

Le crottin sur les pâturages

A l’extérieur

Animaux sauvages

Déjections

Stagnation

Le soleil (Hélios)

La sécheresse  12

Accumulation

La croûte

Jachère

Infertilité des cultures

Principe de mort

stérilise la graine, la terre entière

Macrocosme

 

Iod  : germe et principe de l’Unité, indifférenciation, moi/ Tout

Un germe à la lumière de laquelle le héros s’accomplit

Dans la Bible, « le grain de Sénévé », ce  Iod  dans le cœur, est le germe enveloppé dans le fruit qui annonce le Sauveur, le Messie.  13  En Inde, le cœur est le centre de l’être, sa cité intérieure divine ( Brahma-pura ), équivalent à la « Jérusalem céleste », dont la fonction est de garantir la vie au corps, et au cours de l’existence de libérer le point caché pour le rendre manifeste.

« L’Atmâ (l’esprit divin) qui réside dans le coeur est plus petit qu’un grain de moutarde, plus petit qu’un grain de millet, plus petit que le germe qui est dans un grain de millet ; cet Atmâ qui réside dans le cœur, est aussi plus grand que la terre, plus grand que l’atmosphère, plus grand que le ciel, plus grand que tous les mondes ensemble. » 14

Nous notons dans ce cinquième des Travaux, la relation entre l’extrême petitesse du monde inférieur (le germe contenu dans la graine contenue dans le foin contenu dans le fumier contenu dans les Ecuries, etc.) et l’extrême grandeur liée au monde supérieur des dieux (Héraclès le puissant, fils de Zeus, père des dieux et des hommes, Hélios, fils d’un Titan, l’immensité de la tâche à accomplir, etc.). Nous pouvons dire que ce qui sous-tend cette co-existence entre le microcosme et le macrocosme, c'est le principe du  Iod caché en soi, entre transcendance et immanence, conciliés ainsi dans l’unique synthèse de l’union des contraires, comme si dans ce mythe tout objet, évènement ou structure avait son opposé  déjà   en lui.

La graine se développe sous terre, devient une plante aérienne qui accueille les eaux et nourrit les bêtes qui elles-mêmes par leur déjection nourrit la terre qui accueille en son sein la graine, etc. Quelque chose se fige dans ce processus qui se produit à l’intérieur (symbolisé par les Ecuries) comme à l’extérieur (les pâturages). La puissance brutale du héros est transcendée dans l’action par la force (sagesse et l’harmonie), elle devient l’énergie vitale et libère sinon la graine, la grandeur de l’âme en germe.

Dans la Bible, entre la germination et la récolte, nous retrouvons cette transformation :

«  Ils briseront leurs épées pour en faire des socs

et leur lances pour en faire des serpes. » 15

Dans ce mythe, comme dans beaucoup d’autres, cet alignement de la nécessité humaine à la Justice divine naturelle, passe par un grand vide, ( thohû) , un chaos, ( Kaos ), et aux passages des eaux, (le Déluge de Noé). Ce principe existe ici par le passage des dieux-fleuves Alphée «  boue   blanchâtre  » 16 , l’argile purificatrice et Pénée, «  du fil  »  17 … Nous voyons que le rapprochement et l’utilisation conjointe de ces deux fleuves qui dévalent la pente souillée ne sont pas anodins.

Le héros classique doit remonter à la source ou descendre pour traverser d’une rive à l’autre, par le passage d’un gué ou d’un pont, le courant vers l’embouchure de la mer. La rivière en Inde est considéré comme un flux céleste, l’axe du monde qui descend vers la terre. L’eau-d’en-haut. Dans la Kabbale hébraïque, la rivière de vie, irrigue les canaux séphoriques et influence du monde d’en-haut vers le monde d’en-bas.

Notre héros grec détourne, renverse, le sens du courant de ces deux fleuves afin de purifier les Ecuries d’Augias et le territoire d’Hélios. 18  Nous pouvons en conclure que sa seconde naissance 19 , Héraclès agreste inaugure la création d’un avatar, ( Avatari  : traverser) qui possède la puissance divine pour inverser le cours du temps et des saisons, et ce, avant la tombée du jour, c'est-à-dire avant la disparition d’Hélios. Nous savons que le culte d’Hélios, comme en Egypte, est dédié au dieu solaire de l’éternel recommencement et renaissance (vie-mort). Il advint lorsque Zeus détrôna Kronos (temps cyclique).

« La voie du pèlerin est représentée comme un voyage en rapport avec une rivière symbolique de la vie et de la mort » 20

Par ce mythe du grand nettoyage, nous sommes en présence de ce qui s’arrête, se fige avant la venue du symbolique. La nuit tombant force à imaginer le jour levant. Sans projection, nous abandonnons la faculté d’agir, de choisir sa destinée, de créer, ne plus pouvoir ou vouloir aller au-delà, c'est la mort assurée par l’immobilité, la fixation à la torpeur, à l’engourdissement , à « l’encroûtement »...

Pour Thomas Hobbes, l’effort : le «  conitus  » est ce désir, (Apollon-Eros) ce mouvement solaire vital : plus nous désirons, plus nous agissons et plus nous réalisons notre être profond. Notre but est de nous hausser au-dessus de soi-même, d’en finir avec le monde des apparences trompeuses. Ne plus s’engager sur ce qui est au-delà de ses forces, ( Übermacht ), mais utiliser son esprit et sa sagesse, sa  métis , pour réaliser sa puissance d’être, son être en germination, en latence…

Hésiode dans sa « Théogonie »  21  nous indique cette transformation de l’homme mortel au dieu immortel en distinguant trois Héraclès :

« Et Acmène, elle enfantait Héraclès le Violent

de son union de bonne entente avec Zeus rassembleur de nuages. »

(de l’enfant du grand Zeus et d’Héré aux sandales d’or)

fit son épouse vénérée, sur l’Olympe neigeux

bienheureux qui, sa grande œuvre accomplie, habite

parmi les immortels, soustrait à tous les fléaux et à la vieillesse pour toute la suite des jours.  »

Le paradoxe du héros, c'est d’être aidé, mené et malmené, des dieux pour se libérer de la  Dikè , justice et joug des Lois de la nécessité pendues au-dessus de la tête des mortels.

Gardien des troupeaux qui souillent la terre, Héraclès devient un grand guerrier puissant qui inonde les terres ennemies pour les rendre infécondes, puis ce « Sauveur » qui rend les terres asséchées à nouveau fertiles pour nourrir ses troupeaux… Il y a là, osons-nous dire, matière à réfléchir sur ce dépassement de soi, que Nietzsche nomme «  Übermensch  », servant à révéler l’être, à se surpasser pour ne pas avilir l’homme à sa condition, l’homme voué à la permanence.

Il existe un hexagramme chinois qui correspond bien à cette allégorie : l’hexagramme  Xiong  «  les stagnations qui vont contre la fécondité  ».

Ce signe est composé de :

qui est la marche régulière (Yin-yang, l’harmonie des opposés) du faucheur dans son champ de céréales. 22

Et il est complété par :

qui est le trou, réceptacle de la graine, mais aussi le lieu de la putrification du blé.

Tout est question de mesure et de sagesse. Sans le mutable, la fixité empêche les potentialités d’advenir sur le cercle du recommencement temporel du temps, celui des saisons et par le cycle éternel de l’âme.

Instituer ou tuer

Nous devons distinguer l’institution des institutions.

1 - «  L’institution, du latin : Instutum, in–stutum, in instutuo, établir, est liée à quelque chose de novateur par une création, une fondation, une érection. Action d’instituer, d’organiser.

Etablir, son contraire : abolir.

Une institution, c'est aussi un établissement privé ou public d’éducation, (école).

- Les institutions :

Autre définition :

«  Du latin : Instutio, fondation, méthode, instruction.

Terme polysémique appartenant au domaine :

Triple fonction des institutions : socialisation, contrôle, régulation. Notion de code, de contrainte, de sanction.  » 24

Une organisation stable

Pour Maurice Hariou les institutions sont des groupements humains dominés par une idée d’œuvre commune à accomplir suivant ces cinq phases :

  1. une idée d’œuvre est lancée par quelques individus
  2. cette idée se propage et un groupe de gens aspire à sa réalisation
  3. dans ce groupe s’élève un pouvoir qui s’empare de la domination pour réaliser l’entreprise
  4. un débat s’engage et débouche bientôt sur une définition des rôles et des statuts,
  5. enfin cette organisation devient une institution après une assez longue durée de rapports pacifiés en son sein, chacun ayant cru y trouver sa place.

Pour une composante plus imaginaire et symbolique, nous devons citer Cornelius Castoriadis. Pour lui, une institution est l’organisation d’une horde sur un territoire.

Elle y exerce un droit illicite et y impose un fondement illégitime. La raison, elle-même devient instituée.

Nous envisageons les institutions comme un fondement stable et ordonné par l’ étos  et le  nomos,  un ensemble des lois qui tiennent et maintiennent une habitude, une coutume une conduite intérieur devenant une morale, un ensemble de mœurs respectables Ce fondement moral serait contraignant. Pour Jean-Jacques Rousseau, les préjugés et les institutions humaines altèrent les penchants naturels, les instincts. Giorgio Agemben note que pour Hésiode, le  nomos,  est le pouvoir qui divise la violence et le droit, qui sépare le monde animal instinctif et le monde humain raisonné. A l’inverse les vers de Pindare semblent, en première analyse, dénoncer le principe de souveraineté, entretenant la confusion, tel un nœud, le droit s’imposant par la violence :

« Le nomos de tous souverain

Des mortels et des immortels

Dirige d’une main entre toute puissante

En justifiant le plus violent

J’en juge d’après les œuvres d’Héraclès.  » 25

Les institutions s’organiseraient autour de lois et de normes définissant le comportement approprié et attendu de chaque individu dans la vie sociale, perdant peu ou prou de leur violence. Chaque citoyen doit être à sa place et tenir son rang. Elles conduiraient, dès lors, leurs œuvres en légitimant ce droit à la contrainte.

En Grèce, c'est l’ensemble des lois contingentes ou arbitraires qui régissent une cité. Platon distingue de ce fait deux  polis  : celles des hommes et celles des dieux.

Au nom d’un principe souverain

«  La Loi règnera et non les hommes  » prévient Platon. L’homme,  par nature , cultive une âme à l’unité complexe, car l’instance rationnelle, qui se détermine par rapport au bien, au juste, cohabite avec l’instance irrationnelle (la recherche du plaisir et la fuite de la douleur). La loi est une disposition, un cadre de compromis sans lequel l’homme ne peut satisfaire ses plus intenses intérêts (peurs, plaisirs, douleurs, désirs)…

Pour Platon, dans son  Protagoras , la loi, tyran des hommes, fait violence à la nature ( phusis ). Inséparable de l’activité de régulation qui les tient et les maintient, elle exige de ses sujets-otages d’en connaître la prescription, de s’y conformer, de s’y contraindre sans la moindre variance. Un affaiblissement des normes institutionnalisées serait, d’après E. Durkheim, une anomie, qui, par cette carence en règles, servirait un mauvais ajustement, une déviance, un dysfonctionnement, une non intégration, voire une mise en péril des structures sociales et de leurs applications. Cet épuisement de l’ordre institutionnel entraînerait une ptôse de l’exigence de l’autonomie ainsi acquise pour l’individu au sein de la collectivité. Pour Durkeim, l’autorité morale est aussi réelle que les forces physiques punissant une conduite déviante…mais l’institution en tant que structure, cadre et fonctionnement est « une chose », un fait social, observable, dont il faut tenir compte si on s’intéresse aux croyances et aux modes de conduites produites par la collectivité.

«  Sauver la doctrine crée par la loi, à travers l’éducation  (…) est une forme minimale de contrainte pour apaiser les instincts premiers, pensent les Sophistes… Sans les institutions, l’homme serait un jouet entre les mains des dieux, marionnettes sujettes au perpétuel étonnement ( thauma ). 26  De ce fait, Marcel Mauss y projette une fonction biologique, vitale.

Les deux questions qui se posent dès lors sont :

A l’instar d’Héraclès, jusqu’où pouvons-nous, respecter les obligations que les lois institutionnelles, posées bien avant nous, nous imposent ?

Comment être l’acteur de nos responsabilités, face aux obligations que nous servons vaillamment, sans être l’auteur des contraintes auxquelles nous sommes soumis ?

Il s’agit pour un bon citoyen d’intégrer et d’assimiler de façon autonome, en intériorisant et en introjectant, le meilleur comme le pire, de pouvoir s’adapter aux situations et à la variabilité des circonstances, sans s’émouvoir, pour fonder, maintenir et orienter le lien social, notamment à travers le  logos  partagé. Etre un bon citoyen à Athènes, c'était avant tout changer de nom : renoncer à celui du père, du  gènos , pour prendre celui du dème ( démota) .

A l’origine, le dème attique de la tribu Egéïde situé sur une colline au nord d’Athènes, la colline était considérée comme le tertre d’une tombe familiale, lieu élevé, où se rassemblait la tribu patriarcale pour célébrer ses morts. Le dème devient  démos  « le peuple », une division territoriale et unité administrative qui rassemblent un ensemble de citoyens politiques, militaires, religieux, rattachés à cette division, à cette unité. Le dème rural correspond avec le territoire de la cité. Le dème politique est celui du lieu de la Constitution, l’ensemble des citoyens de dème fonde ainsi la démocratie. 27  

Contraints loin de leurs penchants naturels, triviaux, les hommes deviennent des  citoyens  « forgés de toutes pièces » 28  fixés, contenus, dans leur comportement. Devenir membre de la société requiert, de la part de l’individu, des sacrifices, et des alignements de conduite, que ce soit au niveau de ses besoins ou de ses valeurs morales.

Nous avons pour exemple notre Héraclès violent, préparé, armé par les dieux, changeant de nom et de lieu, prêt à en découdre avec des bêtes fantastiques et un tas de fumier, pour finalement filer doux et s’en aller cueillir des pommes…

Giorgio Agemben, citant Platon par Hölderlin, nous indique que ce principe souverain qui régit notre conduite intérieure ne serait pas un pouvoir suprême au-dessus du droit et de la justice des hommes ou des dieux, mais il serait au «  plus haut, fondement de la connaissance  » ( nomos basileus ) et il ne s’agirait nullement de justifier la violence mais bien de «  faire violence au plus juste  »  29  . Est-ce la Loi conforme à la nature antérieure de l’homme ? Héraclès partageant la  métis  de Zeus, n’a besoin ni d’armure, ni de plumes d’aigle, ni autres colifichets, car sa quête est de s’éprouver jusqu’au terme, dont le but est à la connaissance.

(…)  au final, ce sont nos connaissances (et non la manières dont nous apprenons qui vont influencer la tournure de notre vie, et même le genre de personne que nous devenons. De notre cerveau émergent notre singularité, nos goûts et nos divers talents. La manière de les utiliser fait partie de l’aventure qui nous conduits à être nous-mêmes. Un long cheminement qui n’emprunte aucun raccourci et qui ne doit écouter que sa propre volonté. Il n’y a pas de définition de vie bien vécue, et il n’existe pas une seule façon de bien utiliser son esprit.

Comme l’a dit le physicien prix Nobel Richard Feynman : «  Vous n’êtes pas responsable de ce que les autres aimeraient que vous fassiez. Je ne suis pas responsable de ne pas être celui qu’ils voudraient que je sois : c'est leur erreur, pas la mienne  ». 30

Nettoyer ou refouler ?

Le renoncement à la conduite déviante et la régulation de la violence ouvre le refoulé au passage du conscient,  a contrario  ce cinquième des Travaux, qui est de repousser l’immonde fixé, prend une valeur de filtre apodictique de l’inconscient. En psychanalyse, la fixation est liée au refoulement.

Verdrängung : Fixation 

« Action de faire reculer ou de repousser quelqu’un ou quelque chose (refuser l’accès à un pays, à une enceinte particulière).

Pour Freud, le refoulement désigne le processus visant au maintient dans l’inconscient de toutes les idées et représentations liées à des pulsions et dont la réalisation productrice de plaisir, affecterait l’équilibre du fonctionnement psychologique de l’individu en devenant source de déplaisir (…) 31

Il existe bien une répulsion à admettre un aspect pénible de la réalité (Otto Rank) et c'est sur ce mécanisme primaire d’inhibition (Nietzsche), puis de défense que Freud s’engage, sur ce qui deviendra la théorie du refoulement, ce dernier étant le noyau originel de l’inconscient.

Par sa lettre à Fliess, datée du 6 décembre 1896, Freud définit le refoulement lié au déplaisir comme un défaut de certains matériaux  a priori  utilisables qui n’accèdent pas à la conscience. Puis, dans une autre lettre, du 14 novembre 1897, Freud   précise à Fliess ses idées sur les zones érogènes infantiles qui ne sont plus à l’âge adulte, source de décharge sexuelle : la région anale. (…) ».   La décharge de déplaisir serait alors : «  une sensation interne analogue au dégoût ressenti dans le cas d’un objet perdu dont le souvenir dégage la même puanteur que l’objet actuel. De même que les organes sensoriels se détournent des objets puants, le préconscient, la compréhension consciente de la réalité, se détourne du souvenir et donne lieu au refoulement. »

Le refoulement est un processus dynamique servant à inhiber le développement du déplaisir. L’objet refoulé «  est un moyen terme entre la fuite  [réponse appropriée aux excitations externes]  et la condensation  ». Le refoulement devient cet «  élément important  » dans  l’Interprétation des rêves  notamment par le surmoi.

«  La théorie du refoulement est le pilier sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse.  » 32

Freud distingue :

  1. le refoulement « après-coup », lors d’un traumatisme,
  2. le refoulement originaire et sa fixation dans l’inconscient,
  3. le retour du refoulé dans les créations, formations inconscientes (rêves, lapsus, actes manqués, symptômes et angoisses).

Puis, en seconde topique, dans «  Moi et Ça » , le psychanalyste viennois lui donne un moyen autre de se révéler à la conscience :  « Le refoulé n’est nettement séparé du moi que par les résistances du refoulement, tandis que par le Ça , il peut encore communiquer avec lui.  » et il ajoute que bien que toute la pulsion ne soit pas éducable du moi à la place du Ça   doit advenir. Victoire de la raison sur les pulsions…

Ne sommes-nous pas là en co-présence de la vocation des institutions et du travail titanesque de refoulement qu’opère symboliquement Héraclès sur ses objets puants, pris entre le modèle et le sacrifice à tenir ?

C'est ce que semble entrevoir, à sa façon, Paul Diel, lorsqu’il écrit :

«  Il importe de distinguer deux aspects du symbole d’Héraclès : le héros combattant de l’esprit et l’homme banal menacé par la débauche (…) c'est en séparant ces deux thèmes du mythe qu’il sera possible de comprendre leur fusion finale dans le symbolisme de la victoire.  » 33

Nous savons que le héros, après de multiples morts et résurrections, vainqueur de ses épreuves met fin à sa vie en se jetant dans le feu du volcan Œta, où il retrouve symboliquement ses petites victimes sacrifiées, dème de l’Enfer dont il ne revient pas, comme s’il ne pouvait séparer ses parties duelles ou les fusionner, ni renoncer à les accorder. N’oublions pas que celui qui le met sur le chemin de la victoire se nomme Eurysthée, celui « qui contraint à reculer très loin »… 

Le retour au chaos, dans le feu de la discorde, est la menace réelle du retour du refoulé impossible à tenir, fixée à la contrainte, et de cela, aussi, il en est des institutions comme des travaux olympiens.

Fabienne Potherat, doctorante en psychanalyse, UPV, Montpellier III.

Novembre 2009.

email : fab.potherat@laposte.net

1  (…)  L’esprit du lion lui dit “Je veux”,  W. Nietzsche,  Ainsi parlait Zarathoustra , chap.  Les trois métamorphoses , Le Livre de Poche, Sarthe, 1983, p. 30.

2  Cf . Hygin,  Astrologie poétique,  II.43, Erastotène.

3  R. Graves,  Les Mythes grecs , La Pochothèque, 122.  f,  p.701.

4  Ethymologiquement le nom Eurysthée signifie : « qui contraint à reculer très loin »… 

5  R. Graves,  op.cit.,  p.704.

6   idem , p. 771.

7  Claude Delay,  Une ferveur tragique Marina Tvsetaeva , Plon, 1997.

8  L’eau d’en-bas, le fleuve-nymphe Styx (détestée, cf. R. Graves), (L’Horreur, cf. Hésiode) est la voie souteraine empruntée par les défunts et les ombres, est présidé par l’Hadès.

9  Apollodore, II. 5.5, Pausanias, V, 1, 7.  in  R. Graves,  op. cit . p. 724, b.

10  Hésiode,  Théogonie, La naissance des dieux , trad. A. Bonnafé, Rivages Poche, France, 1993, v. 56, p.57.

11  H. Mitchell,  L’Economie de l’ancienne Grêce in  R. Grave,  op. cit.,  p. 726.1.

12  Dans la symbolique grecque, comme en astrologie moderne, Hélios est lié au Lion, c'est la saison de l’été.

13  Jérémie, XXIII, 5,  La Bible de Jérusalem , trad, Ecole biblique de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Lonrai, 1999, p. 1416.

14   Chândogya Upanisha , 3e Prapâthaka, 14e Khanda, shruti 3,  in  René Guédon,  Symboles de la science sacrée , NFR Gallimard, 2002, pp. 414-415.

15  Isaie, I, 2-4,  La Bible de Jérusalem op.cit.,  p. 1289.

16  Alphée, «  boue   blanchâtre  » serait l’argile blanche dont s’enduisaient la face les prêtresses lors des rituels lunaires liés à la récolte de l’orge perlé. D’autre part, « Alphito était la déesse du Grain Blanc sous la forme d’une truie. », in R. Grave,  op. cit ., p. 135. 2.

17  Ce dieu-fleuve de Thessalie est lié au tissage. Nous renvoyons à Clothô, la fileuse au fuseau de la Nécessité, une desTrois Parques qui président à la destinée des hommes, de leur vie et de leur mort, Platon,  in République, l’épreuve de l’Au-delà : récit du Pamphilien Er , X, 617,c, 620e.

18  Dans sa jeunesse, Alcée- Héraclès avait usé de ce stratagème ingénieux dans sa bataille contre les Minyens.

Il bloqua les grands canaux d’irrigation pour inonder la terre à blé de ses ennemis, qui devinrent des marais improductifs.

19  Héraclès est naît de Zeus ursurpant les traits d’un mortel pour féconder Alcmène 3 nuits durant... Pendant cette union Hermés, sur ordre de Zeus, demande à Hélios d’éteindre les feux solaires, de dételler son char des Heures et de rester chez lui le lendemain…Hermès demande enfin à la Lune de se déplacer lentement et au sommeil (Hypnos) d’engourdir le monde…” Retiens la nuit…

20  R. Génon,  op. cit ., p. 323.

21  Hésiode,  op. cit ., v. 310 à 318, p. 85 et v. 943, p. 149.

22   Yi-King , Albin Michel, p. 829.

23   Dictionnaire Petit Larousse illustré , 2007, France 2006, p. 586.

24  Dictionnaire de sociologie, p.95.

25  Pindare, Fragment 169, trad. Boeck, Giorgio Agemben, in  Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue,  Seuil, Lonrai, 1997, p.39.

26  Platon, Livre I des Lois, 644d7,  La République,  IV, 430.

27  Article :  Démocratie  : «  Régime politique où la souveraineté est exercée par le peuple.  », Dictionnaire Hachette, France, 1996, p. 523. Les citoyens prennent la parole sur les affaires de la cité ( polis ). Article  Dème , Dictionnaire le Robert, A. Rey, p. 313. et Dictionnaire Bailly de Langue française, p. 1115.

28  Aristote,  Politique  III, 1, 1275a6.

29  G. Agemben,  op. cit.  p. 40-43.

30  Daniel Tammet,  Embrasser le ciel immense, le cerveau des génies , trad. Par l’auteur et J. Tabet, éd. Les arènes, France, 2009, p.48. L’auteur de ses lignes est un autiste dit « Asperger », de haut niveau.

31   Art. Refoulement, Dictionnaire de la psychanalyse , nouv. éd. aug., sous la co-direction E. Roudinesco et Michel Plon, Fayard 1997, p. 900.

32  S. Freud,  Cinq leçons sur la psychanalyse , trad. Y. Le Lay, Petite Bibliothèque Payot, France, 1997, p. 80.

33  Paul Diel,  Le symbolisme dans la mythologie grecque , éd. Payot, pp. 205-206.

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