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SUBLIME-ACTION

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Joseph Rouzel

mardi 14 juillet 2009

SUBLIME-ACTION

« Plus nous sommes proches de la psychanalyse amusante, plus c’est la véritable psychanalyse. Par la suite, ça se rodera, ça se fera par approximations et par trucs » Lacan, Séminaire I , Les écrits techniques de Freud, p. 91

Sublime–action. Il est question de sublimation, d’un passage sous l’oblique, sub-limis : qui s’élève en pente, d’où : haut, suspendu en l’air. Terme que l’on doit aux alchimistes. La sublimation, que les alchimistes arabes nomment joliment « le grand vent du sud », désigne le procédé d’élévation de la matière, du mercure, du souffre, etc en un élément plus subtil.

Le plus connu c’est la transmutation du plomb en or. Notons que ces opérations s’accompagnent pour l’alchimiste d’une élévation parallèle de l’esprit, du corps et de l’âme: seul un cœur pur peut produire ces transformations.

Freud qui s’est intéressé à la question et reprend le terme sublimierung pour désigner, comme l’écrit le Petit Robert : « un processus par lequel la pulsion sexuelle déplace son but sexuel initial vers un autre but, visant des objets socialement valorisé ». Le Petit Robert ne s’est pas foulé, c’est exactement la définition que donnent Laplanche et Pontalis dans leur célèbre Vocabulaire de la psychanalyse .

La sublimation c’est donc un déplacement, un détournement, une dérive, un shunt de la pulsion vers des objets socialement valorisés. Travailler, aimer, créer, qui ont fait l’objet du séminaire en résument assez bien le mouvement. Plusieurs termes entrent en jeu : pulsion, but, objet. Nous avons là deux des quatre caractéristiques à partir desquelles Freud donne les coordonnées de la pulsion et de ses avatars. Avatar traduit plus justement que « destins » dans l ’article de la Métapsychologie : « Triebe und Triebschicksale ». Si Schicksal désigne bien le destin, le mot en français rend mal l’idée des différentes pistes que peut emprunter la pulsion pour s’ex-pulser. « Avatar », c’est le mot qu’avait proposé Lacan. Avatar comme les différentes figures que peut prendre un dieu dans la mythologie indienne. On parle de Vishnou et de ses avatars. Cela situe plus précisément la pulsion dans son accrochage à la représentation. Puisque Freud définit en 1905 dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité , la pulsion comme « point limite entre le somatique et le psychique » Pour le dire moderne il s’agit de cette ligature entre corps et parole, dont témoigne Pierre Legendre dans l’introduction de son maître ouvrage, Le crime du caporal Lortie . Et pour plus de précision on pourrait parler de « point d’assemblage » entre la chair et la parole qui vient de l’autre. 1 « Au début, il ya la parole. Et la parole a pris corps. » écrit Saint Jean de Patmos dans le prologue de son Evangile. Car nous avons été parlé avant même de parler. Freud ajoutera – je cite de mémoire – que c’est l’exigence imposé au corps humain par la civilisation. D’où en 1907, dans sa première conférence, cette définition de l’éducation comme « sacrifice de la pulsion ». « Les destins de la pulsion, écrit Freud, sont des modes de défense contre la pulsion ». Il y a donc bien dans la pulsion quelque chose qui se présente comme une attaque. La pulsion pousse à l’ex-pulsion, fait un trajet dans le monde qui fait le tour de l’objet, le frôle et rate son but, telle est la construction que Lacan en propose dans les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (p. 163)

Si la définition précédente de la pulsion ouvre sur deux éléments, but et objet, deux autres restent dans l’ombre, qui sont promu par Freud : la source et la poussée.

La poussée, dit Freud est constante. La pulsion, ça pulse, ça pulse et ça ne s’arrête pas. Quant à la source elle désigne ces lieux du corps que Freud nomme ra « zones érogènes », autant d’orifices comme lieux de communication s’il en est, par lesquels l’énergie pulsionnelle s’expulse.

Mais revenons à la source. Dolto m’a mis la puce à l’oreille sur une métaphore qu’elle emploie dans sa thèse de médecine, sans la déplier. La pulsion, dit elle c’est comme une source de montagne. Le terme de « source » est présent chez Freud, c’est donc une association qui produit cette métaphore.

Métaphore que j’ai déployé à ma façon selon le schéma paru dans mon ouvrage Parole d’éduc (p.109)

Comme on le voit sur ce schéma la sublimation est bien produite au niveau de l’inscription et de la reconnaissance sociale de l’énergie pulsionnelle par un détournement. Il s’agit du même processus que les travailleurs sociaux nomment : socialisation.

Si l’éducation, dans toutes ses composantes et variations, produit une inhibition quant au but, cependant tout de la pulsion, nous avertit Freud, n’est pas éducable, donc pas sublimable. Ça serait l’idéal. Mais c’est bien cet idéal éducatif qu’il nous conseille de laisser tomber en désignant l’éducation, dans la préface à Aïchhorn, en 1925, comme un des trois métiers impossibles, les deux autres étant : gouverner et soigner. Impossibles dans la mesure où ces activités humaines, qui participent à la sublimation, sont frappés d’un manque originel. En 1937, dans « Analyse finie, analyse infinie », Freud précise les raisons de cet impossible : « on peut être sûr dans ces métiers d’un résultat insuffisant ». Donc l’idéal politique, éducatif et thérapeutique en prennent un coup. Mais ce qui est visé c’est que cet impossible qui structure la pulsion empêche la totale conversion de l’énergie pulsionnelle. Cet impossible Freud le relie en 1929 dans Malaise dans la civilisation au fait que nous avons un corps, qu’il y a le monde et qu’il y a les autres, trois obstacles majeurs à la réalisation d’un bonheur absolu.

Du coup face à la volonté de jouissance, à l’exigence première de la pulsion de mort de trouver sa décharge par le chemin le plus court possible et dans un laps de temps le plus bref possible, ce pourquoi Freud emprunte à Fechner le terme d’« homeostasie », il y a un reste, ça ne fait pas le compte, ça ne colle jamais. Cet impossible, terme par lequel Lacan qualifie le réel, qui revêt les habits invisibles des objets @ (sein, fèces, regard, voix) comme autant de causes du désir ou de plus-de-jouir, produit un appel du côté de la jouissance, donc de l’excès, du débordement. La pulsion nous en sommes excédés. Si tout de la pulsion ne passe pas à la sublimation, où passe le reste ? Il passe nous dit Freud dans « le formations de l’inconscient » : lapsus, oublis de noms et de choses, actes manqués, passages à l’acte, fantasmes, rêves, symptômes. Ce mixte de vivant biologique et de langage qui constitue la pulsion passe au tamis du symbolique, et s’expulse, soit dans des formes socialement acceptables, soit dans des formes – plus précisément des formations, des gestaltung - plus énigmatiques, voire plus problématiques. Mais sublimation ou formations de l’inconscient constituent autant de figures où la pulsion s’avance masquée

C’est ce qui m’avait frappé en début d’année dans l’expression de Jean Tardieu : « Le tonnerre de la joie de créer ». Ce coup de tonnerre marquait bien dans son fracas la dimension du réel, donc de l’impossible. C’est aussi l’eurêka du chercheur. Quelque chose qui n’existait pas, une œuvre, une idée, jaillit soudain du néant, disons le, du réel, et déchire le voile des apparences pour produire un nouveau monde. Que cette déchirure qui zèbre le ciel prenne, pour le dire, les apparences du tonnerre et des éclairs, situe bien le ex-nihilo .

Il y a donc à la source de la sublimation un point de réel, qui est « sans souffle et sans lumière », pour emprunter un belle expression de Pascal Quignard, dans Tous les matins du monde. Il désigne ainsi les « états qui précédent l’enfance ». La source de la pulsion, ce trou et ce troumatisme qu’ouvre dans le corps le parasitage du langage, conduit à différentes dérives, dont les quatre discours, produits par Lacan dans l’Envers de la psychanalyse, constituent autant de modalités de traitement. La parole n’est pas sans jouissance. Si elle maintient le lien social tout en séparant les parleurs, elle n’est pas sans emporter sa dose de blabla. On peut se demander s’il y aurait une sublimation pure exempte de toutes les scories de la jouissance.

Léonard de Vinci va nous aider à tire ce fil. 2 Freud s’attache particulièrement à cet artiste italien dans Eine Kindheitserrinnerung des Leonardo da Vinci (1910). (Un souvenir d’enfance de Leonard de Vinci) Ce texte que je parcourrai à l’aide la main courante proposée par Lacan dans son séminaire sur La relation d’objet, pose toute une série d’énigmes.

Tout d’abord, comment se fait-il que Leonard qui toute sa vie ait peint la beauté féminine sous toutes ses formes, soit resté puceau ? Freud pour répondre à la question s’appuie sur le matériel clinique issu des écrits, des documents, des carnets de Leonard, pour expliquer la construction psychique dans l’enfance.

Son unique objet d’amour c’est sa mère, une mère seule et délaissée. C’est un enfant illégitime, sans père. Très tôt Leonard est animé d’un détournement de pulsion que l’on peut désigner comme scopique et épistemophilique. Il veut voit et savoir (voir-ça !). Cette voie de la pulsion que fraie Leonard il faut l’entendre comme une tentative d’issue à la jouissance de la mère, dans les deux sens du terme. Cette érotisation précoce non-médiatisée trouverait son déplacement dans le travail de création. Il s’agirait là d’une forme de délocalisation de la jouissance. Léonard est « affranchi des chaines de l’autorité » comme dit Freud, du fait de l’absence du père qui a pour fonction d’inhiber le désir quant à son but. Le but étant toujours incestueux, puisque pris dans le « retour à la mère » dont l’interdit de l’inceste barre le chemin tout en en désignant la jouissance absolue qui l’habite. La jouissance qu’il n’y a pas du fait de l’appareillage de l’être parlant au langage. Ce qui fait de la jouissance une substance négative, mais pas sans effet.

C’est sur cette base que Leonard déplie son talent scientifique et créatif. Mais l’absence du tiers paternel, et de l’obligation d’en faire appel à l’amour plutôt qu’à la jouissance, donc de consentir à la perte, à l’adolescence, lui fait mettre fin à « la démesure infantile » d’une façon bien paradoxale. En fait il renoue d’une certaine façon avec l’attachement erratique à la mère. En s’interdisant pratiquement tout acte sexuel il reste collé. Il s’abstient, mais au mauvais endroit.

S’en déduisent toute une série de difficultés quant à la réalisation de la sublimation. Au lieu de porter sur la jouissance, l’inhibition porte sur l’œuvre et sa réalisation. Notamment deux difficultés dégagées par Freud font symptôme :

- La difficulté qu’éprouve Leonard à finir une œuvre. La plupart de ses créations restent inachevées.

- l’extrême lenteur d’exécution.

En fait le chercheur animé de la volonté de savoir n’a jamais laissé entière liberté au créateur. Il est trop obnubilé, pas assez inhibé quant au but. Savoir, voir-ça serait se nouer à l’origine, se fondre dans l’origine de la question et la question de l’origine : retour à la mère. Or c’est bien d’un impossible à savoir, d’un trou dans le savoir que la sublimation peut se mettre en œuvre. Léonard est un homme plaisant, avenant, « enchanteur dans ses manières avec les autres, souligne Freud, maître du discours, enjoué et aimable envers tous » Et en même temps Freud souligne « la pénible lutte avec l’œuvre, la fuite infinie devant elle et l’indifférence à son destin ultérieur .» En reprenant un souvenir d’enfance où Leonard dans ses carnets dit qu’il se souvient qu’un oiseau un jour lui effleura les lèvres, Freud fait une erreur d’interprétation en pensant qu’il s’agit d’un vautour alors qu’on a vraisemblablement à faire à un milan. Evidemment tout le développement de Freud sur la symbolique du vautour chez les égyptiens, tombe, mais finalement ce débat est un peu l’arbre qui cache la forêt, car ceci n’invalide en rien le démonstration sa démonstration. Il désigne clairement ce souvenir d’enfance comme un fantasme de fellation, où l’aile de l’oiseau, le pénis et le sein maternel sont mis en série. Comme le précisera Lacan, au-delà du débat sur la nature de l’oiseau, c’est bien le mode de « relation du sujet à la mère phallique » (Lacan), qui reste fixé « à l’objet ardemment désiré, le pénis de la mère » (Freud), qui est en jeu.

A la fin de son séminaire sur La relation d’objet , Lacan fait un long commentaire sur Leonard en prenant appui sur le texte de Freud. Il estime que Léonard, résout sa phobie « par identification au désir maternel ». Il le rapproche du petit Hans dont il dit qu’il « est désormais un petit homme en puissance d’enfants, capable d’engendrer indéfiniment dans son imagination, et de se satisfaire entièrement avec ses créations. Telle dans son imagination vit la mère ». Collage imaginaire où le désir reste figé et s’épuise en vaines créations dont le moteur, sans perte de jouissance qui le puisse faire avancer, tourne à plein régime, mais à vide.

Leonard est donc l’objet d’une idéalisation « sinon d’une sublimation » prévient Lacan.

Il reconnaît bien à Leonard sa « capacité créatrice », il souligne son « inventivité », son « intuition », mais faute d’un nouage au symbolique, notamment par la voie des mathématiques, les découvertes de Leonard restent du domaine de la fiction et non de la science. Leonard, un auteur de science fiction ! L’ouverture à la science, qui pourtant préoccupe toute sa vie Leonard dans ses inventions de machines plus étonnantes les unes que les autres, exige pour Lacan, « une séparation du symbolique et du réel ». Du coup Leonard reste collé à la mère nature, il s’y complait et s’y noie.

« Leonard interroge cette nature pour aboutir à une confusion de l’imaginaire avec une sorte d’autre qui n’est pas un Autre radical…

Cet autre transforme le caractère radical de l’altérité de l’Autre absolu en quelque chose d’accessible par une certaine identification imaginaire (P 430) Il s’agit là d’une certaine prise de position du sujet par rapport à l’Autre absolu… la façon dont elle déplace le rapport radical et dernier à une altérité essentielle pour la faire habiter par une relation de mirage, c’est cela qui s’appelle sublimation » (P.431)

Donc la sublimation provient d’une naturalisation de l’Autre et sur le versant imaginaire, d’ « une inversion des rapports du moi et de l’autre » (P. 434)

Leonard reste coincé sur l’axe imaginaire a-a’.

Affirmation de Lacan que l’on peut entendre avec le schéma L :

D’où peut-être l’écriture en miroir dont use Leonard. Sans en passer par la perte du symbolique, la pulsion tourne en boucle dans l’imaginaire.

Lacan termine son séminaire cette année là par une interrogation : « celle de savoir si le processus que nous appellerons sublimation, ou psychologisation, ou aliénation, ou moïsation, ne comporte pas dans sa direction même une dimension corrélative, celle par laquelle l’être s’oublie lui-même comme objet imaginaire de l’autre. Il y a en effet pour l’être une possibilité d’oubli dans le moi imaginaire. » (P.435)

Bref Lacan nous met en garde contre la pente narcissique de la sublimation : on peut s’y croire et s’y croyant on se croit être. Le manque à être qui divise le sujet barre l’Autre, et en fait une instance qui n’existe pas Mais ce manque qui est de structure, lié à la facture trouée du langage, se voit toujours menacé dans la sublimation, de dénégation, voire de forclusion. Pas de pas tout, tel est l’impératif de jouissance qui s’attache aux basques de la sublimation. Cela peut prendre des formes diverses : virevoltage mondain chez certains ; accrochage à une production prolifique et pour tout dire envahissant l’espace pour d’autres ; voire volonté d’ériger un savoir sans faille.

C’est ainsi que Leonard - on en voit de nombreuses traces dans ses carnets - se voit pris par l’appétit du tout : tout savoir, principalement qui ne le quitte pas et l’assaille, comme une dérivée de la jouissance. « Ainsi tu acquerras la connaissance complète », écrit-il. Et dans une note sur l’anatomie « Toi qui juges préférable de regarder des démonstrations anatomiques que des dessins… alors que moi, pour en avoir une connaissance exacte et complète… pour arriver à l’entière connaissance ». Leonard veut expliquer le monde entier pour réduire toute faille, toute énigme, tout trou dans le savoir. D’où une série de comparaisons englobantes, totalisantes, où l’univers et son propre corps sont réduits à une seule entité . Ainsi quand il parle du « flux de la respiration comme lié à celui du flux et du reflux de la mer ». Retour à la mère, une fois encore.

Le regard de Leonard, pulsion scopique qui naît comme chez chacun d’une perte de jouissance logée dans l’œil, se sature de représentations incessantes. Il n’y aurait pas de perte. Léonard quoique séparé de la mère fait objection à cette séparation, un peu à la façon des toxicomanes. Son art prolifique, débordant, son activité de création incessante, montre une tentative jamais achevée sur le versant de la sublimation. Dans son art il se fait le porte-enseigne de la mère. Lisons attentivement ce passage des carnets : « Comment l’enfant respire et comment il est nourri par le cordon ombilical ; et comment une âme unique gouverne deux corps, comme c’est le cas lorsque la mère ayant eu une envie d’un aliment, l’enfant en porte le signe ». Une seule âme gouverne deux corps. Et l’envie de la mère s’inscrit dans le corps de l’enfant. Le développement de cette âme unique attachée à la mère va lui donner la voie de la peinture, comme ficelée à Dieu et à sa manifestation, la Nature. « En vérité, la peinture est une science et l’authentique fille de la nature, étant son rejeton. Pour m’expliquer plus exactement encore, nous l’appellerons la petite-fille de la nature par quoi furent enfantés toutes le choses visibles, d’où est issue la peinture. Nous pouvons donc à juste titre la dire petite-fille de la nature et parente de Dieu lui-même »

D’où une définition du savoir-faire du peintre : « L’esprit du peintre sera comme le miroir qui toujours prend la couleur de la chose reflétée, et contient autant d’images qu’il ya d’objets placés devant lui. Sachant, O peintre, que tu ne pourras exceller si tu n’as le pouvoir universel de représenter par ton art toutes les variétés de formes que produit la nature – et en vérité, tu ne le pourrais, si tu ne les vois et ne les retiens dans ton esprit. »

Notons que dans un premier temps Lacan lui-même définit la place du psychanalyste comme un miroir.

Que peut-on tirer de ce déplacement dans l’œuvre de Leonard. Quel est le Da Vinci code ? Disons que la sublimation, parce que les forces qui déroutent la pulsion ne sont pas assurées, peut se perdre, malgré le génie d’un créateur, dans les marécages de l’imaginaire. « Une relation de mirage » dit Lacan qui situe le sujet dans une relation à « l’Autre absolu » comme réductible à un espace connu. L’altérité s’en trouve altérée et réduite à du même. Le créateur peut s’y noyer et s’en complaire, dans ces marécages maternels, dont le relais est pris chez Léonard, par la mère nature. Au lieu d’un Autre barré, d’un autre inconsistant et inexistant, comme le désigne Lacan, qui marque le sujet du sceau de la castration, il s’en complait et s’en complète. La voie de la sublimation comporte ses pièges au sens où, comme l’écrit Leonard, « les louages accroîtront ta maitrise ». Il écrit cela de son écriture en miroir. Les louages, les flatteries, les mondanités, le narcissisme exacerbé, la réduction de l’œuvre à sa valeur marchande, etc présentent autant de pièges où la sublimation peut s’abîmer. Quel artiste au fond serait exempt de buter sur ces pièges. Existe-t-il même une forme de sublimation pure ? Souvenons nous ici de nos lointains alchimistes dont la création sublimatoire était étroitement dépendante de leur état d’esprit.

Voilà la leçon principale de Leonard. Alors comment se préserver, dans l’amour, le travail , la création de ces relations en mirage ? Et le peut-on absolument ?

Marx dans Les manuscrits de 1844 répond pour ce qui est du travail :

« Supposons maintenant que nous produisons en tant qu’humains : dans ce cas, chacun de nous s’affirme, dans sa production, soi-même et l’autre doublement. Dans ma production, j’objective mon individualité, sa particularité ; donc pendant l’activité, j’éprouve la joie d’une manifestation individuelle de ma vie et, dans la contemplation de l’objet, j’éprouve la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme puissance objective, intuitive et sensible au-delà de tout doute. D’autre part , dans ta jouissance ou dans ton usage de mon produit, j’aurais la jouissance directe aussi bien de ma conscience d’avoir, par mon travail, satisfait un besoin humain que d’avoir objectivé la nature humaine et, par conséquence, d’avoir procuré au besoin d’un autre être humain son objet correspondant ». Et Marx de préciser dans ses œuvres philosophiques que « l’appropriation sensible de l’être humain et de la vie humaine, de l’homme objectif, des œuvres humaines pour et par l’homme ne doit pas être prise uniquement dans le sens de la jouissance immédiate, exclusive, dans le sens de la possession, dans le sens de l’avoir ». Donc manque à être et manque à avoir vont de pair. On peut finalement ouvrir la réflexion de Marx à l’amour et à la création.

« Eternité de la joie », écrit Spinoza.

Que reprend Lacan : « Quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ?»
« Tonnerre de la joie de créer », entonne Tardieu…

On entrevoit entre Leonard et Marx un glissement, de la possession entière et exclusive la de nature (figuration substitutive de la mère) qui referme le sujet sur lui-même à une dépossession dont se construit la nature humaine dans le partage et la reconnaissance. C’est à dire la perte de jouissance imposée à chacun pour s’inscrire dans le collectif.

Reste évidemment le sourire énigmatique de La Joconde qui a fait et fera couler encore tant d’encre.

Reste le magnifique tableau de Leonard de Vinci, qu’on trouve au musée du Louvres, La vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne . L’Enfant Jésus tient un agneau, il a le regard tourné vers sa mère, Marie. Marie le regarde, elle est assise sur les genoux de sa mère, Anne qui la regarde. Cette plongée, cette mise en perspective, qui est, nous l’allons voir une mise en abîme, est une bonne représentation de ces effets de mirage. La question au bout du compte est : comment Sainte Anne, c’est à dire l’instance placée au bord de la mère, celle qui fait littoral à la jouissance se soutient-elle, pour soutenir sa fille qui soutient son propre fils qui soutient l’agneau ? Qu’est ce qui en bout de course soutient Leonard et rompt l’enchaînement des regards ? C’est une grande question. De la même façon on peut se demander où Saint Christophe qui porte l’Enfant Jésus lequel tient dans ses mains la terre, met-il ses pieds ? Comme dans tous les tableaux de Leonard nous avons un fond de scène : un horizon qui s’ouvre à l’infini. La tête de Sainte Anne se perd dans les nuages. C’est le nébuleux qui fait fond de scène : il y a des montagnes, une barre lumineuse, des nuages. Sainte Anne, tête pensante ou dépensante de la jouissance, tête de pont, ultime station du train maternel se soutient parce qu’elle rejoint le ciel ouvert. Comme il était inscrit sur les anciennes cartes géographique : ici commence le territoire des dragons ! Ce qui soutient Sainte Anne, c’est le ciel. Mais elle ne se l’approprie pas, elle ne le sait pas, elle lui tourne le dos. Le ciel, elle l’a dans le dos. D’où sa force. C’est ce fond de ciel ouvert sur l’infini qui la propulse. C’est un non-savoir radical qui la soutient. Il faut bien imaginer un point de pure vacuité qui tient l’ensemble dans toutes ses déclinaisons. Donc malgré tout, malgré lui, Leonard fait signe, dans pratiquement toutes ses grandes peintures de l’ouvert. François Cheng un de nos académiciens, professeur de chinois de Lacan, ne parle-t-il pas dans ses Cinq méditations sur la beauté de ces « instants saillants où la vie d’élance vers l’Ouvert » ? Léonard y a t-il goûté ou s’en est-il défendu ?

Une reproduction de ce tableau se trouve à l’entrée du cabinet de Freud reconstitué à Marensfields Gardens à Londres. Une façon de dire : vous qui entrez ici vous allez vous affronter à la perte, pris dans les méandres de la filiation et les affres du roman familial, il vous faudra en sortir par le haut. En sortir par le haut, c’est une bonne définition de la sublimation.

Aimer, travailler, créer ne se produisent que du seul lieu de cette perte, jamais tout à fait… acquise.

Joseph Rouzel, le 30 juin 2009

Séminaire 2009-2010 «Travailler, aimer, créer »

Notons que cette expression de « point d’assemblage » est étrangement commune à Carlos Castaneda et Jacques Lacan. C’est sans doute par Michel Thomé et Pierre Soury, jeunes gens qui initièrent Lacan à la théorie des nœuds dans les années 70, alors très branchés sur Castaneda, que la transmission a eu lieu. Le 18 décembre 1973 Lacan remercie Soury de l’envoie de L’herbe du diable et la petite fumée de Castaneda.

Pour étayer ce développement je m’appuie sur l’excellent article de Carina Basualdo, « Leonardo da Vinci : le miroir de la nature » paru dans la revue Essaim , n°9.

Serge Leclaire, On tue un enfant , Points-Seuil, 1981, p. 12.

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