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Entre violence symbolique et violence pulsionnelle, la prise en compte du sujet

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Jacques Loubet

mardi 28 octobre 2003

Les éducateurs comme les artistes, ce sont des gens qui tentent de créer un monde dans lequel on pourrait avoir moins la nausée. Ils essayent de retrouver une certaine noblesse de l’homme qui sinon n’est plus un être de langage mais un animal. Ainsi sont les éducateurs qui travaillent aujourd’hui, le plus souvent dans l’humiliation : des jardiniers de l’impossible.

La position d’éducateur me rappelle la phrase du poète surréaliste belge Achille Chavés : « Je suis un vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne ». A travers cette avancée du libéralisme et du discours de la science, c’est d’une mise au pas dont il s’agit. Notre société capitaliste engendre des pouvoirs multiples, certains s’entre-tuent, exercent des oppressions les uns sur les autres qui les empêchent de vivre leur vie.

L’histoire ne dit pas le contraire. « Le silence des campagnes » titrera Fernando Camon pour un de ses livres ; décidément la «maladie humaine » n’en finit pas de s’écrire :

« Je voulais libérer l’animal

Pour en faire un homme nouveau, sur lequel lire les vertus

Empreintes des stigmates de la misère

Son libérateur fut le capital,

Lui ôtant avant tout la mémoire

Pour en faire un homme riche, rien de plus

Le sous homme, simple jouet, n’était pas plus libre

Que ne l’est le super- monstre

L’homme juste naît d’un équilibre

Qui n’a pas sa place dans l’histoire. » 2

Pour cela, l’éducateur se crée une illusion lucide, être éducateur, c’est à partir de l’histoire de l’individu, créer de l’être ensemble, de l’histoire collective.

Rimbaud avait vu juste dans sa vision «après moi viendront d’horribles travailleurs »

L’éducateur est ce frère de cœur qui marche auprès des plus démunis, fous, errants, toxicomanes, exclus en tout genre. Un SDF mort sur un banc, ce n’est plus un homme qui meurt ! Pas de sous, pas de bénèf, SDF. Le libéralisme comme une honte à boire, une fleur d’acier d’un monde sans pitié. Que faire dans un monde qui prétends être celui de l’ordre et qui n’en est que la négation ?

Peut-être écrire comme on cherche une image, comme on cueille une fleur.

Mais l’oiseau chimérique de l’écriture ne peut subvenir aux besoins quotidiens. Je sais maintenant tenir compte du fil du langage, du fil qui nous lie, nous relie, du fil d’encre, du fil de la relation.

L’être éducateur, le poêtre.

1. La violence symbolique

« La violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes même, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément de la connaissance, ou plus précisément de la méconnaissance, de la reconnaissance ou à la limite du sentiment. Le principe de domination s’exerce au sein même de l’univers le plus privé » Bourdieu, La domination masculine.

Le rapport marchand l’emporte chaque jour davantage sur le rapport humain, le rapport de production, analysable socialement et politiquement se voit remplacé par le rapport de consommation : « Dis moi ce que tu consommes, je te dirais qui tu es (qui tuer ?) ».

Dans ce monde là, les travailleurs sociaux et les éducateurs se trouvent complètement décalés. Comment transmettre une parole et une écoute qui permette à l’usager de rejoindre le rivage de l’humain, le seul lieu ou nous habitons, le langage, quand on se met à ravaler le sujet au rang d’objet. Il s’agit d’un discours scientiste sur le sujet, quand celui-ci est infléchi par le capitalisme qui fait de la plus value la cause de son désir, taraudés par les effets de la science se vouant à la seule production du savoir qui s’impose comme idéologie de la suppression du sujet.

Au nom d’un économisme devenu la nouvelle forme de religion dont on veut nous faire croire qu’il est au principe de toute chose, la logique marchande touche maintenant les secteurs éducatifs et médico-sociaux détournant la question de l’homme et de qu’est ce que je fous là ? On s’empresse de répondre «jee vaux tant ». Les travailleurs sociaux sont par essence des travailleurs du symbolique. Je les ai appelés des jardiniers de l’impossible.

Tout dans ce monde n’est pas évaluable, quand l’amour s’adresse au savoir sur la personne de l’éducateur, ce que l’on nomme le transfert et que l’enfant, l’adolescent ou l’adulte trouve la capacité à travailler et à aimer, cela reste du domaine purement symbolique et relève de l’éthique du travail social.

Nous sommes à l’encontre en exerçant le travail éducatif lorsque l’évaluation consiste à prendre en compte le nombre de dossiers en un laps de temps record. La démarche qualité me renvoie toujours aux promotions offertes en période de Noël dans les supermarchés. Le travailleur social donne de sa personne et paye aussi avec, du coup il apprend aussi de l’autre, c’est là sa récompense, l’éducation est un investissement et non un coût.

Se posent pour le travailleur social en ce moment plusieurs questions : Comment faire si je n’ai plus de prise dans mon travail et sur ma vie ?

C’est le moment ou peuvent s’entrecroiser et se réactiver des violences pulsionnelles mortifaires et incontrôlables.

Penser le rapport des travailleurs sociaux à la violence, c’est d’abord percevoir que ceux-ci sont, qu’ils le veuillent ou non, des relais de la violence symbolique… situation dont ils doivent avoir conscience et qui peut leur permettre de répondre à la question : qu’est-ce que je fous là ?

Seule question possible pour ne pas rentrer dans les processus de victimisation qui feraient d’eux des perdants, les renvoyant sur le fait de soutenir leur désir et non de subir une place de bouc émissaire qui les ramènerait vers un retour du religieux. Le bouc émissaire étant sensé prendre la culpabilité du groupe et le poids de son rachat. Lacan parlait des psychologues et des travailleurs sociaux en ces termes, vous allez voir comment le piège qui nous est tendu se referme :

« Il est certain que se coltiner la misère, c’est entrer dans le discours qui la conditionne ne serait ce qu’au titre d’y protester. Au reste, les psychologues, les travailleurs sociaux qui s’emploient à votre présupposé coltinage n’ont pas à protester mais à collaborer, qu’ils le sachent ou pas c’est ce qu’ils font. Ce d’autant moins qu’à rapporter cette misère au discours capitaliste, je dénonce celui-ci. J’indique seulement que je ne peux le faire sérieusement parce qu’à le dénoncer je le renforce, de le nommer soit de le perfectionner ».

Il est d’autant plus vrai que la collaboration est d’autant plus nécessaire que l’éducateur doit être en harmonie avec le projet et le cadre dans lequel il travaille, sinon la collaboration ne nous renvoie-t-elle pas à une des parties les plus sombres de notre histoire, collaborer deviendrait ici le synonyme de canaille, faire semblant de cautionner un système déviant pour un brin de confort ou de promotion ?

Cela nous ramène à ces deux questions essentielles : Qu’est ce que je cautionne, Qu’est-ce que je fous là ? car, finalement qui sont-ils, ces éducateurs, ces illettrés savants qui font émerger un savoir eux qui sont sensés ne rien savoir ?

Qui sont-ils ces gens qui refusent les effets de la science comme seule production du savoir ? qui se posent contre la folie de l’histoire, contre la folie du pouvoir…

Leur implication est-elle un supplément d’âme de la connaissance scientifique instituée ? Une plus-value de savoir pour mieux faire passer le vide ou les outrances du positivisme ?

Je me référerais au grès de la littérature puisque tel est mon symptôme.

Ainsi en va-t-il de ces jongleurs de mots qui étaient les troubadours. Dans le domaine de « trobar clus » de la poésie hermétique leurs chants d’amour cachaient des chants de liberté et de subversion.

De ces mots aucun des tribunaux d’inquisition ne connaissait la clé. Ils pensaient juste que c’était des poèmes d’amour. Y avait-il ainsi un double langage conscient et inconscient ?

Je pense à Kafka, Le Procés, ou le héros accusé d’une faute qu’il n’a pas commise va chercher à comprendre puis tombera dans la victimisation jusqu’à être d’accord avec le pouvoir qui l’abattra comme un chien. « Ecrire, c’est bondir hors du rang des meurtriers » disant Kafka, c’est à dire bondir hors de la horde bien pensante pour y poser son désir singulier, son propre rapport, son rapport propre à la vérité.

Dans sa vérité du sujet Georges Pérec écrit « La Disparition », il écrit tout un livre en faisant disparaître la lettre « e », prouesse de rigueur d’homme et d’écrivain. Cette lettre manquante symbolise la perte de nom et la recherche désespérée de son nom que son père juif avait été obligé de changer pour échapper aux camps de la mort.

On voit bien dans ces exemples littéraires comment la parole est violente et difficile.

« Les beaux bâtisseurs nouveaux de pierres mortes ne sont inscrits en mon livre de vie. Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes ». Ravelais.

« Je ne trempe pas ma plume dans l’encrier, mais dans la vie » Blaise Cendrars

« C’est là que je trouve ma musique, dans les êtres, mais eux ne le savent pas » Ferdinand Céline.

Il est vrai que les mots, sont des musiciens de l’âme.

Je suis sur que l’or du temps, l’inscription, la trace, l’inscription, la trace d’histoire, la trace d’une destinée humaine ne se trouve que lorsqu’on a fait sienne cette phrase d’un écrivain éminemment politique Gramsci : « Je suis un pessimiste de l’intelligence et un optimiste de la volonté ».

Du passage à l’acte à l’acte de passage, ça laisse à désirer

Je vais essayer dans un deuxième temps de vous parler de le fonction éducative et de développer les dispositifs qui aident un sujet à devenir un être de désir.

L’évolution par les mots

Je développerais donc, tout d’abord, la façon dont fut pensée la jeunesse en difficulté au cours de l’histoire : il y fut question d’enfance coupable, de déficience, d’enfant malsain, dégénéré. Plus tard, les mots sont plutôt enfant perturbé, caractériel, une certaine humanisation se fait jour, mais nous voyons là ce que nous pouvons nommer la rééducation, il s’agirait de réparer une éducation ayant contribué au ratage d’un sujet. C’est oublier que le sujet n’est pas aux ordres et qu’il est un être de désir, or c’est ce qui fonde la complexité de l’éducation spécialisée…

Au départ, ce travail était dévolu aux prêtres et aux bonnes sœurs, mais les personnes accompagnantes se trouvaient assimilées aux personnes accompagnées, ce n’est qu’en 1968 que l’on verra apparaître les premières écoles d’éducateurs, avec pour revendication : accompagner les autres est un travail et ce travail mérite salaire. Le concept «éducation spécialisée » émergea avec la différenciation qu’on lui connaît de l’éducation nationale.

C’est un travail difficile éducateur, ça chamboule, la relation ça ne laissa pas tranquille, on se la trimbale alors on écrit pour sauver sa peau.

Je ne parle pas ici de cerner les limites d’un système sans se donner les moyens d’éduquer. Cet enfermement sans projet éducatif, sans éducateurs, je ne parle pas non plus de ceux qui placent l’enfant au centre et qui oublient aussi l’éducateur. Je ne parlerais pas de la barbarie douce dans laquelle on tente d’enfermer la profession. Je convoquerais ces mots du poète René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience ». et Paul Valéry : « Je connais ton destin, je t’y veux conduire, mon dessin à moi n’est pas de te nuire. »

Je tenterais donc de montrer à travers un dispositif comment un éducateur ça laisse à désirer et comment par rapport à ceux qui souffrent les mots ont un poids. Ceci va à l’encontre d’une idée scientifique de l’homme et d’une idée solide du progrès dont Cioran disait à bon escient qu’il est «l’élan vers le pire ». L’éducateur par rapport à ceux à qui ont fait porter les stigmates de l’anormalité sociale : délinquants, cas sociaux, fous, démunis, troublés du comportement, l’éducateur a fait son choix, il marche à coté des plus démunis. Comment trouver l’espace pour accueillir l’autre pour lui permettre que cet espace physique et psychique soit un peu plus vivable ? Comment le ramener vers le rivage des humains vers le seul lieu, le langage qui ouvre la porte vers la maison des hommes.

Tout d’abord c’est entendre les signaux d’un adolescent face à la destruction, au passage à l’acte de ces jeunes là, puis, encrer les dispositifs car à travers ces signaux, j’ai toujours fait le pari qu’un jeune disait son être au monde. Même si ne pouvant relier les éléments de leur histoire, ces jeunes font des histoires. Ce qui se transfère dans la relation éducative ce sont des mots, disons que l’éducateur dans cet espace de rencontre, se fait gardien du lieu ou la vérité scientifique échoue, ce lieu appartient à la liberté de chacun : un éducateur ça laisse à désirer.

Quels sont donc les traits saillants de la fonction éducative ?

L’éducateur : « Une personne de permanence »

qui repère ce qui échappe

Quels sont donc les traits saillants de la fonction éducative ? Un éducateur n’agit que par rapport à un champs d’exclusion, qu’il intervienne auprès d’enfants psychotiques, caractériels ou délinquants. Son travail s’appuie avant tout sur la « permanence ». Voilà un mot anodin qui, pourtant, donne sens à notre fonction. C’est sur cette « personne de permanence », dans la journée, parfois la nuit, que l’enfant projette des bouts de son histoire, de l’amour, de la haine, du savoir. Permanence dans l’affect de l’enfant, permanence d’un lieu aussi. Permanence qui permet aux enfants de se repérer dans un espace-temps. Les enfants que l’on place, parce que déplacés de leurs lieux et leur histoire, trouvent dans la permanence des adultes un contre-effet aux situations de ruptures qu’ils vivent. L’éducateur occupe une place fixe face à des êtres qui se meuvent dans un espace déboussolé, qui heurtent par leurs excès de colère ou s’abritent derrière le voile de l’inhibition.

La deuxième spécificité de la fonction éducative est ce que l’on appelle le cadre, la loi. C’est ce qui fait limite pour l’enfant, ce qui le contient. La première tâche de l’éducateur pour « contenir » est de préserver une position de décalage. Il se doit de restituer à l’autre la part qui lui revient, ce qui permet au jeune d’être confronté à quelque chose qui l’engage et ne renvoie pas au désir de l’éducateur. Cela passe par des positions de refus de l’adulte. Certains enfants, que l’on dit « caractériels », sont en effet illimités. Ils nous arrivent tels de véritables rois tyranniques, n’acceptant aucune frustration. Le placement opère déjà un effet de tiers pour eux, mais c’est surtout la limite, le « non » que l’éducateur pose en rapport au passage à l’acte, qui les amène à cerner les frontières du possible. La parole engagée vient, elle aussi jouer un rôle de tiers sur eux, mais c’est surtout la limite, le « non » que l’éducateur pose en rapport au passage à l’acte, qui les amène à cerner les frontières du possible. La parole engagée vient, elle aussi, jouer un rôle de tiers. Canaliser la violence exige d ‘en parler. Quelque chose du fantasme doit être ébranlé pour qu’une modification soit possible. Je parle de cadre et de loi, mais n’occulte pas l’utilisation des lieux de l’institution qui apporte des repères à l’enfant. Les espaces servent de tiers, il faut les « parler », pour que l’enfant puisse cerner les frontières du dedans et du dehors, du possible et de l’impossible, du permis et de l’interdit.

L’écoute constitue la troisième condition de la fonction éducative. Elle n’est pas celle que l’on peut attendre de l’analyse. Le travail de ce dernier se situe dans un lieu expérimental qui remet l’autre en jeu et réactualise son histoire, en discernant les points de souffrance, de répétitions, de butées. L’éducateur, lui, s’affronte à la réalité. Son écoute consiste plutôt à repérer ce qui échappe, à être aux aguets, tandis qu’il entend un enfant parler de musique, de football ou de judo… Il va ensuite se saisir de ce que l’enfant lui a dit pour lui proposer de participer à l’activité correspondante, faire les démarches pour l’inscrire, le suivre dans ce parcours. Percevoir dans le dire quelque chose qui fait problème et qui est, apparemment, englué dans un trop plein d’émotions, puis attendre que le temps opère pour le réinvestir sont autant de caractéristiques de l’écoute à inscrire dans un rapport immédiat à la réalité. Il s’agit de repérer le désir quand il s’énonce et de faire en sorte que l’enfant puisse s’en saisir.

Les médiations représentent, à mes yeux, un autre point clé de l’action éducative. A vivre au quotidien avec des adolescents, parfois la parole peut heurter et faire intrusion sur l’autre. D’où cette phase particulièrement signifiante : « tu me prends la tête ! » Quand je l’entends, je me dis qu’il est urgent de faire quelque chose. Peut-être de médiatiser, c’est-à-dire de mettre quelque chose entre le jeune et moi afin que le partage puisse recréer du lien, et que je ne m’enferme pas dans une relation « anthropophage ». La médiation, c’est « faire avec », « à côté », à partir de petits riens : des sorties spéléo, des ateliers de contes, d’écriture, des activités vélo, cheval, théâtre, cuisine… C’est partager et tisser du lien social sur un mode constructif et valorisant.

Les transferts et le travail avec les familles caractérisent aussi la fonction éducative. Le travail avec la famille se fait à partir de la présence/absence, d’où l’intérêt de la régularité des week-ends au domicile familial. Cela fait naître, d’une part, un travail portant essentiellement sur la séparation et les différents changements induits par le placement et permet, d’autre part, une harmonisation entre les professionnels et la famille. Dans cette optique, des rencontres mensuelles visent à rendre compte de ce qui est réalisé avec le jeune et de mesurer les déplacements constatés au sein de la famille, suite à la prise en charge en internat. L’enfant est ainsi reconnu dans ses origines et l’éducateur se déprend des phénomènes de rivalités avec la famille. Peu à peu, chacun s’installe dans un rapport de confiance : on reconnaît les droits des parents et chacun se voit assigner une parole qui porte sur l’enfant, mais qui ne parle pas du même lieu.

Les transferts, eux, évoquent l’idée de transport. On déplace les jeunes d’un lieu à un autre en présupposant des effets positifs qui ne pourront se mesurer qu’ à postériori . A ce titre, il est intéressant encore d’en passer par l’écriture : les transferts sont l’occasion privilégiée d’ouvrir, par exemple, un journal de bord.

De l’homme vrai à l’homme sage :

Les petits riens du quotidien

Un autre rôle majeur de l’éducateur est le repérage qu’il peut faire, en prise directe avec la réalité immédiate, à partir de ce que Freud a théorisé comme psychopathologie de la vie quotidienne. Ainsi, l’apport clinique de l’éducateur est fait de petits riens reflétant les difficultés du sujet aux prises avec son désir, au fil de ses lapsus et actes manqués. Les exemples sont multiples : « Pour moi, me dit un jeune, il n’y a que le travail qui soit important. » Or, il se trompe d’heure de rendez-vous avec un employeur envisageant de faire appel à lui comme apprenti… C’est là une mine de trésors pour l’éducateur qui peut le « reprendre », en parler à nouveau avec lui. Il est le premier témoin susceptible de mettre à jour, de verbaliser, sans trop d’insistance, pour que cela puisse se déplacer, d’encourager le jeune à prendre progressivement davantage d’initiatives.

Son travail et sa place constituent des enjeux essentiels sur l’échiquier institutionnel. On sait que les réunions d’enfants sont dues à la psychothérapie institutionnelle, à l’équipe de Saint-Alba,, Tosquelles, Oury et Bonnafé. Lors de la rencontre hebdomadaire, la parole est donnée. Les envies, les frustrations, les difficultés qui règlent la vie du groupe peuvent être mises à jour. Cet espace, où émerge la parole et qui permet à chaque jeune de définir sa place, jour le rôle d’une instance de régulation dans la dynamique de la vie de groupe.

Je termine cette partie de mon propos non par un enjeu mais par des codes qui nous représentent, nous, éducateurs. Par ce que j’appelle « les non-dits affectifs », ces comportements signifiants entre éducateurs qui travaillent depuis longtemps ensemble et se demandent souvent : « Qu’est-ce que je fous là ? » justifiant à l’autre la marque et l’utilité de leur présence. C’est effectivement le lieu de la reconnaissance narcissique, tout comme le langage est une mise en acte du corps adressé à l’autre. Combien d’éducateurs disent « qu’il suffit d’un seul regard pour savoir qui doit intervenir… ». On mesure ici la difficulté d’une personne nouvelle dans une équipe : elle peut avoir accès au dossier, au cahier de liaison, à toutes les notes d’information, mais ne peut être immédiatement initiée aux multiples codes constituant le « nous » d’une équipe éducative.

Place de l’éducateur, enjeu institutionnel, il me semble que, quelle que soit la théorie dont on se réclame, le danger provient d’un enfermement dans une « chapelle » où le discours du maître règne en maître. Nous sommes, une nouvelle fois, renvoyés à la psychothérapie institutionnelle bien que les analystes de Saint-Alaban aient mis en place une régulation permettant d’en éliminer les effets pervers. Car, à bien y regarder, qu’est-ce que la psychothérapie institutionnelle si ce n’est une tentative quotidienne d’introduire la démocratie à l’intérieur de l’institution ? A cet égard, toute attitude clinique n’est envisageable qu’en prenant en compte la dynamique institutionnelle qui constitue le quotidien de l’enfant. Ce dispositif, sans cesse à aménager et à réinterroger, est en tous cas du ressort du personnel éducatif. Faut-il encore que tout comme les chercheurs, nous nous tenions dans la marge des savoirs institués pour que naissent des idées nouvelles. Nous avons à garder en mémoire cette pensée de Michel Foucault : « De l’homme vrai à l’homme sage, il faut passer par l’homme fou. » Peut-être est-ce le prix à payer pour accepter le « poids du réel, la souffrance » des jeunes qui nous sont confiés.

Le temps est déjà lointain où la psychanalyse, à l’écart des chapelles, était instituante. Elle a opéré une fracture au sein de l’institution et posé un autre regard sur la folie. Mais, en dehors du dispositif de cure, qu’en est-il aujourd’hui ? Les boucles s’ouvrent et se referment.

En tant qu’éducateurs, avons-nous à envier les gens qui, sur la scène institutionnelle, présentent une position plus confortable ? Nous sommes plus pragmatiques que théoriciens, mais notre parole auprès enfants n’en est pas moins essentielle. Elle témoigne du corps : c’est une parole qui se fait chair, si on peut dire. Elle amène l’enfant à retisser des liens et à reprendre confiance en l’humain, duquel il s’est détourné. Aussi, pour ne pas être relégués au rôle d’exécutants ou de gardiens de murs, derrière lesquels s’abritent des enfants, il importe, afin de mieux la défendre, de repérer à la fois notre place et les enjeux qui lui sont liés sur l’échiquier institutionnel. Nous devons prendre le risque de l’écrit et nous faire violence pour tisser un lien entre l’extérieur et l’intérieur. Les mots sont des couteaux qui introduisent des brèches et posent la question de la vérité, dans un rapport d’égalité et non dans une relation imaginaire.

Entre désir et projet : drôle de métier

Je veux maintenant souligner une question existentielle cruciale dans notre métier. Comme tout un chacun, j’ai connu des moments de désespoir et d’euphorie. Durant de longues années, coincé entre mon travail d’éducateur et celui de ma propre analyse, je me suis débattu entre deuil et réparation, entre éducation et impossible, entre désir et projet. A partir de mon expérience en « institut de rééducation pour troubles du comportement », je propose de « décortiquer le sigle » :

- le vocable institut renvoie à un lieu où l’on produit un travail avec des personnes « hors normes » ;

- rééduquer c’est éduquer à nouveau, réparer une éducation, en repérant les points de ratage. Vaste prétention !

- les troubles du comportement affectent celui qui, faute de ne pouvoir associer les éléments de son histoire, fait des histoires à l’autre dans les interéchanges. Celui qui trouble l’ordre social par son comportement. Celui qui a fait des histoires dans le champ scolaire, avec les autres. Celui qui a ouvertement déclaré ne pouvoir s’inscrire dans l’ordre établi.

Nous touchons ici à l’essence de notre fonction, qui ambitionne de s’occuper d’enfants exclus, à partir d’un projet. Dans le mot projet, on entend « projeter », c’est à dire permettre à l’autre de s’investir dans son histoire. C’est ainsi que la validité d’un projet se vérifie dans l’espace qu’il contient : il nécessite de l’aire, l’ère du dire, de l’échange de la rencontre. Il implique un cadre et peut se concevoir comme un lieu permettant au jeune de dire, d’exprimer, à travers les répétitions, la souffrance, la violence, les inhibitions, l’histoire dont il est porteur.

Tout placement contient l’idée de déplacement. Placer un jeune, c’est opérer un décalage de sa place dans la famille. C’est postuler que le placement peut jouer un rôle de tiers. Or, il n’en est rien parfois, il faut alors accepter l’échec et revoir le projet à partir de l’impasse dans laquelle nous tient le jeune. De ce fait, le projet doit être modulable et aéré, car il est exclusivement au service de l’éduqué.

Entre désir et projet : c’est à cet endroit que nous convie la fonction éducative. Nous devons amener le jeune à articuler, à son tour, le désir et la loi, afin qu’il trouve sa place dans la communauté. Tout projet mérite donc d’être sans cesse confronté et jamais arrêté. Il est mis à l’épreuve du sujet qui, en s’y engageant, va s’y inscrire ou le mettre en échec. Tout projet fait immanquablement l’expérience du ratage par le sujet, qui non seulement n’est est pas esclave, mais conserve sa liberté. Le pays de l’autre, écrit Serge Leclaire, « n’est la terre de personne, ni d’un lui, ni d’un toi, ni d’un moi : il s’ouvre dans l’entre-deux de la rencontre et rien ne peut en garantir les frontières puisqu’il n’en a pas ; à la moindre tentative de mainmise, il s’évanouit. »

« Le désir, c’est toujours le désir de l’autre » disait Jacques Lacan. Il ajoutait même que, à son paroxysme, le processus se termine par du « désêtre » comme à la fin d’une cure, par exemple. On peut alors se demander ce qu’il adviendrait du jeune si l’éducateur n’engageait rien de son désir, s’il ne laissait rien paraître.

Ce qui nous anime, nous ranime parfois, c’est l’espoir qu’un enfant se saisisse du désir de l’autre pour l’inscrire à son propre compte. Le placement est proposé comme un « possible » dans un espace-temps. Le jeune dispose de quelques semaines pour y réfléchir. Et tout au long de son placement, lors des inévitables dérapages, nous lui présentons à nouveau les termes de son choix, afin que quelque chose puisse s’inscrire du côté de son désir. Différents projets apparemment anodins, petits riens essentiels, viennent se mettre en place dans chaque lieu et jalonner chaque parcours.

Ce travail est donc tributaire d’activités banales, enracinées dans le quotidien. Apprendre aux jeunes, par exemple, à préparer la nourriture et à gérer l’argent correspondant permet de créer, dans le simple partage d’un repas, du lien social entre celui qui prépare et le reste du groupe. En somme, le projet est un lieu axé sur l’inter-dit, l’inter-échange. Il se fonde essentiellement sur la dynamique institutionnelle. Sa validité tient à l’engagement du personnel éducatif. L’articulation logique entre l’expérience clinique et le niveau sociopolitique lui donne tout son sens. C’est enfin le lieu où se rejoignent une écoute et l’élaboration d’une parole vraie.

Pour éviter la répétition de symptômes, les équipes travaillant avec les enfants à troubles du comportement risquent sans cesse l’enfermement dans une position schizoparanoïaque. Celle-ci bloquerait toute élaboration et ne serait que le reflet de la violence qui entoure parfois les éducateurs. Encore faut-il qu’il y ait des lieux où l’on puisse parler et confronter. Des espaces où travailler, à bras-le-corps, au fil des jours, « l’enfant qui est en nous » et non pas l’idée tenace que nous avons d’un prétendu idéal de l’enfance. Travail de longue haleine, jalonné d’embûches et de souffrances, grâce auquel nous ne sommes plus coincés dans une relation imaginaire, l’agressivité, la séduction ou la fascination. Grâce auquel nous nous situons dans une dynamique de travail nous permettant, d’une part, de repérer la structure selon laquelle s’ordonne le désir et, d’autre part, de percevoir dans quelle position de transfert se trouve tel ou tel enfant par rapport à l’adulte. Nous pouvons lire l’enfant et repérer les signifiants qu’il énonce et qui l’énoncent. Alors, l’illusion lucide qui nous pousse à poursuivre à travers des projets et la dynamique institutionnelle, peut se concevoir comme un dispositif où l’enfant sera accueilli et entendu. Entre désir et projet : drôle de métier que celui d’éducateur dont je m’efforce, à ma manière, d’être témoin.

L’être éducateur

Il me semble pourtant que si l’éducateur témoigne de la rencontre, il se situe également entre la dimension clinique et la dimension politique, c’est cela que j’appelle l’être éducateur. Ramener à l’intelligible une réalité toujours quelque peu étrangère… Puisque étant voué au micro social, influencé par la démarche ethnologique, il considère l’altérité comme objet de science, puisque à l’origine de l’anthropologie, il existe le discours sur l’altérité. Du sentiment d’altérité au sentiment d’identité, c’est à dire « tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et qui vaut n’importe qui », Jean Paul Sartre 3 .

Qui sont-ils pour être englobés dans une auberge espagnole, des «travailleurs sociaux »… seraient-ils des orpailleurs de l’âme humaine, se poseraient-ils cette question quand certains s’échinent à occuper les places de pouvoir, à partager les morceaux de choix, à privilégier la question matérielle ?

Seraient-ils ces travailleurs de l’ombre, ces jardiniers de l’impossible… toujours à affiner cette question : qu’est-ce qui fait la richesse d’une vie humaine ?

Comment peut-on l’inscrire ?

Comment affiner la fonction de guide ?

Car guider suppose que l’on ait travaillé la carte et parcouru le chemin !

Je pense à un de nos maîtres à tous dans le domaine qui nous concerne, Fernand Deligny : « Cette pierre qui permettait la relation en quelque chose, fait quelque peu penser à ce qu’il en fut de la pierre philosophale à vrai dire introuvable et l’alchimie réfugiée dans l’usage qu’en fit Arthur Rimbaud qui, sans doute, a tenté de traiter les mots comme s’ils avaient été des pierres . » 4 et pourtant… de cette imagination du langage de cette «alchimie du verbe » nous n’avons qu’à prendre Voyelles :

A, noir, A, Saturne

E, blanc, E, Jupiter

I, rouge I, Mars,

U, vert J, Y, Mercure

O, bleu : voyelles, U, Venus

V, la lune

O, le soleil

Uniquement pour se situer Rimbaud suit d’assez près ces correspondances, mais regroupe ce qui concerne I et J (mars et mercure), comme aussi U et V (vénus et la lune) puisqu’en français il n’y a que cinq voyelles.

« J’avais été damné par l’arc-en-ciel » (Une saison en enfer, Délires II) 5

Qui sont-ils donc ces «horribles travailleurs » qui participent au monde ?

Qui sont-ils ces gens qui font feu de tout bois, de la philosophie, de la psychanalyse, de l’anthropologie, de la littérature, pour conceptualiser dans l’après coup des mots… une pensée qui témoigne de l’acte d’accompagnement.

Qui sont-ils ces «illettrés savants » qui font émerger un savoir eux qui sont sensés ne rien savoir ?

Qui sont-ils ces gens qui s’emparent des revues et des livres pour introduire une subversion dans l’écriture qui témoigne des droits de l’homme et d’un esprit citoyen ?

Qui sont-ils ces gens qui refusent les effets de la science comme seule production du savoir ? 6

Qui se posent contre la folie de l’histoire, contre la folie du pouvoir…

Il est vrai que pour eux le passage à la dimension institutionnelle semble particulièrement difficile, voire même douloureux.

Leur implication est-elle un supplément d’âme de la connaissance scientifique instituée ?

Une plus value de savoir pour mieux faire passer le vide ou les outrances du positivisme ?

Un «fantassin du social » doit-il objectiver le sujet et devenir malvoyant à « l’horreur économique » qui oblitère ce dit sujet et le ravale au rang d’objet ?

Doit-il être perméable à l’idée au logis ? Soyons sérieux…

A une raison

« Un pas de toi c’est la levée

Des nouveaux hommes et leur en marche

Ta tête tourne : le nouvel amour !

Ta tête se retourne : le nouvel amour ! »

Dans ce poème Rimbaud change de raison et par la même, il change de discours. En mal d’aurore… « je est un autre ».

Il remonte à la source jusqu’à la solitude de son désir…

Tout comme au printemps 1966, Breton fait un court voyage en Bretagne. En septembre, il est hospitalisé à Lariboisière où il meurt le matin du 28. Ses obsèques ont lieu le 1er octobre au cimetière des Batignolles. Le faire-part de décès portait ces seuls mots :

André Breton

1896 – 1966

« Je cherche l’or du temps »

L’éducateur est-il cet alchimiste qui du plomb des maux réussi la transmutation à l’or des mots, cherche-t-il l’origine du verbe qui est si près du soleil ? je pense à Nietzsche :

« Un bonheur qui tel le soleil et le soir, prodigue et répand continuellement- dans la mer des dons de son inépuisable richesse et qui, comme lui, ne se sent jamais plus riche que lorsque même le plus pauvre des pêcheurs a encore pour ramer une rame en or ! Ce sentiment divin s’appelait alors l’humanité. » 7

Nietzsche fait annoncer la mort de Dieu par un homme devenu fou dans le Gai savoir. Dans le prologue de Zarathoustra, celui-ci rencontre un vieillard qui part sur la montagne, le vieillard s’en va disant à Zarathoustra : « J’aime Dieu et d’aimer les hommes je périrais, je fais des chants, je ris, je pleure, je loue Dieu » Zarathoustra lui répond : « J’aime les hommes » mais lorsque Zarathoustra fut seul il se dit en lui-même « Serait ce chose possible ! ce saint vieillard en sa forêt, encore n’a pas ouï que Dieu est mort ». Ce vieillard s’escrimait-il dans son vieil art ?

Un siècle après Michel Foucault annonçait dans ‘Les mots et les choses ‘ 8 la mort de l’homme. Il mettait à mal l’humanisme, cette morale à la gloire de l’homme pour mettre le doigt sur l’existence même du sujet. Ainsi après Nietzsche prolongeant cette annonce, ce n’est pas tant Dieu qui est mort, c’est son meurtrier c’est l’homme. « Alors, on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ».

Choisir le nihilisme comme position philosophique et éthique est tout à fait honorable, c’est à dire rester à l’endroit de sa vérité, là où le passage du chemin scelle le fruit de l’alliance. En ce rien qui donne à rêver, à voyager un peu plus loin, c’est à dire à transcender « L’être et le néant en somme».

C’est à ce prix que peut émerger le désir d’éduquer et par la même de servir de guide. Le poème en saurait-il plus que le poète ? Le guide en saurait-il plus que l’homme ?

L’éducateur, comme là si joliment démontré Pierre Bourdieu subit de plein fouet la violence symbolique : une logique issue du néolibéralisme, fantasme de pouvoir ? Assujetti à un savoir présupposé, il se coltine la misère et il proteste de ce lieu, il dessine le chemin de vie qui va d’un impossible à l’autre.

Sigmund Freud 9 dans « Malaise dans la civilisation » pose la question de l’homme et du champs politique, l’inconscient se grefferait sur le social. « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement […] et maintenant il faut s’attendre à ce que l’autre des deux « puissances célestes » l’éros éternel fasse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel mais qui peut présumer du succès et de l’issue ? »

Cette année 2001 nous montre que Thanatos n’est pas absent de l’humaine pulsion ! L’éducateur devrait-il faire sienne cette phrase de Gramsci « Je suis un pessimiste de l’intelligence et un optimiste de la volonté ». Face aux deux barbaries, la schizophrénie du capital et la paranoïa du religieux. L’éducateur ayant mérité la valeur de la rencontre en payant le prix de son « désêtre » participe au monde et à sa mémoire. Il redonne droit de cité à ceux qui avaient juste le droit d’être cités dans le journal. Il témoigne de la rencontre sans fin qui est toujours politique…

« Devant cet arbre immense et calme

Tellement sûr de son amour

Devant cet homme qui regarde

Ses mains voltiger tout autour

Devant la mer et ses calèches

Devant le ciel épaule nue

Devant le mur devant l’affiche

Devant cette tombe encore fraîche

A chaque vie d’être vécue ».

René Guy Cadou 10

Je me souviens

Au fil du temps ces « lignes d’aires », 11 ces aller-retour ont été ma façon de cheminer et de cerner la position éducative. Au fur et à mesure, la vérité se fait pressante, la solitude s’affine, l’induction s’effiloche, parcours éducatif et parcours initiatique.

Je me souviens de Maurice qui m’a appris la médiation, il était psychotique et il se cognait la tête sur les murs, ce qui fut mis au milieu, entre deux, ce fut ma tête contre sa tête pour remplacer le mur. Si l’on supprimait tous les outils éducatifs, il resterait ce terme, ce que nous partageons en présence proche, la médiation…

Je me souviens de Titus, cet enfant de sept ans, mort de ne pouvoir avoir accès au langage et à la séparation, avec lequel j’ai compris que l’indicible se conjuguait avec l’horreur.

Germain, entre naître et finir, la tentation de la vie et celle du gouffre, il avait fini par choisir de vivre.

Christophe, autre adolescent psychotique qui ne connaissait pas une seule note de musique mais qui jouait le répertoire des Beatles chantant tellement bien en « yaourt » que ça sonnait comme de l’anglais.

André au corps disloqué qui devait supporter le regard des gens, André qui riait, qui vivait, qui écrivait, sur son ordinateur…

Des accidents de vie aussi, Rémi mort du diabète, sourd comme un pot à la bêtise humaine.

Je me souviens de l’humour comme moteur de l’éducatif y compris pour faire passer la loi et aussi pour dédramatiser les situations, de Philippe très amoché dans son corps et avec qui nous fabriquions des engins à moteur à partir de vélomanes ; de Yvon qui m’a appris comment faire avec, à côté, et avec qui j’avais un projet au rythme des saisons…

Déborah, avec laquelle il a fallu apprendre et négocier la loi, qui posait haut et fort la question de la vérité !

Aurore enfermée dans la fumée bleue, du cheet, du pétard, du tarpé, de la RATP qui servait de filtre, Aurore qui possédait un nuage dans la tête.

Barka, baptisée par les siens « fou le camps » et qui dans son symptôme donnait à voir ce qu’elle aurait du donner à entendre.

Marianne la folle, Marianne qui parce que nous avions entendu la question qu’elle posait sur la sexualité a pu se greffer sur la peinture et sur l’écriture.

Prosper qui s’enfermait dans une relation « je t’aime, je te tue » un signifiant en miroir et qui avait compris que je ne voulais pas lui nuire.

Sophie qui là où elle pensait être dans l’image, tel Narcisse, ne faisait que s’y noyer…

Sandra qui volait, qui fauchait, qui piquait sans arrêt, à elle que lui avait-on volé ?

Je me souviens là sur cette page qui me fuit et me poursuit, tout s’efface et tout réapparaît comme un instantané photo. Des mémoires du quotidien, des jeunes qui parlent et dont je n’ai pas oublié la voix, des liens, des traces, des lieux, des moments de vérité, des vérités du moment dans l’essentiel d’un fragment d’histoire de vie.

Ecrire les déviances, les souffrances, écrire des cris, des actes, des mots, des rires, écrire…

Sur la relation avec Serge, véritable porteur du symptôme familial…

Je n’en finis plus de me rappeler la difficulté que j’ai eu aux prises avec certains enfants obsessionnels comme Christian, ne pas forcer les choses mais essayer en posant des actes, que l’enfant puisse un petit peu se décaler…
Ca tient parfois du funambulesque l’éducatif, rappelons-nous ici combien un sujet c’est fragile…

A la fragilité j’associe l’humanité et la tendresse de Résurrection, une gamine qui m’a beaucoup appris sur la tolérance, le sens de la fête et la régulation du groupe.

Puis Louis a la même époque, un très beau cas d’hystérie masculine, un gros gars que j’appelais papi un cœur gros comme ça.

Ecrire ici, maintenant, pour demain…

Il y a parfois dans la tête d’un gamin, une gangrène d’où peut germer une graine. Il existe parfois dans la tête d’un gamin, un cheval blanc qui ouvre d’autres espaces, il y a parfois dans le regard d’un gamin, une folie qui vous accroche et qui vous est proche…

Il y a parfois un gamin qui peut se passer de loi mais qui n’est pas sans loi.

Il y a ce gamin là, il s’appelle Kader.

Il existe un môme qui se réveille après avoir voyagé dans un nuage dans son poème, dans son peuple enfant, il se nomme Mohamed.

Je me souviens de Belkassem et des questions que je me posais : les répétitions traumatiques avaient-elles joué un rôle majeur dans sa construction, la violence était-elle bien la sienne ?

Et puis Bernard, son admirable texte sur les Iris de Van Gogh, là, j’ai vraiment découvert que le transfert pouvait aussi passer par l’acte.

Et puis et puis, de l’atelier d’écriture avec les SDF et les Rmistes enfin avec des hommes…

Jean Louis décédé depuis, qui m’a fait comprendre sans savoir écrire graphiquement que le langage reste accroché aux signifiants et à l’observation méthodique des lieux, des paysages et des moi auxiliaires qu’il faisait jouer.

L’humour de Frantz, retranscrit dans ses textes fantastiques qui ne sont pas sans rappeler le philosophe Diogène dans leur sagesse subversive.

Je me souviens du chevalier silence, un jour, à quatre ans, il partit dans les bois, il fût arrêté par une bande de loups, les loups lui proposèrent un marché, pour avoir la vie sauve il dut leur offrir le langage, le chevalier silence on l’appelle autiste, il se nomme Cédrick.

Au vif du sujet, l’œuvre de chair, l’humanité. On est jeune, puis on n’est plus rien, il reste le langage, il fait le guet au fil des âges. Il nous précède, il nous poursuit, il est l’or, le sang et le feu. Il est le sel sur la bêtise humaine, l’Odyssée qui supporte l’infini s’en allant au bout de son savoir, la seule arme, le verbe, le mot, l’oiseau qui n’oubliera jamais le lieu d’où il prit son envol. Suivez-moi, je nomme…

Un éducateur fait feu de tout bois, sciences humaines, littérature, poésie. L’acte éducatif, c’est supporter son propre chaos et se laisser entamer dans son être. L’éducateur conjugue les traces d’histoires à sa propre histoire. L’altérité est toujours concernée car elle fonde la rencontre avec celui qui souffre. Le savoir faire éducatif se construit à partir du travail de terrain. C’est le langage au sens large qui fonde l’acte éducatif et qui amène la personne en souffrance à avoir un savoir sur son corps qui lui permet de rejoindre le rivage des humains pour y devenir un parmi d’autres. Ce savoir faire de l’éducateur n’est transmissible que par l’acte d’écriture car il ne peut s’abriter sous le couvert de la science ou de la technicité. Il reste ce poète travailleur qui se coltine la misère. L’écriture devient alors son bâton de berger, écrire pour ne pas tomber et pour laisser en mémoire des paroles dont on se souvient…

La question du sujet

Le sujet c’est en dehors du sur-moi, de l’idéal du moi qui n’énonce que les tables de la loi. Le sujet c’est récalcitrant, irréductible, c’est un véritable anarchiste, comme dirait Steiner, car le sujet n’est pas aux ordres d’où la capacité pour les travailleurs sociaux à supporter un certain désordre.

Passage à l’acte, vol, violence, drogue … En ne voulant pour l’autre, ni le bien, ni le mal, juste des moments dans un mouvement ou « je » peut advenir et faire son chemin. Dans les traces de mes pas il est des milliers de pas.

La transmission, c’est anti-intellectuel, c’est le ciment de la relation qui lui est intellectuel.

Le poète Paul Valéry déjà avait compris la fonction de guide de l’éducateur :

« Je connais ton destin

Je t’y veux conduire

Mon dessein à moi n’est pas de te nuire . »

A la question « Qu’est ce que je te veux ? » Que tu sois poli, gentil, que tu es du boulot ? une femme ? un appartement ?. Ne faut-il pas accepter le vide ? Le fait de ne pas savoir ? Entendre la souffrance sans la rationaliser ! Avoir un espace interne « désencombré » pour accueillir l’autre. Et l’autre, dans son altérité ? Que veut-il ?

Travailler avec des adolescents en Institut de Rééducation n’est pas une mince affaire, la vignette clinique qui les étiquette comme des sujets ayant des troubles du comportement va à l’encontre de l’avènement du lieu du sujet, le symptôme.

En effet, ces enfants troublent l’ordre social et faute donc de pouvoir relier les éléments de leurs histoires, ils font des histoires. L’échec scolaire par exemple est le symptôme le plus courant, l’éducation nationale fonctionne comme un entonnoir et de ce milieu dit normal, ces adolescents s’en trouvent exclus. Mais comment amener un adolescent au point où cet échec par exemple face question ?

Pour que nous puissions nous y repérer, j’articulerai ce préambule en trois parties : l’usage du symptôme dans la cure analytique selon Freud et Lacan, le symptôme et la répétition pour ces adolescents.

L’usage du symptôme dans la cure analytique

Il est une évidence de dire que à l’endroit où le sujet peut apprendre c’est de son symptôme.

Comme Monsieur Jourdan faisait de la prose à son insu, chacun fait usage de son symptôme, le passage étant de quelque chose qui cloche à quelque chose dont le sujet peut se satisfaire, créer, travailler, aimer. C’est d’ailleurs la définition de la cure par Freud, « La capacité à travailler et à aimer. » Et Freud de rajouter : « A la fin, il faut bien commencer à aimer pour ne pas tomber malade. »

Que les personnes fassent usage de leurs symptômes est une constatation clinique évidente. La découverte freudienne c’est celle de l’inconscient, qui sur le plan historique a été mis à jour à partir du retour des symptômes hystériques, l’histoire d’Anna O dans les cinq psychanalyses, l’hystérie est donc l’enfant de la psychanalyse.

C’est dans Inhibition, symptôme et angoisse que Freud pose la question du symptôme en montrant qu’il serait « le substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu. »

Le refoulement organise un symptôme en dehors de l’organisation du moi. Ainsi, le refoulé est mis hors la loi et n’est plus soumis qu’aux lois qui régissent l’inconscient. Avec le refoulement apparaît la répétition, « Au lieu de se souvenir, le patient répète » mais ajoute Freud « sans savoir qu’il s’agit d’une répétition. Parce que la répétition s’organise et apparaît chaque fois sous des formes nouvelles. »

Et pourtant Freud nous signale l’usage fait du symptôme. Tout d’abord c’est la lutte contre l’angoisse. Le contenu de l’angoisse demeure inconscient et ne devient conscient que sous un aspect déformé (phobie).

Le symptôme permet un gain, c’est le bénéfice secondaire de la névrose. Chez l’hystérique, la gène fonctionnelle donne l’occasion d’avantages par rapport aux exigences du monde extérieur. Chez l’obsessionnel, son système entraîne de nombreuses satisfactions narcissiques. L’enseignement de Lacan c’est le retour à Freud, il prolonge la thèse freudienne dès le discours de Rome (1953), il pose radicalement l’inconscient du côté du langage. Il reprend la conception du symptôme analytique tout en l’articulant à celle du signifiant. L’oubli nous montre un rapport du symptôme au signifiant. Ainsi, au niveau de l’inconscient, le sujet ment et ce mensonge est la façon de dire la vérité.

Le symptôme est le signifiant d’un signifié refoulé de la conscience du sujet. Pour libérer la parole du sujet nous l’introduisons au langage du désir. Il nous parle à son insu et dans les symboles du symptôme. Le symptôme doit faire la preuve de sa fonction de signifiant.

Ainsi, la découverte freudienne nous montre que l’inconscient n’a pas d’autre structure qu’une structure de langage. La dimension du symptôme c’est qu’elle représente la vérité dans les failles du savoir.

Mais ce savoir ne peut restituer toute la vérité. Il en reste. Aucun savoir ne peut épuiser l’Autre. Le symptôme c’est aussi pour Lacan la manière de nouer les trois registres : le réel, l’imaginaire, le symbolique. Il pose que le complexe d’Œdipe comme tel est un symptôme. C’est en tans que le Nom du père est aussi le père du nom que tout se soutient. La fin d’analyse, c’est reconnaître le manque dans l’autre, dont l’analyste n’est qu’un tenant lieu.

Je reviendrai au mythe fondateur à Œdipe celui de Sophocle où le héros ayant traversé toutes les épreuves pose cette question : « Est-ce maintenant que je ne sais rien, que je deviens enfin un homme ? »

Ce rien nous ne faisons que le nommer, on parle et c’est jamais ça, nous ne faisons qu’aller un peu plus loin dans la chaîne signifiante.

Symptôme et répétition

Je voudrais à ce stade arriver à un point, c’est que les jeunes auxquels nous avons affaire, nous portent souvent souci, vols répétés, conduites suicidaires, mise en danger d’eux et des autres, toxicomanie, dont le caractère de répétition est évident à nos yeux, pourtant lui le sujet ne voit rien et répète inlassablement, sans que cela produise l’ombre d’une question ? Où d’un malaise ? Où si le malaise se pointe, il est lié à la réalité et à ses conséquences, pertes d’emploi, prison…

Pourtant lui y est pour quelque chose ! Comment mettre le sujet dans la répétition ? Lui dire que la répétition c’est lui ? Comment symptômatiser la répétition ? Inscription et signifiants. La répétition ne vient pas de nulle part. Le sujet constitue un mode de répétition à travers notamment les signifiants de l’histoire familiale. Les parents sont aussi concernés, au sens ou le dit Lacan. « L’enfant en tant que symptôme de la vérité du couple familial. » L’histoire ne commence pourtant pas qu’avec eux et renvoie à d’autres fractures, séparations… Les parents eux même n’interviennent que comme inscrits dans une lignée.

Le terme « inscription » revêt toute son importance car il indique que c’est au niveau des signifiants qu’il convient de se placer, des signifiants maîtres de l’histoire familiale. J. Lacan formulait que les enfants poursuivent une phrase commencée par les parents et qu’ils la reprennent au point de questionnement où les parents l’ont laissée. C’est plutôt optimiste, cela veut dire que parents et enfants sont pris dans une chaîne signifiante. D’où le concept de filiation primordial dans l’éducation spécialisée, tu es le fils de …, petit fils de…, importance du lieu et des racines pour que le sujet se re-père.

Hasard, répétition, destin… Nous constatons souvent dans la vie quotidienne des hommes et des femmes qui voient leurs relations aux autres se terminer toujours de la même façon. Un tel voulait gérer une entreprise ne gère que des faillites.

Tel autre se voulant amoureux passe avec l’être aimé le même nombre d’années avant la rupture qu’avec la précédente. Devant cette persévérance, ce retour éternel du même, on ne peut parler de hasard mais d’attitudes actives. Chacun tresse ainsi son propre destin.

La position active du sujet est toujours questionnée.

Ainsi, Stéphane, qui rejoue en permanence l’abandon, il faut toujours l’alpaguer au moment d’une crise d’angoisse pour qu’il puisse dire quelque chose, si ce n’est une mise en mots dans l’instantané du moment, il casse les portes, sa chambre, vide les extincteurs, ou met le feu, il y a bien une adresse à l’autre mais dans l’acting-out ou l’acte à valeur de parole.

Hors il vient toujours questionner sur ce qu’il vaut, ce qu’il compte pour l’autre ? Ne s’empare-t-il pas là des abandons subis ?

Que vaut donc ce que dit l’autre ? Sa parole tient jusqu’où ? Cette répétition là peut devenir questionnante pour lui ?

Pour Géraldine, elle est au prise avec une position archaïque sur le plan familial son père a épousé sa mère en la faisant sortir d’une institution classique, avec éducateurs, psychologues, assistants sociaux. On voit bien que la loi ne peut s’inscrire qu’en étant posé par l’éducateur ! La capacité d’éduquer commence d’ailleurs par la capacité à réfréner la jouissance, c’est à dire pour l’adulte pouvoir dire oui ou non. Géraldine est aux prises avec une position de je ne peux rien savoir et je ne veux rien savoir. En effet, sa mère vient de se séparer de son père, mais elle faisait souvent des aller retour, partant et revenant au domicile familial, Géraldine a donc été élevé pas ses sœurs plus âgées. Sa demande d’amour la met parfois en danger, elle s’expose à des situations ambiguës par rapport aux hommes. Elle baratine beaucoup, attire l’attention sur elle. Comment l’aider à sortir de sa position hystérique ? Elle est au prise avec deux signifiants : qu’est-ce qu’une femme ? qu’est ce qu’une mère ? A l’heure actuelle, elle fait des liens sur le plan familial et commence à se repérer, ce qui l’amène à me dire « comment veut tu que dans ce bordel, je puisse réussir à l’école ? » Cette association l’amène à se questionner sur ses difficultés mais également sur sa responsabilité.
Se déloger d’une position hystérique cela demande de lâcher les bénéfices de cette position.

« La répétition, qui est au cœur des processus psychiques, n’est pas sous la domination du principe de plaisir. » nous dit Freud.

En quoi donc la répétition a à voir non pas avec le plaisir mais avec la jouissance.

C’est dans la mesure où la rencontre avec l’objet est manqué, dans la mesure où la rencontre avec le réel se présente comme une béance, que la répétition prend toute sa valeur comme ce qui va donner lieu à la création de signifiants qui vont permettre de répondre du manque d’objet.

C’est de cette façon que Lacan saisit la répétition du jeu de la bobine observé par Freud chez son neveu. Il y a là création signifiante : fort du « disparition », « retour » par le petit enfant, ce qui lui permet d’opérer sur le réel, de traiter la béance introduite par la disparition de la mère.

On voit comment l’invivable absence de la mère, invivable parce que de l’ordre du réel cet impossible, s’insère dans une représentation, dans un signifiant (fort-da).

Je terminerais sur une anecdote qui est arrivé au peintre Salvador Dali. En décembre 1988, il y eut l’exposition de l’œuvre de Dali, soixante représentations de l’Angélus de Millet y figurent. Si on lui demande pourquoi, il répète, il révèle, que le tableau lui rappelle l’école de son enfance, un tableau qu’il y avait au mur. C’est porté par une angoisse, un intérêt qu’il trouve trouble et louche qu’il a peint ces œuvres. Peu de temps après, on passe le tableau original de l’Angélus de Millet à la radiographie : la toile montre qu’il existe une première version : un petit cercueil que Millet a recouvert par la suite. Réaction de Dali à cette découverte : même s’il n’a pas le souvenir, pas de surprise, de plus cela venait l’éclairer sur l’intérêt porté de façon répétitive à ce tableau et révélait un rapport le plus intime avec son existence, il dira que petit on l’amenait au cimetière sur la tombe de son frère du même nom Salvador Dali « Je ne comprenais pas ce qui se passait ».

Ainsi en va-t-il de même de la répétition et du sujet.

Que ce soit sur les points d’ancrage qui fondent la relation éducative, que se soit par le biais des médiations ou des histoires de vie, j’essayerai de démontrer que la pratique éducative, pratique éminemment fluide ne se soutient que d’une pratique du langage pour que le petit d’homme puisse trouver sa place dans la maison des hommes, tel est le sens de l’éducation spécialisée, car comme le disait Jacques Lacan : un sujet ça s’humanise « oui mais pas tout seul ».

Nous sommes des intermédiaires.

Nous avons à protéger le vide. Le lien se fait dans le vide. Il faut donc respecter le vide et le lien arranguait le vieux Tosquilles, ce à quoi nous avons à être attentifs, c’est bien à la répétition signifiante comme ce par quoi le sujet tente d’aborder le réel.

Et, bien au delà, nous faut-il éviter dans nos interventions de faire écran, mais bien au contraire tenter de favoriser ce qui peut permettre à quelqu’un de considérer que le destin, qui se fait jour à travers la répétition de situations malheureuses, relève bien d’une position du sujet.

Le transfert

C’est après avoir organisé la scène institutionnelle et conceptualisé l’acte éducatif que nous pouvons parler de transfert, « l’inconscient c’est le discours de l’autre ». L’autre est pensé comme le lieu de la vérité mais l’autre manque irrémédiablement, il est inconscient. Il n’y a pas d’autre de l’autre, c’est une écriture visant à traduire un point de réel pour répondre au manque dans l’autre. L’autre est barré, ce que Lacan écrit avec le mathème S (A), qui s’accompagne de l’introduction de l’objet a. L’objet a est cet objet qui soutient le rapport du sujet à ce qu’il n’est pas le phallus. Lacan le définit comme l’exposant du désir de l’autre. Si le transfert s’organise sur le plan du fantasme dans la cure analytique il se joue sur un plan de réalité dans l’acte éducatif, c’est-à-dire sur la scène sociale. Savoir y faire avec le transfert c’est pouvoir soutenir une position clinique. La clinique sociale opère dans une rencontre singulière ou le travailleur social est touché par ce qui se joue et se noue dans cette rencontre. L’usager suppose au travailleur social un savoir et un pouvoir sur ce qui lui arrive, voir la position de l’objet a qu’il attribue au travailleur social et qui pourrait gommer sa souffrance. Le sujet redevient sujet par le transfert de ce qui le fait souffrir il peut faire symptôme en l’adressant à un autre. Le travailleur social se doit de supporter le transfert pour que le sujet arrive à le conduire à la chute de l’objet. C’est le moment de la séparation elle inscrit le manque au cœur du sujet et l’introduit à répondre en son propre nom de ce qui lui arrive.

On l’aura compris, un éducateur ça laisse à désirer.


La violence pulsionnelle

A partir de deux expériences, je vais essayer maintenant d’analyser le mécanisme de la violence au travers d’une position d’animateur d’atelier d’écriture avec des personnes qui souffrent de pauvreté endémique, d’isolement chronique ou d’errance absolue. Par le biais des liens et des lieux, il s’agira d’une insertion par le texte.

Puis, je tenterais dans un deuxième temps, de montrer comment la violence est inhérente à l’humain par rapport à l’observation méthodique d’une cour de récréation avec des enfants de cinq à douze ans.

La pulsion et la jouissance n’attendent pas le nombre des années : la vie est violence…

C’est dans un de ces lieux du banissement en position « d’assis » que je me . retrouvais à Montauban en tant qu’animateur d’atelier d’écriture. Durant toute ma carrière, j’essayerais par le biais de l’écriture de travailler l’insertion par le texte pour redonner droit de cité à ceux que la machine à broyer capitaliste a exclu du système néo-marchand, d’un monde ou il s’agit d’avoir tout, tout de suite.

Le discours capitaliste secrète ses propres semblants.

Il faut voir la traversée du discours de la science : « un SDF mort sur un banc », ce n’est plus un homme qui meurt ! Pas de sous à faire, pas de bénéf, SDF !

C’est par le biais des liens et des lieux que j’abordais l’écriture. Une autre insertion apparaît qui se fait par et dans le signifiant. Ces hommes et ces femmes sont bien vivants et, au monde, ils y participent malgré l’exclusion économique chacun y trouve un rôle à jouer. Mettre Duras, Becket, Céline, Cendrars, Baudelaire, Rimbaud ou Lautréamont dans l’oreille d’un public dit défavorisé, c’est mettre dans cette oreille là des choses qui n’auraient pas du y rentrer.

Proposer un atelier d’écriture, quelque soit la population, c’est proposer un cadre, ici, avec une population de SDF et pour les plus chanceux de RMIstes, c’est également faire le pari que la culture et l’expression peuvent être un moyen de lutter contre l’oppression. Je n’entends pas par là une réinsertion économique mais simplement aider ces personnes à trouver l’énergie de vie suffisante pour tenir debout.

La question de la forme de tels ateliers se posait également. Rien ne convenait, je devais réfléchir sur la notion d’exil, une poésie de l’exil, un exil de la poésie, pour trouver peut-être le fil du langage, le fil d’encre, le fil d’encrage que nous allions minutieusement tisser ensemble, fil qui nous lie et nous aide à être un parmi d’autres, à trouver la sortie du poème.

Je pensais à Armand Gatti, j’ai relu « la Parole errante », toute sa vie il a travaillé sur cette parole errante que rien n’a su fixer. Armand Gatti, exilé dans les camps de la mort, tandis que ses bourreaux le torturaient, il improvisait sur Nerval, ou Beaudelaire pour oublier son corps, il savait, lui, qu’il devait y arriver avec sa tête, pour sauver sa vie, il lui a fallu être plus fort que son corps.

C’est ainsi que m’est venue l’idée des lieux d’écriture, reprendre l’écriture sur des lieux ouverts autour de la ville. Les jours de froid, dans le musée Ingre, en aménageant des petites scènes ou les statuts parleraient : histoire de faire tomber le poids de la culture.

Exil et lieux d’écriture pour appréhender une forme neigeuse de l’esprit aussi par des lectures à haute voix : fragments de romans, poèmes, nouvelles. Crire : tous les lundi, 10 – 12 heures : a – te – lier d’écriture. Deux heures avec comme règle que chacun devait lire son texte à haute voix, avec obligation de ne porter aucun jugement sur le texte de l’autre. Il est important alors de repérer ce qui se noue, ce qui ce nous, entre les participants durant la lecture des textes. L’imaginaire tombe, on s’apprivoise l’un l’autre. Ce qu’ils avaient tous compris, c’est que je n’étais pas là pour les juger, s’ils étaient présents c’était du fait de leur libre choix.

Je ne leur voulais rien, simplement, à travers les mots tenter de développer une autonomie morale et subjective.

Parfois, Jacques Prévert venait nous visiter, il nous glissait à l’oreille « J’écris pour faire plaisir à quelques uns et pour en emmerder quelques autres ».

C’est sur l’adhésion d’un noyau dur que l’atelier a pu fonctionner.

Voici deux participants parmi les plus assidus, que je vais tenter de vous présenter.

Jean-Louis qui a rejoint la transparence.

Jean-Louis, petit marin de l’âme, dont l’enfance se plaisait à veiller dans ses yeux bleus, une prunelle pétillante collée aux étoiles. Parfois il apportait ses photos de Bretagne, sa maison d’avant, son bateau d’avant… Ha le bleu de ses yeux, je le revois encore. Sa mauvaise humeur aussi, qui recouvrait une tendresse infinie. Des fois, il picolait, une façon de régler le manque, un de ses trucs préférés était de diviser ses copains, toujours un déshérité et de toute façon le seul héritage dont il se faisait le maître chanteur c’était l’amour.

La mort est venue sans le surprendre, il avait réglé toutes ses affaires avant de partir. Le mois précédent, il avait obtenu un prix d’écriture. Le jour de la remise de son prix, il avait sorti le costume et la cravate, il devait bien avoir vingt ans son costar, un type digne Jean-Louis. Il ne savait pas écrire graphiquement, cela va sans dire ! J’étais devenu son scribe studieux avec un désir d’apprendre !

Les yeux me piquent en écrivant, je pense à Apollinaire : « J’ai cueilli ce brin de bruyère, l’automne est mort, souviens-t-en nous ne nous verrons plus sur terre ».

Reste la Bretagne et l’océan, il y a l’océan Jean-Louis.

Cette mer que tu construit que tu déconstruit, quand tu veux avec cette acuité qui laisse désirer le rouleau vert de ta mémoire vers la lumière. Le temps s’est arrêté, le temps n’est rien que l’éclair à l’orage, que le vent qui nous porte, que la lumière qui se fait océan.

Mer divine dis moi, que je devine et que je crois…

Je laisse la parole à Jean-Louis, lorsqu’il n’y a plus de mots… ce n’est pas le silence.

La beauté du jardin

Je vais te montrer une fontaine. Regarde, il y a un diable !

« Cesette l’Innocent

pays et paysage

Nouvelles réalistes

Jean de Jeanne

Le vœu d’être chaste

Petites âmes

Chante pleure

L’image »

C’est un monument religieux. Il y a des moutons et des brebis. On ne les voit presque pas.

Il faut imaginer le sujet.

Je décris les choses à ma manière.

Cette eau, on peut la boire, c’est une source, elle est dessous.

C’est aussi une vierge qui a été sculptée à la main : elle est ancienne, elle n’a plus de pieds.

Je n’ai pas envie de rester sur une chose car tout correspond dans ce jardin ;

C’est ce qui en explique la beauté.

Cette bâtisse, à côté, c’est une école et elle démolit la beauté du jardin.

Par contre, derrière, les toits que nous voyons sont anciens, ça se voit à la toiture,

Il y a des sujets, des pigeonniers…

Là, ce gros chêne, il est énorme et il a du être coupé car les branches tombaient sur les gens.

Il y a de grosses racines.

Il a au moins cent ans, ça se reconnaît aux racines qui ressortent. »

Jean Louis

L’erreur

Progrès, évolution technique, désert pollué et embouteillé… Infractions des lois de la nature par l’homme.

L’homme cet « humain » qui en cet instant n’apparaît pas. Existe-t-il seulement ?

L’homme, toi l’inconscient Dévastateur égoïste imagine ; ne regarde pas et repens-toi de ton suicide.

Allez viens ! Assieds-toi sur la vie. Surtout ; ferme les yeux… Ce spectacle n’est pas une exhibition.

Reconnais le poids de ton impuissance devant ce frêle oiseau qui te nargue de ses ailes.

Cet être impavide bien que fragile te défit. « Sa maison est fragile ! » Fragile tu as dit ?

Non, l’humain car la puissance qui le materne ne craint pas tes mains assassines mais ses instruments complices. J’ai vécu, attendu longtemps ce retour du bien éternel de l’homme.

Enfin ! Cet instant d’attente inconnue.

La punition de mon alliance avec l’artificiel est là, qui me juge. J’attends la sentence avec rémission impossible de nier l’évidence.

La vie commence là, maintenant, à jamais (mon esprit pense pour moi).

AH ! SI SEULEMENT L’HOMME ! ! !

N.

Démarche chaloupée, aidant les autres quand ils n’arrivaient pas à remonter quelque chose, un humour qui n’était pas s’en rappeler le philosophe Diogène, toujours près à l’invective mais poli dans la forme : « Assez de mots ! les mots ce sont des actes dissimulés par des masques menteurs. Ce qu’il nous faut, c’est l’immobilité. Infusons-nous comme bonne tisane aux cent parfums distillés par la nuit. Fécondons-nous, l’obscur est notre ami. »

Il avait organisé pour une grande part, la fête ou un de mes amis Philippe Berthaud, musicien et poète devait donner une lecture publique des textes écrits en atelier pendant deux ans, c’était le 21 juin, jour de l’été. N. était à la fois très romantique au sens le plus noble du terme rêve et révolté. Avec lui, jamais de problèmes, toujours bien mis malgré ses cheveux longs, une certaine noblesse du cœur émergeait du personnage.

Parfois, je l’imagine tel « l’homme aux semelles de vent » dans les rues de Montauban courant après ses rêves et ne trouvant que « mauvais sang ». Dans ses yeux, des bateaux, des roulottes en partance vers des paysages merveilleux qui défilaient. Le drame de l’être poète qui n’écrira peut-être jamais. Mais quand bien même, je n’arrive pas vraiment à m’y faire, je sais trop au fond ce que cela cache.

Il est une voix que je reconnais toujours et qui vient du plus loin que de moi même, tantôt tendre, tantôt violence.

Le souffleur de verbe

Le souffleur est là et il frôle ma nuit

Cette nuit prometteuse sous des milliers d’étoiles

Et cette voix qui perce au moment ou je fuis.

Je fuis dans les mots qui m’arrivent lumière

Quand ce souffleur de verbe m’aspire dans son verre

Et me souffle à l’oreille ce rien de l’être qui transgresse

Je suis ce rien vengeur d’ou naquirent quelques étoiles.

Je vais essayer maintenant de décrire, plutôt que d’écrire une micro société que représente une cour de récréation, on y assiste au jeu mais aussi à la déferlante de la jouissance des enfants. On voit bien que la violence est inhérente à l’humain. « Il n’est besoin que d’écouter la fabulation des enfants, isolés ou entre eux entre deux et cinq ans pour savoir qu’arracher la tête et crever le ventre sont des thèmes spontanés de leur imagination que l’expérience de la poupée démantibulée ne fait que combler » signale J. Lacan 12 dans l’agressivité en psychanalyse.

Cour de récré

Comme tous les jeudis, je regarde les enfants de sept à treize ans. Un véritable scénario politico social se déroule sous mes yeux. Il y a déjà toute la civilisation, la structuration de l’être dans sa forme la plus élaborée, de déboires, de soumissions, de pouvoirs, de partages de territoire.

Là, tout se crée, se recrée à la récré. On est rien, on naît rien, on sait rien... Nous ne sommes que des poussières d’étoiles qui tombent sur les montagnes ou les rochers de l’océan, en Afrique, en Asie, au Soudan, en Laponie, en Europe, dans tous les coins du monde et cette bribe de Cosmos, cette poussière d’étoiles possède la parole et dit « je ».

Que dis-je ? … Curieuse histoire quand même.

Là, je suis obligé d’arrêter mes diversions pour mettre Bébé requin sur le banc, Bébé requin mange les autres, les baffres, les baffe, les tyrannise, Bébé requin est sans loi, peut être est-il moins fou que nous ? Mais je me dois de faire mon boulot, Bébé requin restera sur le banc pour le protéger de lui-même et protéger les autres.

Instantanément, je siffle un coup franc à des adeptes du vélo qui veulent absolument faire le tour de la cour au milieu des terroristes du bac à sable et des adeptes du football, tiens, R. vient de prendre le ballon en pleine figure. En cinq secondes un syndicat autonome et parfaitement illégal constitué de cinq membres vient revendiquer la légalité du vélo dans la cour de récré. Je ne peux expliquer mon acte, me voilà gendarme appliquant bêtement la loi sans avoir le temps de l’expliquer. Serai ce un zeste de morale judéo-crétine ou un relent surmoïque qui s’empare de moi ? C’est l’envers de la loi, je ne peux accompagner ma sanction par les mots, cela me déprime, les autonomes s’effilochent dans la cour en quête d’adeptes susceptibles de pouvoir grossir le syndicat.

Je reprends mes dérives, je vois toute la société qui se crée, se recrée, dans cette création cette récréation.

Il y a un obsessionnel qui rentre dans mon atelier chant en se bouchant les oreilles alors qu’il crie comme un malade… nous lui donnons des stylos qui vont avec son obsession, les bleus avec les bleus, les rouges avec les rouges, les verts avec les verts. Les goûts et les couleurs, les coups et les douleurs…

Il y a quelques gamines hystériques qui foutent le bordel entre les mecs et qui changent d’idée comme moi de pull-over. Elles élisent des messies qu’elles prennent après pour des gens ternes.

Il y a C., un pervers qui, passant outre la loi, ne trouve pas son inscription de sujet, il n’y est pour rien, le déni de la castration, il joue avec l’autre, il jouit de l’autre. Il est tellement mignon… c’est moi son référent.

Tout le territoire est partagé entre deux leaders qui s’évitent et se rencontrent deux fois l’année pour se repartager la cour de récréé, T. et C.. Quand ça a lieu ça fait mal, j’ai été témoin, ils se giflent, ils se gigotent, ils se turbulent, se dévissent la tête dans la flaque d’eau, se roulent dans la fange.

« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur leur tête » Dans le match un round suffit à chaque fois nous ne voyons que la fin car ils profitent d’un laps de temps sans adultes ; le temps qu’un humaniste actif vienne chercher l’éduc. « Mon Dieu ! » s’écrit Suzanne, l’infirmière, et là, ensanglantés, ils attaquent la source du langage ou cesse même un nom : « fils de pute, nique ta mère ! » enfin personne ne fait jamais ça ! et l’autre de répondre : « si j’avais couru plus vite que le chien je serais ton père », voyez toujours des familles à histoires…

Ils sont entrés dans le cœur du langage et ne parlent enfin plus pour ne «rien dire ». Rendez-vous dans six mois, deux fois par an vous dis-je. En attendant, ils ne se verront pas. L’un pour l’autre ils sont redevenus transparents, juste la moitié du territoire, pas question d’empiéter chez le voisin…

Tout, il y a tout dans la cour de récréé, il y a les fayos a qui on casse la gueule car ils ont été bassement lâches en classe.

Il y a des insignifiants qui veulent pas d’histoires.

Tout est en place pour ce «livre de la jungle » qui s’appelle la vie.

Que me veut cet autre qui est à la fois mon double, mon frère, mon semblable, mon rival, mon ami et mon pire ennemi. Il y a le meilleur et le pire avant qu’il fasse rire.

Nous sommes des particules du cosmos, ensemble, séparés, qui s’éteindront un jour.

Mais la nuit n’est pas toujours bordée d’étoiles pour ce style d’enfants.

A la fin de la récré, une pause de vingt minutes m’est donnée et parfois, l’enfant qui dort en moi se réveille.

Et comme tous les poètes qui ont la mer au fond des yeux, moi qui suis d’un pays de rocailles, je vais me balader vers le XII et XIII siècle.

Viendra-t-il donc cet âge d’or

Cet or sans ride du savoir

Qui nous guide de la souffrance vers la connaissance

Musique du cœur, loi d’éternité.

Freddy est né en 1988, dernier d’un fratrie de trois enfants et le seul reconnu par son père à l’âge de trois ans. Les parents étaient d’origine manouche.

Freddy fut hospitalisé pendant un mois, sa prématurité restait liée à la violence du père sur la mère. Ensuite, il fut placé en pouponnière suite au séjour de sa mère en Hôpital Psychiatrique au printemps 1989. La vie reprend en famille réunie dans une caravane jusqu’à la fin de l’année ou les deux aînés sont placés au foyer de l’enfance, et Freddy en famille d’accueil. Le motif du placement de Freddy est la séparation de ses parents suivie de l’hospitalisation une nouvelle fois de sa mère en HP. La famille se retrouve réunie à nouveau cette fois en HLM, mais le père et la mère sont simultanément hospitalisés, les enfants placés. En 1990, suite à la violence familiale, on assiste à une opposition des enfants, Freddy change plusieurs fois de lieu. Ses multiples placements se poursuivent jusqu’en 1999 tandis que ses parents se séparent définitivement en 1994.

A partir de 1999, l’IR gère les hébergements selon trois modes de prise en charge : Foyer de l’enfance, Famille d’accueil, Maison de la nature. Heureusement pour Freddy son placement en famille d’accueil se passe bien, cette famille lui offre confort et sécurité. Parallèlement, sa mère se désengage de plus en plus, elle le prend un week-end par mois. Sa position est ambivalente, elle est partagée entre amour et rejet. Le père, incarcéré régulièrement est dégradé physiquement, il demande à rencontrer ses enfants avant qu’il ne soit trop tard… Les frères aînés de Freddy, eux, vont tous les week-end chez leur mère. Le père a un passé de violence et d’alcoolisme, les visites des enfants lui ont été interdites, elles seront ensuite possibles grâce à la médiation de l’ASE pour enfin être à nouveau impossibles après une nouvelle incarcération du père.

Le vécu de Freddy est une suite d’épreuves à travers la situation familiale, les enfants accueillis en IR sont pour la plupart comme Freddy sur du sable mouvant. Sable mouvant, émouvant et c’est encore au cas par cas qu’il faudra élaborer un dispositif d’un collectif soignant pour que l’enfant puisse trouver un point d’ancrage dans un espace déboussolé.

Il a fallu d’abord supporter la violence de Freddy, qu’il remettait en scène. Ce qui m’a surpris c’est cette souffrance qui ne pouvait s’exprimer que dans la violence à la moindre forme d’insécurité. Il me tapait dessus et je passais du temps à le contenir. Puis, petit à petit, il s’est apprivoisé, l’atelier bouffe et l’atelier chant que nous faisions avec l’infirmière marchait bien avec lui, il respectait le cadre, les règles et participait de façon positive. Je m’occupais aussi de lui en classe avec l’institutrice pour le contenir notamment quand il débordait mais aussi pour lui expliquer quand il ne comprenait pas, cela évitait les explosions. C’est à partir de ces pôles là, atelier et scolarité, que nous avons pu nous rencontrer et que Freddy a compris que je ne voulais pas lui nuire. En effet, cette peur panique des hommes qui venait de la violence de son père faisait qu’il se défendait avant d’être attaqué. Freddy vivait dans un sentiment d’opacité, l’autre, l’autre était aussi le semblable, le frère et l’ennemi, un retour du même qui ne pouvait lui faire étayer ses questions : Qui suis-je ? Qu’est-ce que je fais ? Pourquoi ?

Il s’ensuivait un mélange de quête d’amour jamais assouvi et de brisure qui par rapport à la demande initiale ne pouvait s’exprimer dans le langage. Comment faire quand c’est la pulsion qui vient représenter le jeune. Comment l’aider à articuler le désir et la loi ? La pulsion et le désir ?

Revenons au stade du miroir et la formation du « je » telle que l’a définie Jacques Lacan. On peut voir le stade du miroir comme un carrefour structural, il suffit de comprendre « le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme, à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image […] c’est également dans la ligne de l’identification aliénante qu’il faut chercher l’origine de l’agressivité humaine. » Avait-il le choix ? Hormis celui de la violence et de la toute puissance ? Je crois qu’on s’y est tous mis au boulot avec lui, l’éducateur chef en premier, les éducateurs et éducatrices, le psychologue. Je parlais de collectif soignant car avec un enfant aussi problématique ce n’est pas un individu mais la structure elle même qui tient lieu de contenant. Cela me rappelle ce que nous en dit un très grand psychanalyste Serge Leclaire, de ce « mouvement qu’on appelle le désir » partagé lui même entre la fascination du reste perdue et l’attrait de la permanence des traces mnésiques inconscientes » (signifiants) « on tue un enfant » : fantasme originel, inquiétant, évidé, méconnu. La figure où se rassemblent les vœux secrets des parents, tel est pour chacun l’enfant à tuer, et telle est l’image qui enracine dans son étrangeté l’inconscient de chacun. « Sa majesté l’enfant » règne en tyran tout puissant mais, pour que vive un sujet, que s’ouvre l’espace de l’amour, il faut s’en affranchir : meurtre nécessaire autant qu’impossible, encore à perpétrer jamais accompli. Il y a là une reconnaissance et un renoncement narcissiques toujours à répéter où la pulsion de mort s’avère fondamentale en ce qu’elle vise le « vieil homme » : l’immortel enfant de nos rêves.

Lisez Le Pays de l’Autre de Serge Leclaire, il est écrit comme un conte : « Le pays de l’autre, n’est la terre de personne, ni d’un lui, ni d’un toit, ni d’un moi : il s’ouvre dans l’entre-deux de la rencontre et rien ne peut en garantir les frontières puisqu’il n’en a pas, à la moindre tentative de mainmise, il s’évanouit. » 13 Alors les enfants comme les adolescents je l’ai dit, je le redis c’est au cas par cas. Freddy, il était souvent puni, soit parce qu’il avait fait mal à un de ses pairs, soit parce qu’il avait débordé. Supporter un tel enfant c’est effectivement lui tolérer plus que le voisin qui ne parle presque pas et qui est inhibé. Freddy s’installait dans une personnalité pré-délinquante, mais à force il y a eu beaucoup d’ouvertures, un jour qu’il avait tapé et fait mal à un copain, il se mit à pleurer. Quand la culpabilité et le regret apparaissent, on peut commencer vraiment à travailler. Une adolescente m’avait dit un jour « je regrette de ne pas regretter », bien sûr, de la délinquance elle s’en est sortie pour affronter la vie et y trouver sa place.

L’âme de la marionnette :

Cet atelier était animé de façon remarquable par l’éducateur chef et le psychologue, il y avait tout un rituel dont un qui m’a concerné directement. Chaque enfant avait sa marionnette et une fois celle ci achevée, il choisissait un adulte comme parrain de sa marionnette. Freddy me choisit, ce n’est par rien ce témoignage symbolique de la confiance. Je parlais de rite mais qu’est-ce qu’un rite ? « Dans une lignée historique, le rituel instaure le sujet dans la loi, il annonce à l’homme qu’il devient adulte, lui stipule qu’il est mortel. Le rituel, c’est également s’intéresser aux paroles, aux gestes, mais en s’interrogeant sur ce qui différencie cela dans la vie quotidienne ». Claude Levi-Strauss 14 mettait à jour deux choses essentielles dans le rite : le morcellement et la répétition : « C’est le passage de l’indifférenciation à l’ordre et à la naissance de nouvelles règles. Le rituel n’est pas une réponse au monde mais une expérience c’est une façon que l’homme a de se représenter le monde. »

Mais revenons à l’âme de la marionnette, à son jeu et à son enjeu. Quelle démultiplication en plusieurs pôles conflictuels de la psyché, la théâtralisation par la marionnette met en place ? Quel est le rôle de la miniaturisation de la reproduction humaine dans cette poupée ? La marionnette peut elle mettre à jour les fantasmes inconscients les plus archaïques ?

Dans le langage courant, une marionnette est un fantoche auquel on peut faire faire ce que l’on veut. Tout le monde connaît l’épisode de Don Quichotte de Cervantès ou le héros, pris par sa passion oubli les tréteaux de Maître Pierre et se ruant sur la foule des Maures, se porte au secours de Don Gaiferos. Il faut alors que le montreur de marionnettes le rappelle à la réalité celle sur laquelle s’établit le consensus entre grandes personnes, lui criant que ceux qu’il bat, taille en pierre, tue, sont seulement des personnages en carton.

Chez certains enfants, l’agressivité à l’égard de la marionnette fonctionne de façon telle qu’ils ne peuvent douter que les petits personnages qui s’agitent devant lui, ne soient pas leur double. Arriver à une élaboration suffisante, alors surgira la question suivante : comment ça fonctionne ?

J’aimerais terminer cette histoire de marionnette qui vous l’aurez compris fut un point d’ancrage dans la vie de Freddy, par une histoire, une légende sur l’origine des ombres qui se raconte en Chine. Un empereur qui avait aimé tendrement son épouse, était plongé depuis sa mort dans un chagrin profond qui ne manquait pas d’inquiéter son entourage. On craignait pour sa santé et pour sa capacité à mener les affaires du pays. Le grand Vizir eut l’idée d’un subterfuge, il demanda à la sœur jumelle de l’épouse défunte d’apparaître toutes les nuits derrière un voile et de parler à l’empereur. Ainsi naquit la première ombre qui permit à l’empereur de continuer à s’entretenir toutes les nuits avec sa bien aimée et de sortir de sa dépression. « Objet transitionnel» tel que le décrit Winicott 15 dans Jeu et Rélalité, capacité de créer un espace psychique, un espace entre le dehors et le dedans : objet intermédiaire permettant passage et séparation. Il est vrai que pour Freddy, les médiations étaient toujours langagières, la main qui fait parler la marionnette, l’atelier bouffe, la classe et l’articulation avec les espaces externes. Vélo, sorties sur les bases de loisir, furent pour lui un moyen de se reconstruire. Cette petite boule de souffrance, ne connaissant plus dans sa confusion l’enfant de l’adulte, il fallait bien constater qu’il avait progressé.

Si j’ai repris la question de l’espace, de l’errance avec Freddy, c’est bien pour reprendre la question de sa trace d’histoire, de son origine manouche, prendre des vélos et aller jouer sur une base de loisirs afin qu’il puisse tracer son axe de liberté. Nous allions nous balader dans la forêt, construire une cabane, bref avoir la paix, c’est important pour ces enfants là d’avoir la paix. Freddy a grandi dans tous les sens du terme grâce. J’insiste sur le collectif soignant, importance du groupe en tant que contenant et en tant qu’accompagnant.

1 S. Freud, Le malaise dans la culture, page 53 – 54, Quadrige, PUF, 1995

2 F. CAMON, Le silence des campagnes, traduit de l’italien et postface par Patrice Dyerval Angelini, Gallimard Ed, 125 p

3 Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Ed Nagel, Coll Pensées, 1970

4 F. DELIGNY, Trace d’être, bâtisseurs d’ombre, Hachette, 1983

5 RIMBAUD, Œuvres complètes, Gallimard

6 R. LOURAU, Journal de recherche , matériaux d’une théorie de l’implication, Cahiers de l’AI

7 NIETZSCHE, Le gai savoir, Œuvres complètes, Flammarion, 1988

8 M. FOUCAULT, Les mots et les choses, Gallimard, 1966

9 S. FREUD, Malaise dans la civilisation, PUF

10 René Guy CADOU, Hélène ou le règne végétal, Ed Séghers, 1948

11 F. DELIGNY, op cit

12 J. Lacan Les écrits, Ed du Seuil, 1966

13 S. Leclaire, Le pays de l’autre,

14 Op cit C. Levy- Strauss, Anthropologie structurale

15 Winnocott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975

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