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La bonne distance dans la relation éducative : une distance dynamique

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Christelle Sermeus

mardi 19 octobre 2004

Institut Régional de Formation aux Fonctions Éducatives de Picardie

Mémoire de fin d’études présenté en vue de l’obtention du

Diplôme d’État d’Éducateur Spécialisé

Session 2002

Je remercie pour leur soutien :

– M. Michel d’Hiver, responsable et âme de l’Unité Pédagogique de Laon

– M. Frédéric Féry mon directeur de mémoire, qui aura été l’un des piliers de ma formation

– Mesdames et Messieurs les intervenants qui ont, chacun de leur place, contribué à donner sa couleur à cette formation

– Toutes les institutions et les équipes professionnelles qui m’ont accueillie et encadrée en stage

– Mes collègues de promotion

– Et tous ceux et celles, enfants, adolescents et adultes qui, dans les institutions, ont contribué à me faire éducatrice…

Ce travail est respectueusement dédié
à la mémoire de Monsieur Rémy Boineau, Directeur de l’I.R.F.F.E.


SOMMAIRE

INTRODUCTION 1

CHAPITRE PREMIER APPROCHE CONCEPTUELLE 3

I LE SUJET 3

II LA RELATION ÉDUCATIVE 4

A/ L’éducateur spécialisé 4

B/ La relation éducative 4

1. La rencontre 4

2. L’échange 5

C/ Le transfert 6

D/ Une impossible standardisation 8

III. LES DÉVOIEMENTS DE LA RELATION ÉDUCATIVE 9

A/ La distance 9

B/ Une relation distale : l’abandon 10

1. La distance comme défense : théorie 11

a) Les mécanismes de défense 11

b) Le refoulement 12

c) La rationalisation 12

2. L’indifférence ou le désintérêt 13

a) Quand la coupure devient fossé 13

b) Les différentes sortes de centrismes 14

c) Le glissement des préoccupations 14

d) Les habitudes institutionnelles 14

C/ La distance nulle : l’intrusion 15

1. Trop d’empathie 15

2. L’aliénation du sujet 16

3. Le défaut de respect 17

VI. INSTAURER LA DISTANCE DYNAMIQUE 18

A/ Le développement de la relation 18

B/ Éviter l’abandon, éviter la fusion 19

1. Séparer sans abandonner, tenir sans étouffer 20

2. Présence absence, la capacité d’être seul 20

C/ Conditions d’exercice et modalités concrètes de la distance dynamique 21

1. Le recours au tiers 21

2. La supervision 22

3. L’institution 23

4. L’éthique 23

CHAPITRE DEUXIÈME L’APPROCHE CLINIQUE 26

I. MARIE CLAIRE 26

A/ Un éloignement intrinsèque au projet institutionnel 26

1. L’institution 26

2. Éléments d’anamnèse 26

3. La situation 26

4. Ma proposition 27

5. Une relation dynamique ? 28

a) Répondre à une demande de présence… 28

b) Et assumer le transfert 28

Épilogue… 29

B/ Évaluation du cas 29

1. Une position distale 29

2. L’autocentrisme 29

3. Les habitudes institutionnelles 29

4. La rationalisation 29

5. La place du sujet 30

6. La distance dynamique 31

II. LOUIS 31

A/ Le risque d’attenter à la pudeur, le cas de Louis 31

1. L’institution 31

2. La position du S. E. S. S. A. D. en matière de distance 32

3. Louis : éléments d’anamnèse 32

4. La prise en charge par le service 33

5. La situation 33

B. Évaluation du cas 34

1. Une distance statique 34

2. Un défaut de respect 34

3. L’adultocentrisme 35

C/ La distance dynamique 35

III. MARIE, AMÉLIE, ÉLODIE 35

L’institution 35

A/ Répondre à une question indiscrète 35

1. Marie 35

a) Éléments d’anamnèse 35

b) La situation 36

2. Les jumelles Amélie et Élodie 37

a) Éléments d’anamnèse 37

b) La prise en charge par le S. E. S. S. A. D. 37

c) L’intervention 38

d) La situation 38

B/ Évaluation du cas 39

1. Marie 39

a) L’écoute : entendre la demande 39

b) Le recours au tiers 39

c) Le respect du sujet 39

d) La distance dynamique 39

2. Amélie et Élodie 40

a) Intersubjectivité et distance dynamique 40

b) Le recours au tiers 40

c) Le sujet 40

C/ Conclusion sur ces deux situations 40

CHAPITRE TROISIÈME PERSPECTIVES ET LIMITES DE LA DISTANCE DYNAMIQUE 41

Perspectives 41

Limites 41

CONCLUSION 42

INTRODUCTION

L’éducateur intervient professionnellement auprès de personnes qui lui sont confiées en raison de leur fragilité. Cette fragilité est à la fois la cause et l’effet de nombreuses difficultés, habituellement répertoriées par le champ éducatif.

Il s’agit, pour n’en citer que quelques-unes, de souffrance psychique, de handicap, d’exclusion sociale ou de marginalisation, d’incapacité ou d’empêchement à vivre de manière autonome…

L’éducateur n’existe donc qu’en fonction du besoin et de la demande d’un sujet en souffrance, relayés par la société et ses institutions. Aussi la commande sociale est-elle constitutive du travail éducatif et le cadre institutionnel se trouve-t-il être celui de la relation éducative.

L’acte éducatif, qu’on pourrait définir comme un mouvement précédé d’une intention pour l’autre – le sujet à accompagner et soutenir – et poursuivant un but pour ce même sujet, ne peut s’accomplir que dans le cadre de la relation éducative.

Cette relation n’existe pas ex nihilo ; en effet, il faut l’élaborer, la maintenir, l’évaluer et l’enrichir pour tendre le plus possible à réduire la fragilité du sujet, à « affermir » ce dernier.

Une des particularités sur laquelle l’éducateur doit fonder cette relation, pour prétendre à ce qu’elle soit éducative, est qu’elle nécessite de viser l’autre sans l’écraser, sans le manquer, ni l’ignorer. Elle doit être respectueuse du sujet.

Cette « délicatesse » clinique est selon moi essentielle au travail éducatif auprès d’un sujet. C’est un thème que j’ai notamment travaillé dans le cadre de l’unité de formation dite « de spécialisation », sous le titre générique de « La prise en compte des troubles psychiques de l’enfant et de l’adolescent dans la prise en charge éducative ».

Selon moi, et ce sera là ma problématique de travail, la relation éducative peut être dévoyée par des phénomènes liés à l’instauration d’une distance statique entre l’éducateur et le sujet. La « staticité » de la distance explique que l’on demeure soit trop près, soit trop loin du sujet, indépendamment des variations des besoins. En effet, c’est une certaine souplesse, adaptée à ces variations qui permettrait un positionnement adéquat. À défaut, le caractère éducatif de la relation peut être fortement remis en question.

C’est pourquoi je me propose d’interroger cette dimension formelle de la relation à travers la notion de distance, en faisant l’hypothèse que, pour servir l’intention éducative, la « bonne distance » dans la relation ne doit pas être imposée unilatéralement par l’éducateur, mais bien élaborée avec le sujet.

Dans cette optique, j’appellerai ce processus d’élaboration permanente de la relation la « distance dynamique ».

Mon plan est le suivant :

– Je propose donc de repérer en premier lieu pour qui l’éducateur est mandaté et afin de quoi et j’énoncerai ce qu’il en est selon moi de la relation éducative.

– J’évoquerai ensuite d’éventuels dévoiements liés à la notion de distance, – toujours possibles dans une relation éducative –, et leurs conséquences.

– En me fondant sur mes observations, mes expériences de stage et une élaboration personnelle basée sur mes lectures et les apports théoriques reçus en formation, j’avancerai la notion de « distance dynamique » comme concept opératoire pour repérer – et m’efforcer d’éviter – ces dévoiements.

– J’exposerai quels moyens peuvent être mis en œuvre pour permettre l’élaboration et le maintien d’une telle position dans la relation éducative.

Outre l’approche philosophique, c’est l’approche psychanalytique qui m’a parue la plus appropriée pour rendre compte des arcanes des relations humaines. L’ensemble de mon travail donc, s’appuie notamment sur des concepts souvent empruntés par l’éducation spécialisée à la psychanalyse.


CHAPITRE PREMIER APPROCHE CONCEPTUELLE

I LE SUJET

C’est par le terme de sujet que je désigne tout au long de cet écrit celui ou celle qui m’est confié(e) en ma qualité d’éducatrice. Aussi, je propose ci-après de définir cette notion de « sujet », en partant de celle de « personne ».

Le mot « personne » désigne en droit romain celui qui a une existence civile et des droits, par opposition à l’esclave. Dans la ligne de E. Kant et de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, la notion de personne est empreinte de celle de respect et de dignité de la personne humaine, en chaque homme et comme valeur absolue. E. Kant ensuite définira le sujet, par opposition à l’idée d’objet, comme être pensant et siège de la connaissance.

Dans cette perspective, « être sujet », c’est rendre raison des choses et de soi-même, s’affirmer comme être libre et responsable.

À partir du XIXème siècle, avec les travaux de S. Freud notamment, la notion de sujet s’enrichit. Le sujet, être libre et responsable, subit l’influence de phénomènes qui lui échappent, comme les rapports sociaux, des processus inconscients, ou la volonté de puissance. L’être pensant devient surtout un être parlant et désirant.

Joseph Rouzel 1 énonce que c’est le rapport au langage qui fait advenir le sujet ; « la vieille notion philosophique de sujet […] du latin subjectus, jeté dessous, sou-mis, inscrit la personne humaine à l’enseigne de la parole et du langage, l’y aliène, mais aussi lui donne une place au sein de la communauté des êtres parlants. C’est aussi le terme qu’a repris le discours psychanalytique pour désigner l’essence de l’homme. Le sujet défini comme sujet de l’inconscient. ».

Je considère pour ma part que le terme de sujet, dans les deux acceptions croisées de la philosophie et de la psychanalyse, peut désigner l’être, la personne dans son essence, avec son inconscient, ses idées et ses opinions, sa personnalité, son histoire et tout ce qui la fait telle que je la rencontre.

C’est avec ce sujet-là que je m’engage au quotidien dans ma pratique d’éducatrice : un être de langage, fait de manque et de désir, sujet de l’inconscient et aussi enveloppe d’un moi.

Le sujet est en amont de la personne ; il en est le vrai, le fond, dans toute son incomplétude. Ainsi, c’est également la dimension subjective de la personne qui m’est confiée, qui constitue le point d’ancrage de la rencontre, puis de la relation éducative – en tant qu’elle est messagère du manque, du désir et de toutes les demandes. Le sujet est irréductible et fondateur de la relation éducative.

Il est au fondement même de l’acte éducatif que de considérer l’autre à cette place de sujet, même si lui-même ne s’y met pas encore, et toujours l’y maintenir au cours du travail, même si lui-même tend à s’en détacher. Le sujet est toujours digne de respect ; on n’attend d’ailleurs pas les mêmes choses d’un sujet ou d’un objet et on ne lui accorde de fait pas les mêmes droits ; aussi, il convient de veiller à ne pas aliéner le sujet à l’objet de notre intervention.

Être nié en sa qualité de sujet est le pire qui puisse être fait au sujet. En outre, il faut noter que nier le sujet revient de la part de l’éducateur à se nier lui-même, puisqu’il anéantit ainsi en l’autre l’instance qui lui permettait d’être son éducateur.

Le sujet est donc celui par qui je deviens éducatrice, parce qu’il est le seul à pouvoir me mettre à cette place, m’y maintenir, m’y légitimer et parce qu’il me convoque à assumer ma responsabilité éducative envers lui.

II LA RELATION ÉDUCATIVE

A/ L’éducateur spécialisé

Étymologiquement, le mot « éduquer » est emprunté au latin classique educare « élever, instruire », de ducere « tirer à soi », d’où « conduire, mener ». 2

Conduire le sujet hors d’une situation dans laquelle il est en difficulté, vers une situation qui lui sera plus favorable. En effet, le rôle de l’éducateur consiste, selon moi, en un accompagnement des sujets vers un mieux-être, via notamment un travail de socialisation et d’autonomisation.

L’essence de son rôle demeure, au delà des différentes modalités d’intervention liées aux diverses structures et institutions. L’éducateur spécialisé intervient partout où le sujet en fragilité, en difficulté, a besoin d’accompagnement, de soutien, de consolidation, de lien, de référence ; éducateur « spécialisé » parce que se spécialisant chaque fois là où le convoquent sa responsabilité éducative et ses engagements envers le sujet et envers son métier.

Les textes officiels le définissent ainsi : « L’éducateur spécialisé conduit ceux dont il a la charge au delà d’eux-mêmes. Il les accompagne sur le chemin du savoir, de la connaissance et de la conscience » 3 .

B/ La relation éducative

1. La rencontre

Je me réfèrerai ici aux écrits de J. Rouzel pour présenter ma conception de la relation éducative 4 .

Il propose une approche singulière de l’action éducative, partant de la psychanalyse, laquelle, comme l’éducation spécialisée, fonde sa pratique sur la relation et sur la parole.

« Si la relation engagée par un éducateur avec une personne en souffrance obéit aux aléas de toute relation humaine, cette rencontre singulière prend, en revanche, une toute autre dimension qu’une relation d’amitié ou de camaraderie. D’une part, elle prend en compte la demande singulière des personnes. D’autre part, elle s’inscrit dans un projet, obéit à une mission, est garantie et contrôlée par une institution, étant elle-même sous la tutelle d’un organisme d’état ou d’une collectivité locale […] . Du coup, la relation éducative est au service de ces différents niveaux d’objectifs […] . La relation éducative est le moyen d’agir dans le sens d’un changement des personnes en vue d’une meilleure insertion pour elles dans la communauté des citoyens. » 5

En d’autres termes, on peut dire que la relation éducative est une relation intersubjective, c’est-à-dire qu’y interagissent les désirs et affects de chacun des deux sujets, en tant que je considère l’éducateur dans sa dimension de sujet. Elle se fonde sur l’engagement et la responsabilité éducative ; il s’agit en effet de r épondre à l’autre de ce à quoi on s’est engagé envers lui.

Un sujet confié à un service éducatif, et plus singulièrement à un éducateur, n’est pas nécessairement dans une demande formelle et directe. Il se peut même qu’il soit enjoint ou contraint à être suivi sur le plan éducatif. Dans tous les cas et dans celui-là peut-être encore davantage, sa souffrance est intime et il ne la livre pas à l’éducateur eu égard au seul titre de ce dernier.

L’éducateur tendra à susciter la confiance du sujet en lui montrant qu’il peut accueillir sa parole et qu’il ne la trahira pas. À terme il me semble qu’il entretiendra plus sûrement cette confiance s’il est disposé à montrer un minimum de lui-même, à parler de ses goûts, de ses opinions, de ses choix de vie – pour autant que le fait d’en parler ait une valeur et un sens éducatif et qu’il le fasse avec cette intention.

Dans tous les cas, qu’il se serve de ces éléments directement ou non, je pense que l’éducateur ne peut pas être fondamentalement clivé de la personne privée, et encore moins du sujet qu’il est.

À ce propos, J. Rouzel nous dit : « Dans la relation, l’éducateur n’est pas neutre. Il met en jeu sa personne, sa personnalité, ses sentiments, ses goûts, ses opinions, ses passions, ses représentations de lui-même, des autres, du monde, mais il le fait au service d’une cause qui lui est extérieure et il professionnalise ses actes. » 6

2. L’échange

L’échange est essentiel aux prémisses et au maintien d’une relation privilégiée avec l’autre. Dans une relation psychanalytique la parole circule unilatéralement, c’est-à-dire que le patient parle et l’analyste l’écoute sans intervenir. La neutralité (bienveillante) est la règle et l’échange n’existe pas dans le sens où l’analyste ne répond pas sur le même plan, celui de la réalité. Il intervient sur la réalité psychique et le fantasme.

L’éducateur quant à lui intervenant dans le champ de la réalité sociale, donc des échanges sociaux, il me semble impossible de fonctionner dans une relation qui se fonderait sur la neutralité.

Dans leur ouvrage intitulé « De l’éducation spécialisée », Maurice Capul et Michel Lemay citent Roger Dufresne : « l’écoute ne peut pas être neutre. Le serait-elle en apparence qu’elle ne le serait déjà plus, car la distance ou l’indifférence que cela impliquerait montrerait à l’avance qu’un retrait est intervenu et qu’un vécu contre-transférentiel est venu bloquer ou freiner l’écoute. L’écoute est essentiellement une disponibilité, un accueil, une réceptivité, une volonté de se tendre affectivement vers l’autre et de la comprendre […] mais l’écoute est en même temps une mise à distance, mise à une certaine distance. Il ne peut davantage y avoir écoute et espace intérieur dans l’indifférenciation et une fusion que dans une irréductible séparation ». 7

S’il est clair que les places ne sont pas interchangeables dans la relation éducative, il m’apparaît néanmoins que la relation éducative ne peut fonctionner que sur un mode d’échange bilatéral, si l’on veut qu’elle soit opérante pour le sujet, celui-ci ayant légitimement besoin d’un retour, d’une marque de confiance pour aller plus loin dans la relation. Cela ne signifie pas, encore une fois, que l’éducateur puisse utiliser l’autre comme confident pour se faire du bien, ou qu’il se laisse aller à parler de lui à tort et à travers parce qu’il est de nature ouverte et bavarde, mais bien, comme le précise J. Rouzel, qu’il le fasse « au service d’une cause qui lui est extérieure et [qu’] il professionnalise ses actes. » 8

Le travail éducatif ne peut donc vraiment s’engager que dans l’échange intersubjectif et ne peut se poursuivre que dans un cadre relationnel privilégié, de reconnaissance, d’écoute et de confiance. Il est essentiel de veiller à ne pas rompre la relation afin que le sujet puisse toujours s’exprimer, se sentir compris malgré et dans son ambivalence et être entendu et reconnu là où il se trouve.

Comme je l’évoque au chapitre précédent, ce n’est pas parce qu’il le décide qu’un éducateur peut être légitimé comme tel, mais uniquement parce que l’autre sujet le met à cette place et l’y reconnaît. Je ne pense pas qu’il existe de modèle, basé sur la distance ou sur autre chose, garantissant à coup sûr l’accession à une fonction symbolique visée. Les raisons et conditions qui permettent que cela advienne ne sont jamais connues d’avance, ni même prévisibles.

C/ Le transfert

Que se passe-t-il dans une relation, entre un éducateur et un autre sujet, pour qu’elle devienne en elle-même un instrument de travail ? Qu’est ce que le transfert et que permet-il ?

Concept élaboré par S. Freud, le transfert se définit ainsi :

« En psychanalyse, le transfert est le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux et éminemment dans le cadre de la relation analytique. Il s’agit là d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué. » 9

Cette définition est strictement psychanalytique. Elle appelle donc quelques adaptations – la transposition des champs notamment – qui permettent de voir comment le transfert est opératoire dans le champ éducatif. En effet, comme la clinique psychanalytique, c’est sous transfert qu'agit la clinique éducative. Cependant, il faut rappeler ce qui différencie clairement ces deux espaces, à savoir leur champ d’application : la réalité psychique et le fantasme pour la clinique analytique et la réalité sociale en ce qui concerne la clinique éducative.

Dans sa pratique, l’éducateur est souvent pris dans de multiples projections et transferts dont il fait l’objet ; pourtant, c’est là le principal point d’appui dans la relation au sujet, pour que celle-ci soit éducative.

Le transfert est une « force désirante » 10 qui peut s’exprimer aussi bien par de l’amour que par de la haine, projetés sur la personne de l’éducateur, ce que S. Freud a qualifié de « transfert tendre » et de « transfert hostile » (ou encore « positif » et « négatif »).

Anita est une enfant de onze ans, placée avec sa grande sœur à la Maison Départementale de l’Enfance, en raison de carences éducatives ; je l’apprécie beaucoup et elle me manifeste en retour un attachement certain. Lorsque je travaille le soir, Anita va se coucher et attend que je vienne dans sa chambre pour lui dire bonsoir, discuter et faire un « petit câlin ». Un soir, au moment de se séparer, elle me déclare « J’aimerais bien que ce soit toi, ma mère ! » La fillette ne pensait bien sûr pas que Je pouvais réellement remplacer sa mère ; je n’étais en l’occurrence que la projection de certains de ses désirs. Cette projection m’aura, entre autres, fourni des indications pour me situer dans la relation avec Anita.

S. Freud a appelé « contre transfert » les effets ressentis par l’analyste en tant qu’objet du transfert de l’autre, dans les sentiments et impressions qu’il éprouve en retour. À cette formulation, Jacques Lacan a préféré celle de « désir de l’analyste ». À l’instar de J. Rouzel, je parlerai de « désir de l’éducateur » 11 .

C’est de la distanciation par rapport au « désir de l’éducateur » que dépend, en grande partie, l’efficience du travail éducatif ; il est donc essentiel que l’éducateur veille à ne pas être dupe de la place où l’autre le met.

Dans le transfert, le sujet suppose à l’éducateur la capacité – bien entendu illusoire – de combler son incomplétude et son manque. Or, c’est ce manque même qui est source du désir, pulsion vitale constitutive de l’humanité. L’éducateur ne doit donc pas être dupe de la place de complétude à laquelle le projette le sujet.

Pour utiliser le transfert à bon escient, l’éducateur devra le prendre comme point d’appui, utiliser le levier même de ses manifestations pour le guider et le soutenir dans une recherche d’autres objets à investir. « La manœuvre du transfert vise dans cet espace à déplacer la charge affective que supporte la personne de l’éducateur […] vers d’autres objets d’investissement : expression, création, travail, formation, apprentissage, hébergement, liens sociaux… » 12

Il ne s’agit pas d’une manipulation mais, selon le terme couramment utilisé par Joseph Rouzel, d’un « maniement », une délicate manœuvre qui ne peut opérer que dans une certaine distanciation de l’éducateur par rapport à ce qu’il vit. Ce dernier ne doit en aucun cas oublier qu’il est l’objet de projections. Celles-ci s’adressent seulement à cette représentation que l’autre a de lui, par laquelle il le suppose capable de le combler. En effet, nul n’a le pouvoir de répondre absolument au manque d’un autre.

L’éducateur doit sans cesse travailler à remettre en question cette place qu’il occupe pour l’autre, afin de ne pas glisser dans une position de toute-puissance imaginaire. J. Rouzel le dit ainsi : « S’il pense être ou avoir pour l’autre ce qui lui manque, il [l’éducateur] s’installe dans un rôle de petit tyran, qui sait à la place de l’autre ce qu’il lui faut et manipule la relation pour arriver à ses fins […] ce qu’il s’agit de repérer est la place que l’on occupe pour un autre, la place qu’il nous fait prendre et celle à laquelle on l’assigne dans la relation. » 13

D/ Une impossible standardisation

Entre la rencontre inaugurale et la fin de la collaboration, la relation éducative évolue entre différents degrés de distance.

Au tout début, il s’agit de faire connaissance ; c’est le moment des premières impressions, celles qui déterminent à quelle distance on va se positionner par rapport à l’autre pour être disponible et rassurant, sans l’envahir ni l’agresser. C’est quand l’autre viendra à notre rencontre dans la relation qu’il nous indiquera quelque chose de ses propres limites et capacités relationnelles, de ses attentes vis à vis de nous.

Au fur et à mesure de l’évolution de la relation, et dans le meilleur des cas, la confiance s’instaure et autorise une certaine liberté de parole. Ceci favorise un rapprochement entre l’éducateur et la personne qui lui est confiée et facilite le travail éducatif. C’est l’installation du transfert.

Ces degrés de distance dans l’évolution de la relation sont toujours subjectivement ressentis ; ainsi, ce qui est une position normale ou même distante pour l’un, peut parfois paraître de l’ordre d’une proximité excessive pour l’autre. Éminemment subjectifs donc, ces différents degrés sont sans doute incommensurables, c’est-à-dire qu’on ne peut vraiment les mesurer par manque de commune mesure. Seul demeure, pour en dire quelque chose, l’effet qu’ils produisent sur chacun, effet qui reste à évaluer tout au long du travail clinique.

Dans le cadre de la relation éducative, pourtant, de nombreux dévoiements sont possibles et nul n’en est à l’abri.

C’est dans le souci d’éviter au maximum de me fourvoyer – ainsi que le sujet de mon intervention – dans ces dérives que j’ai souhaité élaborer cette notion de distance dynamique.


III. LES DÉVOIEMENTS DE LA RELATION ÉDUCATIVE

Considérons tout d’abord la notion de distance…

A/ La distance

Emprunté au latin distantia « éloignement », au figuré « différence », le terme de distance est d’abord attesté au sens ancien de « désaccord ». Depuis 1223, il recouvre la notion d’écart, d’intervalle dans l’espace, au propre et, au figuré, à propos du degré de séparation entre deux personnes. 14

Dans le champ de l’éducation spécialisée, le terme ne précise rien en lui-même ; pour le comprendre, il faut l’indexer à un adjectif qui donne – à défaut d’une indication de mesure – à tout le moins un repère (la distance par rapport au sujet) et un champ (la distance sociale, éducative).

Néanmoins, deux positions repérables parce qu’extrêmes sont périlleuses pour la qualité et l’avenir de la relation éducative : la position distale 15 et la position que je qualifierai d’« intrusive », c'est-à-dire quand la distance est plus que nulle.

Ce sont ces deux positions que je propose d’interroger sachant que, dans ma pratique, il s’est agi le plus souvent de positions qui « seulement » tendaient vers l’une ou l’autre. Ainsi, les cas cliniques que j’évoquerai seront davantage représentatifs de ces tendances que des extrêmes. Et ce, d’autant plus que je me refuse à illustrer mon travail d’expériences plus spectaculaires certes, mais dont je n’aurais pas été témoin ou partie prenante.

En effet, lors de mes stages, j’ai entendu des témoignages de professionnels faisant état de situations très délicates. Une collègue m’a fait part de la tentation d’adopter tel enfant ; un autre, le trouble devant l’entreprise de séduction d’une adolescente ou, à l’opposé l’envie de s’éloigner, de laisser tomber, d’abandonner – soit pour se protéger de ces effets-là, soit par antipathie ou par épuisement.

Je ne suis pas plus forte ni mieux armée qu’eux. C’est probablement du seul fait que mon expérience professionnelle d’éducatrice est encore courte que je n’ai pas été moi-même autant confrontée à de telles situations. C’est parce que mon regard est encore « frais » que j’ai pu voir et pointer chez les autres et dans les institutions les fonctionnements que je décris et, du coup, élaborer sur ma propre pratique.

Je parlerai donc à partir de ma place de ma propre expérience, mais également de celle des autres éducateurs avec qui j’ai fait équipe. En effet, c’est aussi en les regardant travailler que j’ai été amenée à réfléchir sur cette notion de distance dans la relation éducative et à repérer sur quels critères et avec quels moyens je pouvais moi-même me positionner.

Les dévoiements de la relation éducative sont nombreux, trop nombreux pour que je les traite tous ici. De l’abandon pur et simple à l’intrusion, on en connaît tout un éventail : d’un côté, le désintérêt, l’indifférence, l’utilisation de l’autre, le mauvais usage de la distance sociale…

De l’autre, la fascination, l’aliénation, la séduction, l’appropriation de l’autre, l’envahissement, la confusion, la relation hystérique du « corbeau et du renard » 16

L’abandon et l’intrusion, représentant selon moi les deux extrêmes, ce sont les deux modèles de dévoiement que je traiterai dans ce travail.

B/ Une relation distale : l’abandon

En posant la question « Comment créer une relation d’aide ? », Carl R. Rogers s’interroge de la sorte : « Suis-je capable d’éprouver des attitudes positives envers l’autre : chaleur, attention, affection, intérêt, respect ? Cela n’est pas facile. Je découvre en moi-même et devine souvent chez les autres une certaine crainte à l’égard de ces sentiments. Nous redoutons d’être pris au piège si nous nous laissons aller à éprouver librement ces sentiments positifs envers une autre personne. Ils peuvent nous conduire à des “exigences” vis-à-vis de nous-mêmes, ou à une déception de notre confiance, et nous redoutons ces conséquences. Aussi par réaction, avons-nous tendance à établir une distance entre nous-mêmes et les autres – une réserve, une attitude “professionnelle”, une relation impersonnelle. » 17

C. R. Rogers met en lumière le paradoxe qu’à vouloir aider les autres, on encourt le risque de se perdre et de sa réflexion se dégagent clairement les motifs de la réaction défensive.

La crainte de perdre la maîtrise de ses sentiments, et la position défensive qui en découle, serait une des principales raisons pour lesquelles un éducateur pourrait se maintenir à distance des personnes qui lui sont confiées.

J’ai souvent entendu dire « Si tu es trop proche des usagers, tu te fais bouffer ! ». L’expérience d’avoir été sollicité parfois au delà de sa capacité, de son temps ou de son contexte de travail, celle d’avoir été questionné et surtout deviné au delà de ce qu’il pensait donner à voir, peut entraîner l’éducateur vers une forme de méfiance et le conduire à mettre en place une protection systématique. J’entends par protection systématique celle qui découlerait d’une position rigide, également applicable à tous et en toute circonstance, basée sur des principes inamovibles tels que ne pas embrasser ni câliner, ne pas parler de soi ni répondre aux questions personnelles, etc..

Pour préventive qu’elle se veut être, cette protection intervient en ne laissant pas émerger la manifestation des risques. Du coup, ne connaissant pas la nature ni l’allure du danger, on se protège pareillement de tous les côtés, contre tout et contre tout le monde. Cette protection préventive fait penser à une armure qui amortirait les coups, mais rendrait de même inaccessible aux « effleurements » cliniques...

La question centrale semble bien être a priori la notion de danger et le besoin de se protéger. Se protéger à l’aide d’une barrière posée « au jugé » pour se protéger d’un danger potentiel mal défini… une application en quelque sorte d’un « principe de précaution ».

Cette mise à distance peut revêtir la forme et le discours de la neutralité, qui la rationalisent. La neutralité, notons le, signifie « abstention » « laisser-faire » et encore « qui s’abstient de prendre partie, de s’engager d’un côté ou de l’autre » 18 . Il m’est difficile d’imaginer un éducateur ne s’engageant pas…

Essayons de voir comment fonctionnent les mécanismes de défense en jeu ici.

1. La distance comme défense : théorie
a) Les mécanismes de défense

On désigne par défense « un ensemble d’opérations dont la finalité est de réduire, de supprimer toute modification susceptible de mettre en danger l’intégrité et la constance de l’individu biopsychologique. Dans la mesure où le Moi se constitue comme instance qui incarne cette constance et qui cherche à la maintenir, il peut être décrit comme l’enjeu et l’agent de ces opérations.

La défense d’une façon générale, porte sur l’excitation interne (pulsion) et, électivement, sur telle des représentations (souvenirs, fantasmes) auxquelles celle-ci est liée, sur telle situation capable de déclencher cette excitation dans la mesure où elle est incompatible avec cet équilibre et, de ce fait, déplaisante pour le moi. Les affects déplaisants, motifs ou signaux de la défense, peuvent être aussi objet de celle-ci. Marquée et infiltrée par ce sur quoi elle porte en dernier ressort – la pulsion –la défense prend souvent une allure compulsive et opère au moins partiellement de façon inconsciente . » 19

Les mécanismes de défense sont « différents types d’opérations dans lesquelles peut se spécifier la défense. Les mécanismes prévalents sont différents selon le type d’affection envisagée, selon l’étape génétique considérée, selon le degré d’élaboration du conflit défensif, etc. » 20

Jean-Paul Lacas, quant à lui, écrit ceci : « Dans sa Théorie psychanalytique des névroses, Otto Fenichel 21 estime qu’ “en dernière analyse toute défense est une défense contre les affects”, en raison des sentiments d’angoisse ou de culpabilité, et, en fin de compte, comme moyen d’éviter le déplaisir que causerait la panique traumatique ou la perte de l’estime de soi-même. Il y aurait donc soit un blocage (un refoulement) des affects, soit un déplacement de ceux-ci. » 22

Anna Freud, dans son étude approfondie des mécanismes de défense, s’attachera à en décrire la variété, la complexité, l’extension, montrant notamment comment la visée défensive peut utiliser les activités les plus diverses (fantasme, activité intellectuelle), comment la défense peut porter non seulement sur des revendications pulsionnelles, mais sur tout ce qui peut susciter un développement d’angoisse : émotions, situations, exigences du surmoi, etc. Parmi ces différents mécanismes de défense, on peut citer notamment le refoulement et la rationalisation, que j’aborderai dans ce travail.

b) Le refoulement

Au sens propre, le refoulement est une « opération par laquelle le sujet cherche à repousser ou à maintenir dans l’inconscient des représentations (pensées, images, souvenirs) liés à une pulsion. Le refoulement se produit dans les cas où la satisfaction d’une pulsion – susceptible de provoquer par elle-même du plaisir – risquerait de provoquer du déplaisir à l’égard d’autres exigences. » 23

Processus inconscient, le refoulement peut être mis en échec à terme par le retour du refoulé ; c'est-à-dire que l’on peut, par exemple, éprouver un sentiment de rejet ou une antipathie qu’on ne s’explique guère a priori envers une personne auprès de qui on doit travailler. En effet, il se peut qu’un seul trait à première vue anodin, relatif au caractère de cette personne, à sa situation, à son physique, trouve écho en nous et nous renvoie à une situation douloureuse ou traumatisante de notre propre histoire, que nous avions refoulée ; le même mécanisme peut aussi bien expliquer une forte attirance envers quelqu’un. Là aussi, un seul trait relatif à cette personne, peut, par association, faire écho à une émotion ou un désir que, selon le même processus, nous avions refoulé. Cela peut se produire de la même façon avec des situations, des circonstances, des endroits qui s’avèrent anxiogène sans qu’on comprenne pourquoi.

Dans tous ces cas, la mise à distance vient alors faire écran pour éviter d’avoir à être confronté à des affects, positifs ou négatifs, inquiétants ou déstabilisants en tout cas.

c) La rationalisation

La rationalisation est le « procédé par lequel le sujet cherche à donner une explication cohérente du point de vue logique, ou acceptable du point de vue moral, à une attitude, une action, une idée, un sentiment, etc., dont les motifs véritables ne sont pas aperçus ; on parle plus particulièrement de la rationalisation d’un symptôme, d’une compulsion défensive, d’une formation réactionnelle 24 ».

J. Laplanche et J.-B. Pontalis nous expliquent que la rationalisation est un procédé très commun, couvrant un large champ depuis le délire jusqu’à la pensée normale.

D’un point de vue orthodoxe, la rationalisation n’est pas habituellement classée parmi les mécanismes de défense, malgré sa fonction défensive évidente. Elle n’est, en fait, pas dirigée directement contre la satisfaction d’une pulsion, mais elle vient plutôt camoufler secondairement les différents éléments du conflit défensif. On peut voir ainsi des défenses, des résistances, des formations réactionnelles 25 être elles-mêmes rationalisées.

Les idéologies constituées, la morale commune, les religions, les convictions politiques apportent de solides appuis à la rationalisation. En effet, l’action du surmoi vient ici renforcer les défenses du moi.

Souvent, c’est en toute bonne foi et au nom de l’éthique professionnelle que ces mécanismes de défense se trouvent consolidés. À défaut de pouvoir prouver à l’autre sa vérité, à savoir ses propres limites relationnelles, et imposer sa pratique et sa clinique comme universelles, le rapport à la position éthique permet de rationaliser : « De toute façon, l’affectif, ce n’est pas professionnel ».

Comme l’indiquent J. Laplanche et J. B. Pontalis, c’est un procédé commun ; aussi est-il répandu aussi bien chez les éducateurs, individuellement, que dans certaines institutions où il est constitutionnel et structurel de règlements souvent trop rigides, visant à tout aplanir pour ne pas laisser émerger de situations anxiogènes.

C. R. Rogers a très bien repéré ce phénomène dans les champs de la clinique, de l’enseignement ou encore de l’administration et on peut résumer en un mot le risque majeur qui en découle : « l’objectivation » du sujet.

« Je suis fortement convaincu que l’une des raisons importantes de la professionnalisation dans tous les domaines est qu’elle aide à maintenir cette distance. Dans le domaine clinique, nous développons des diagnostics aux formulations compliquées dans lesquelles la personne est traitée comme un objet. Dans l’enseignement et dans l’administration, nous établissons toutes sortes de méthodes d’évaluation, en sorte qu’une fois encore la personne est perçue comme un objet. De cette façon j’ai l’impression que nous pouvons éviter d’éprouver l’intérêt qui existerait si nous reconnaissions qu’il s’agit d’une relation entre deux personnes. C’est un vrai succès quand nous pouvons apprendre, dans certaines relations ou à certains moments de ces relations, qu’il nous est permis en toute sécurité d’accepter d’être lié à lui comme à une personne pour qui nous avons des sentiments positifs . » 26

Je dirais, en conclusion de ce chapitre, que la mise à distance vise inconsciemment à limiter les risques d’échec des mécanismes de défense et les effets qui en résultent, comme l’angoisse, l’agressivité, la peur de l’autre ou de ses propres pulsions et sentiments ; elle pourrait constituer, sinon un mécanisme de défense en soi, du moins un moyen de les maintenir le plus possible opérationnels.

En effet, par la distance, on pense se protéger en cachant sa propre vulnérabilité ; on se rend les affects de l’autre moins visibles et on tente de limiter l’impact de ceux-ci sur notre psychisme, ainsi que l’écho déplaisant qu’ils peuvent faire à nos propres affects.

2. L’indifférence ou le désintérêt
a) Quand la coupure devient fossé

La distance, dans sa dimension de « protection » consciente ou inconsciente, est, nous l’avons vu, un facteur de risque d’éloignement, mais c’est le cas aussi quand l’éducateur se laisse trop distancer par la différence d’âge, de génération, de classe sociale, de culture… et autres phénomènes qui, inévitablement, le séparent déjà du sujet auprès de qui il intervient.

Ce n’est pas à dire que la différence soit un facteur d’éloignement, mais que celle–ci peut entraîner divers phénomènes liés notamment à l’incompréhension.

Voyons quels peuvent être ces facteurs d’éloignement

b) Les différentes sortes de centrismes

Ethnocentrisme, occidentalo-centrisme, adulto-centrisme… représentent une tendance à prendre pour seule référence le groupe social auquel on appartient et à le valoriser systématiquement. On pourrait parler d’« auto-centrisme » pour qualifier une attitude centrée sur soi, auto-référée. Dans cette position, nous limitons donc notre champ de vision à notre seul cadre de référence, à nos origines ethniques, culturelles, ou encore sociales et religieuses. On se conduit comme si nos valeurs étaient universelles et on s’éloigne du sujet que l’on voulait aider en de l’y inscrivant, ignorant du même coup ce qu’il en est des siennes – lesquelles en deviennent inaccessibles. En fait, nos valeurs peuvent même être strictement incompatibles avec le mode de vie, les traditions ou les croyances de l’autre. Là encore, on est proche de la négation du sujet en sa qualité propre et le risque est grand d’empêcher la relation éducative.

c) Le glissement des préoccupations

Il peut s’agir là de soucis d’ordre privé qui nous envahissent sur le terrain professionnel et de toute sorte de préoccupations liées à l’exercice professionnel qui, petit à petit, relèguent le sujet avec qui on travaille au second plan, sans que cela soit ni délibéré, ni perçu.

Carrière, formation, budgets, temps partiel, problèmes de locaux ou de véhicules, politique sociale, R. T. T., sont autant de possibles préoccupations qui, si elles prennent trop d’importance, risquent de nous éloigner de notre mission première auprès du sujet.

L’intense sollicitation que représentent de longues années de pratique, de surcroît pas toujours reconnues à leur juste valeur, peut aboutir à l’usure professionnelle, encore appelée « burn out » ; c’est également une cause possible d’éloignement.

d) Les habitudes institutionnelles

Certaines habitudes institutionnelles sont parfois enracinées dans des raisons et motifs passés et depuis longtemps révolus, mais demeurés là à entraver le travail éducatif. Personne ne pense plus à en interroger le bien fondé parce que la raison pour laquelle on fait comme ça, « c’est qu’on a toujours fait comme ça ». Un potentiel de résistance au changement est présent en chacun de nous et sans doute dans l’institution l’effet de groupe le cristallise davantage encore.

Dans le sens commun, où l’adulte n’est pas un éducateur, il peut s’éloigner de l’enfant compte tenu de leurs divergences de point de vue, de leurs goûts et centres d’intérêt différents (il peut ne trouver aucun intérêt aux Pokemon, détester le rap, conspuer Loft Story, déplorer les rave-parties et en rester là…) Cependant dans le cas qui nous intéresse, l’adulte en question s’est engagé comme éducateur auprès d’un enfant (ou d’un autre adulte) et il doit s’éloigner le moins possible tant qu’il désire rester l’éducateur de cette personne.

Cela ne signifie pas qu’il faille apprécier à tout prix ce à quoi spontanément nous ne nous intéresserions pas, mais rester informé et ouvert pour pouvoir rencontrer l’autre sur son terrain avant de le convier éventuellement sur le nôtre.

Voici un exemple…

- Vous avez regardé Loft Story, Monsieur G. ?

- Non, tu sais par principe, ce genre d’émissions/…

- Ah oui, c’est vrai, vous êtes trop vieux !

Fin de la discussion 27 .

La seule dynamique que l’on perçoive ici est de l’ordre de l’éloignement ; celui du jeune qui ne trouve pas (ou plus) son compte dans l’échange, celui de l’adulte qui ne s’est pas donné les moyens d’échanger sur le terrain du jeune, pour ensuite amener l’échange sur le terrain éducatif.

Monsieur G. est chef de service. Il demeure intentionnellement très proche des enfants, s’y intéresse personnellement et en est très apprécié et très respecté ; pourtant sur cette question posée par ce garçon, il se disqualifie en tant qu’interlocuteur et n’accède pas au dialogue.

Monsieur G. a la cinquantaine et on comprend aisément qu’il ne s’intéresse pas spontanément à l’émission « Loft Story ». Cependant, c’était ce sujet-là que le jeune amenait pour entrer en communication à ce moment et cela n’a pas fonctionné.

Comme je l’explique plus loin, il n’est pas question de proposer aux personnes prises en charge un type d’éducateurs du même moule et indifférenciables, mais de demeurer ouvert, un minimum, à ce qui intéresse les personnes qui nous sont confiées pour permettre la relation.

Monsieur G. n’est, en l’occurrence, plus éducateur mais chef de service, rappelons-le ; aussi, ces préoccupations-là peuvent très légitimement ne plus être les siennes. Il convient cependant que l’enfant trouve, en l’autre instance qu’est l’éducateur, une attitude attentive nécessaire à l’échange.

Nous l’avons vu, les risques sont nombreux si l’on n’y est pas vigilant, de s’éloigner de la personne qui nous est confiée, de nos fonctions et de notre responsabilité éducative.

Les conséquences peuvent en être destructrices pour la relation éducative et rendre le travail strictement impossible. L’éducateur ne voit plus le sujet s’il en est trop éloigné. En effet, comment comprendre et traiter les problèmes, les demandes, les messages de l’autre si l’on s’est retiré, d’une manière ou d’une autre de son cadre de référence ? La perte du lien entraîne la perte des repères et l’éducateur devient inutile au sujet qu’il était censé accompagner.

C/ La distance nulle : l’intrusion

L’intrusion peut être le résultat de multiples attitudes :

– L’excès d’empathie ; qu’on traduit au figuré par l’expression « se mettre à la place de l’autre »…

– L’aliénation du sujet ; qui revient à prendre le sujet pour autre qu’il n’est, c'est-à-dire pour un alien et de là, vouloir le gouverner…

– Le défaut de respect ; qui lui aussi est une déconsidération du sujet, de son espace, de ses désirs…

1. Trop d’empathie

L’empathie est la faculté de ressentir ce que ressent quelqu’un d’autre. Nulle distance signifie « collé tout contre » et peut, de ce fait, marquer un excès d’empathie, c'est-à-dire une identification trop forte aux émotions de l’autre, qu’elles soient positives ou négatives.

Cela peut représenter à terme pour l’éducateur un risque de saturation affective et peut déboucher sur une dépression ou une grande lassitude psychique.

Cela dit, ce n’est pas la seule conséquence possible d’un excès d’empathie. En effet, si certains affects nécessitent qu’on les partage, qu’on les porte à plusieurs pour être supportables, le sujet qui se confie à l’éducateur a besoin que ce dernier demeure debout et fiable et ne s’effondre pas avec lui, ni sur lui.

En outre, l’émotion première doit demeurer celle du sujet qui ne doit pas être envahi dans son intimité et dépossédé de sa joie ou de sa douleur.

Une expérience vécue dans un service de psychogériatrie illustre cela.

En effet, une femme très âgée que j’avais accompagnée dans ses derniers jours vient de décéder. Elle est emmenée à la morgue de l’hôpital.

Son fils vient effectuer les démarches administratives qui lui incombent et demande à voir le corps de sa mère pour un dernier adieu. Une infirmière du service et moi-même l’accompagnons donc à la morgue.

L’image de cet homme penché sur le corps sans vie de sa mère et murmurant « Allez, adieu, Maman » m’a énormément émue et, à n’en pas douter, m’a renvoyée de manière abrupte à ma propre représentation de la mort des parents. Les larmes, que j’ai difficilement contenues, me sont alors montées aux yeux.

Cet homme a sans doute perçu mon émotion, mais j’ai pu la canaliser dans les limites du respect que je lui devais.

Une preuve d’empathie aura vraisemblablement été pour lui un soutien en ce moment douloureux ; cependant, j’aurais eu le sentiment de lui voler quelque chose de son intimité et de m’approprier sa douleur en ne retenant pas mes larmes, ce dont il aurait pu être perturbé.

2. L’aliénation du sujet

Nulle distance peut aussi se signifier comme être dans l’autre. Il ne s’agit pas nécessairement d’un rapport fusionnel psychotisant au sens où la psychiatrie définit la psychose, mais d’un rapport « d’occupation », de tyrannie, de toute puissance, excluant toute autonomie du sujet que l’on désire gouverner, niant ce dernier en tant que tel.

Dans ce type de relation, l’éducateur pense savoir à la place du sujet et l’aliène à l’objet de son intervention ; il n’est plus question alors d’un enfant qui ne veut ou ne peut pas remettre ses chaussettes, cela devient « des chaussettes qui ne sont pas encore mises » ; ce n’est plus une mère de famille qui a besoin de repos et d’aide, mais « le ménage pas fait »…

Qu’en est-il du respect du sujet dans de telles situations ? Je traiterai cette partie de mon travail en partant de ce qui, selon moi, manque dans une relation pour qu’elle en devienne intrusive, à savoir justement, le respect du sujet.

Daniel Roquefort note que le discours qui accompagne une position éducative pariant essentiellement sur les vertus de l’amour risque de tourner au discours de l’appropriation ( mes gamins, mon groupe, mon activité…)

« Il n’est pas rare dit-il que dans un établissement un éducateur/trice s’approprie un enfant, et le couve d’une affection débordante et jalouse empêchant tout collègue de s’en approcher. Il est devenu une véritable chasse gardée. Ainsi pris dans la demande affective de l’adulte, l’enfant n’a plus que le choix :

ou de se laisser manipuler

ou de prendre le large et d’affronter le rejet de l’adulte . » 28

3. Le défaut de respect

Selon E. Kant, en s’imposant par la loi morale le respect, comme le devoir qui en résulte, concilie obligation et liberté. Le respect du sujet signe la conviction que tout être humain possède une valeur intrinsèque de par son statut même d’être humain et ce, aussi inadaptés que peuvent nous sembler certaines de ses conduites ou comportements.

L’application de ce principe n’est pas toujours chose facile ; en effet les actes pervers ou violents de la personne, son indifférence voire son mépris, son absence d’investissement et d’engagement se combinent pour atteindre le narcissisme professionnel de l’éducateur. Ainsi, même s’il est parfois difficile de percevoir dans le sujet les ressources restées intactes, le respect du sujet consiste à l’accepter dans ses richesses et ses limites.

Dans une relation quotidienne, le respect du sujet dans son intimité et sa singularité passe par la disposition d’une certaine distance, dosée à l’aune de la pudeur, la sienne et celle de l’autre, et de la dignité qu’on lui reconnaît en sa qualité de sujet.

En partant de considérations générales, il faut noter que dans un couple ou dans une famille par exemple, une proximité maximale n’empêche pas nécessairement le respect de l’intimité de l’autre (comme n’ouvrir que son propre courrier par exemple).

À l’inverse, ce n’est pas du fait d’une proximité consentie qu’un inconnu s’autorise à rester juste derrière vous au guichet de la pharmacie ou de la banque, qu’un voyeur observe l’intimité des gens, ou qu’un exhibitionniste tente de heurter celle-ci.

Dans le premier cas, celui du couple ou de la famille, on voit que le respect de l’autre peut exister dans la proximité et dans le second, celui de l’inconnu, on voit que l’irrespect se passe s’il le faut de proximité et peut tout à fait exister en dépit de la distance que l’on va observer.

Ce n’est donc pas la « longueur » de distance qui importe, mais sa qualité et l’intention respectueuse qui la sous tendent.

Cette modalité de relation dans laquelle la distance est insuffisante, ou de mauvaise qualité, comporte donc les risques d’aliéner, d’étouffer, de dominer ou encore de réifier le sujet, donc de le nier.

L’éducateur dans cette position est soit inattentif, soit trop près du sujet pour le voir et, de ce fait, il ne voit plus que lui même – ce qui voue le travail éducatif à l’échec. En s’attachant le sujet, on l’empêche d’évoluer ; il n’y a donc plus ni autonomie, ni autonomisation possibles pour lui.

Pour conclure ce chapitre, cette interrogation de Daniel Roquefort sur la notion de respect du sujet dans les institutions :

« On constate des comportements, des habitudes qui, vus de l’extérieur, surprennent. Ainsi, quelque soit l’âge, le sexe de la personne accueillie, elle est dès son arrivée tutoyée, appelée par son prénom, […] l’« affectif » peut-il autoriser, par voie d’appropriation toutes les réductions de l’usager à un statut infantile ou à celui de la chose manipulée ? » 29

VI. INSTAURER LA DISTANCE DYNAMIQUE

La bonne distance est, selon moi, une distance dynamique qui ne soit ni structurelle de la rencontre, ni standardisée une fois pour toute dans la relation. Il faut qu’elle prenne en considération la demande directe ou implicite de distance ou de proximité, émise par le sujet pris en charge.

Pour comprendre sur quoi se base cette idée de distance dynamique, je propose de faire un retour sur la relation éducative et de voir ce qui y intervient et qui rend à la fois indispensable et possible cette dynamisation de la distance.

A/ Le développement de la relation

Pour Maurice Capul et Michel Lemay, l’éducateur remplit différentes fonctions qui induisent un certain développement de la relation. Dans le cadre de la fonction d’accompagnement, « Il [l’éducateur] tente de se situer comme une sorte de médiateur entre le sujet et son environnement. Dans le respect et l’écoute de l’autre et tout en sachant qu’il doit parfois poser des limites, il veut à la fois être suffisamment présent – « utile » – pour devenir significatif, et suffisamment distancié pour ne pas imposer « sa » direction. Il faut sans doute dire qu’il y a là une situation bien paradoxale puisqu’il est « payé »pour éduquer – c'est-à-dire pour participer activement à la formation d’un être humain – et parce qu’il craint non sans raison une sorte d’abus de pouvoir […] . » 30

Partant de cette réflexion, les auteurs posent que l’éducation ne peut pas être neutre, et non plus distanciée ou objective.

La neutralité, on l’a vu, est impossible dans une relation éducative. En effet, la construction d’un sujet « est tributaire d’une activité psychique effectuée par des personnes qui, entrant dans la vie du sujet, deviennent autant de témoignages vivants sur le vivant . » 31

L’interrogation ne porte pas sur la nécessité de cette présence en elle même, mais plutôt sur sa portée. Sous-tendue par un désir immodéré de transformer l’autre à tout prix, celle-ci peut devenir l’application arbitraire d’un discours social, plutôt que le moyen d’accéder à un mode d’organisation personnel.

Toujours selon M. Capul et M. Lemay, l’éducation ne peut pas être distanciée, surtout dans un mode d’intervention dans « l’ici et maintenant » tel que les éducateurs y sont confrontés. Cette absence de distanciation peut être à l’origine d’attitudes tyranniques qu’il faut combattre. Cela dit, elle est aussi une force dans la mesure où l’intervention dans le vif de la difficulté ne laisse pas le temps au contenu du message de se fausser ou de s’affaiblir.

Lors de mon stage en centre maternel, j’ai été confrontée à cette non distanciation liée à la nécessité d’une intervention sur le champ.

En effet, c’est l’heure du ménage au centre et Éric, un résident, ne supporte pas que j’en aie dispensé Marie-Claire à cause d’un rendez-vous important ; Marie-Claire par ailleurs étant handicapée physiquement. Il se met à tenir des propos injurieux à son égard, de manière insidieuse « Il y en a, comme certaines dégueulasses qui trouvent toujours le moyen de tirer au flanc etc. ». Marie-Claire est prête à partir à son rendez-vous, elle est juste à côté. Au bord des larmes, elle ne répond pas. Je demande calmement à Éric de cesser immédiatement ses insultes et cette conduite inacceptable, mais, il surenchérit et je ne peux qu’aller au conflit.

Cette intervention non distanciée aura été pour moi l’occasion de me positionner aux yeux de Marie-Claire comme engagée à lui apporter le soutien qu’elle est en droit d’attendre en étant accueillie au centre.

Elle m’a permis également de montrer à Éric que ses manœuvres d’intimidation et de manipulation ne prenaient pas et que je continuerais de décider de ma position éducative en dépit de la toute-puissance dans laquelle il croyait pouvoir s’installer.

M. Capul et M. Lemay postulent enfin que l’éducation ne peut pas être objective parce qu’elle est toujours profondément marquée par notre subjectivité et notre cadre de référence.

La subjectivité, si elle n’entre pas en relation avec celle de l’autre en intersubjectivité, entraîne des effets d’incompréhension préjudiciables à la relation éducative. Une position objective reviendrait à une sorte de détachement idéaliste, loin du travail éducatif qui, lui, est une implication volontaire de sa personne.

Puisqu’elle n’est pas évitable, la subjectivité de l’éducateur doit toujours être prise en compte car elle explique la plupart de ses actes. C’est elle qui lui permet de rencontrer l’autre dans sa propre subjectivité et cette intersubjectivité est la première caractéristique d’une distance dynamique.

La reconnaissance de cette intersubjectivité « va inévitablement se traduire par tout un ensemble d’attitudes allant d’un rapprochement intense à l’égard d’autrui à une prise de distance momentanée, en passant par une toute gamme de réponses diversifiées. » 32

B/ Éviter l’abandon, éviter la fusion

Pour limiter les risques d’éloignement liés aux différences générationnelles, culturelles ou sociales que j’ai évoqués plus haut, il m’apparaît important de demeurer en éveil et de me tenir informée de ce qui fait le monde, y compris ce qui ne m’intéresse pas ou ne me plait pas spécialement. C’est aussi de la dialectique que naît le dialogue et il me semble qu’en me ménageant cet accès au monde du sujet qui m’est confié, j’ouvre aussi tout un champ clinique dans lequel je vais pouvoir rencontrer ce sujet.

Ce n’est pas indifférent qu’un enfant s’intéresse au rap plutôt qu’au romantique « Harry Potter » et savoir de quoi il parle en l’occurrence peut permettre de comprendre de quoi il parle sur le fond. Éviter l’adulto-centrisme n’est pas si facile et cela demande une grande vigilance.

Travailler sur soi est également vital pour ne pas se laisser happer par les phénomènes inconscients que j’ai décrits plus haut.

En effet, il me semble important, pour un éducateur d’essayer de localiser, d’approcher, de reconnaître les « zones fragiles » 33 dans son psychisme à cause lesquelles il risque de s’aveugler.

Ce travail vise à mieux anticiper les situations angoissantes, pour se laisser le moins possible surprendre par elles. Ce travail sur soi permet non pas tant de rendre le Moi plus fort, mais plutôt de prendre conscience de ses inéluctables faiblesses pour mieux « faire avec ».

1. Séparer sans abandonner, tenir sans étouffer

Peut-on dire que la proximité dans une relation représente un danger d’abolition de la séparation fondamentale entre un sujet et un autre ?

S’il y a vraisemblablement une base de proximité dans toute relation fusionnelle morbide, cela ne signifie pas qu’il y ait un destin de fusion morbide pour toute relation de proximité. « Proximité » ne signifie pas « distance nulle ». Je pense que la séparation, si elle fait défaut pour l’un des deux sujets, doit être mise en mots par l’autre ou, mieux par un tiers, parlée pour exister dans le champ symbolique ; alors seulement une prise de distance plus ample servira s’il le faut à représenter concrètement la séparation.

Cette séparation au sens de distinction, de différenciation est nécessaire à l’altérité et marque la normalité. Elle est inhérente à la dualité et donc vraisemblablement présente dans une relation saine, qu’elle soit amicale ou amoureuse, professionnelle ou encore, comme ici, éducative.

Cette notion de séparation me paraît couramment admise dans le discours et la clinique de l’éducation spécialisée et sa place y est fondamentale.

Le mécanisme de défense que j’évoque plus haut et à partir duquel on peut quelquefois expliquer un rejet peut aussi bien expliquer une forte attirance envers quelqu’un. Là aussi, un seul trait relatif à son caractère, à sa situation, à son physique, peut faire écho à une émotion ou un désir que nous avons refoulé. Il est important d’être conscient de cette possibilité pour ne pas se mettre à prendre l’autre – ou se conduire comme si on prenait l’autre – pour le fantasme qu’il réactive, à savoir pour son enfant, son parent, un partenaire amoureux, celui qu’on aurait voulu être, etc.. Ce risque se double du manque de lucidité lié à cette situation qui fait que le sujet n’a pas envie de modifier les modalités d’une relation qui est pour lui de jouissance. Seul l’introduction de tiers peut favoriser le retour vers une relation adaptée à la situation.

2. Présence absence, la capacité d’être seul

La notion de distance renvoie directement à celle de présence-absence. Il est important de reconnaître à l’autre le désir d’être seul et de lui en supposer la capacité 34 .

À ce sujet, D. W. Winnicott a montré les bénéfices de la capacité dans une relation, d’être seul en présence de l’autre. Il me paraît essentiel en effet, même au plus près de l’autre, de le laisser libre de se retirer aux moments où il en a besoin ou envie, sans se précipiter pour meubler son silence ou remplir un vide présumé, plein d’inquiétude et de crainte d’avoir manqué quelque chose, d’être un mauvais éducateur. Il est possible qu’au moment où le sujet se met en retrait, il soit en train d’expérimenter sa capacité à être seul et il faut le laisser faire cette expérience, tout en restant attentif et présent.

La capacité d’être seul, est donc paradoxalement basée sur l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un, mais si cette expérience est insuffisante, cette capacité ne parvient pas à se développer.

Selon moi, dans cette hypothèse, la meilleure position pour l’éducateur, en écho au concept « winnicottien » de « mère juste assez bonne », est de tendre à être un « éducateur juste assez bon », qui sache rassurer sans endormir, tenir sans étouffer.

C/ Conditions d’exercice et modalités concrètes de la distance dynamique

« Ce repérage qui permet d’occuper la position éducative avec suffisamment de souplesse, de distance […] ne s’acquiert que dans le travail de parole et d’écriture. » 35 La parole et l’écriture sont, en effet, parmi les moyens de se distancier, de s’interroger et d’élaborer autour de sa position professionnelle. Elles constituent en outre le moyen privilégié d’appeler du tiers dans la relation transférentielle.

1. Le recours au tiers

J’ai tâché de faire émerger tout au long de ma réflexion cette notion de distance dynamique qui soit propre à rendre possible une véritable relation éducative tout en veillant à son évolution non pathogène.

C’est principalement sur le rapport au tiers que j’appuie ma position.

On peut considérer que fait tiers tout ce qui vient faire coupure à un moment donné d’une situation. Cela peut même être une réflexion que l’on se fait soudain, un souvenir qui nous arrête, mais aussi et surtout les interprétations de l’extérieur auxquelles il faut demeurer sensible.

Ces interprétations peuvent se présenter par exemple comme la remarque d’un collègue ou le dépit d’une tierce personne exclue de la relation… Ces interprétations extérieures ne sont pas forcément à prendre en compte dans leur contenu et au pied de la lettre, mais dans tous les cas, elles font signe et ont toujours des conséquences dans le symbolique où elles font acte.

Le tiers peut fonctionner et faire coupure de par sa position « en retrait » par rapport à la relation ou la situation en question.

Ainsi l’équipe fait tiers, le groupe fait tiers, un collègue, un parent, n’importe quelle personne peut faire tiers.

Le tiers peut également être représenté par un endroit, un lieu spécifique qui sépare symboliquement. Au delà des bienséances, c’est la raison pour laquelle un entretien avec un sujet n’aura pas la même portée selon qu’il se déroule chez ce dernier, dans sa chambre, dans le bureau ou encore dans un lieu « neutre ». Les deux derniers font plus sûrement fonction de tiers dans la relation par leur aspect soit solennel, soit étranger à la relation.

Cette fonction symbolique vient réitérer la coupure originelle instaurée par le père pour séparer la mère et l’enfant, fusionnant dans la dyade des premiers mois de la vie. Cette coupure fonde la loi symbolique de l’interdit de l’inceste. Elle n’opère que si la mère désigne le père comme tiers désiré par elle, signifiant du même coup à l’enfant qu’il n’est pas tout pour elle et qu’elle désire ailleurs. Cette castration symbolique coupe l’enfant de l’objet de son désir, la mère. De là découle la pulsion de vie, en fait le désir né du manque, cette incomplétude qui fait courir tous les névrosés de la terre.

Le recours au tiers vise donc à rappeler, formellement ou non, à l’éducateur et au sujet avec qui il est en relation, que leur incomplétude est structurelle et qu’aucun des deux ne peut donner à l’autre ce qui lui manque fondamentalement, fut-ce dans une relation très étroite.

Un des principaux lieux pour travailler cette question et introduire du tiers dans sa pratique, est le lieu de supervision. Nous verrons ensuite ce qu’il en est, en matière de tiers, de l’institution et de l’équipe, enfin de l’éthique qui fonde notre acceptation de cette représentation de la loi symbolique.

2. La supervision

Il est important que l’éducateur puisse disposer d’un lieu de parole et de réflexion sur sa pratique, où il puisse prendre du recul par rapport à son implication dans son travail et dans la relation éducative.

La supervision peut s’exercer dans le cadre d’un travail duel, ou encore en groupe restreint.

Rapport d’échange, la supervision doit idéalement permettre d’examiner le travail accompli, de considérer les effets du projet institutionnel et des projets individuels, d’évaluer les interactions dans l’équipe et dans les groupes. Chacun doit pouvoir de la sorte donner forme, par la parole ou par l’écrit, à ce qui se joue pour lui dans la relation éducative et ré-interroger son humilité, ses velléités de maîtrise, ses fantasmes et ses affects, le transfert dont il fait l’objet…

Toutes les institutions n’ont pas la possibilité de mettre en place formellement l’une de ces instances, le plus souvent en raison des urgences qui prennent le pas sur tout le reste et du manque de temps formel. Cependant dans toutes les institutions, les professionnels échangent beaucoup dans les couloirs, à la cafetière, au relais, en réunion de synthèse... C’est là qu’ils peuvent généralement effectuer ce travail de distanciation par rapport à leur pratique.

J. Rouzel insiste beaucoup sur l’importance du travail sur soi pour les éducateurs : « Comment accompagner les autres dans cette découverte, dans cette difficile acceptation de l’incomplétude de l’être, et que l’on ne peut combler sur le mode de l’avoir, si l’on ne s’est soi-même, en tant qu’éducateur, coltiné à cette part manquante en soi ? […] Travailler comme éducateur ne laisse pas tranquille ni indifférent, puisqu’il faut en permanence trouver en soi une position d’ouverture aux autres. Et que cette rencontre avec des personnes en grande souffrance ne peut que nous affecter. » 36

Que l’instance s’appelle « atelier clinique », « analyse des pratiques » ou « supervision » ou encore qu’il ait lieu dans les couloirs, ce travail sur soi, est indispensable à l’instauration d’une distance dynamique. Effectué avec sincérité, c’est le moyen privilégié et peut-être le seul de rester humble, éveillé, et capable d’entendre la critique.

3. L’institution

L’institution est un des piliers sur lesquels l’éducateur peut et doit s’appuyer pour s’engager et se maintenir dans la distance dynamique. Il ne s’agit pas de l’établissement qui, lui, désigne tout ce qui est établi tel que les bâtiments, les textes de loi, les budgets, l’organigramme, etc. et qui est plutôt statique.

L’institution représente l’ensemble de ce que construit le groupe d’êtres humains qui vit dans l’établissement, à partir de l’intervention de tous ses membres, usagers aussi bien que professionnels. Tout comme une relation éducative basée sur la distance dynamique, l’institution n’est jamais achevée, elle se construit en permanence par l’œuvre de chacun quelle que soit la place qu’il y occupe. L’institution s’élabore dans tous les lieux de parole et d’échange grâce auxquels un groupe humain peut rester vivant et ses membres se supporter l'un l'autre.

La position dynamique se nourrit de l’institution en même temps qu’elle la nourrit.

L’institution représente le cadre dans lequel évolue l’équipe. Souvent pluridisciplinaire, cette dernière est la source d’échanges d’une grande richesse.

La complémentarité et la solidarité de ses membres permettent à chacun d’y trouver un soutien et un regard attentif sur sa pratique et sur sa clinique.

4. L’éthique

Les notions de responsabilité et d’engagement en éducation spécialisée sont étroitement liées à celles d’éthique et de morale ; je me référerai en l’occurrence à Paul Ricœur qui propose « par convention (de réserver) le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte. » 37 Si la morale est référée à l’extérieur, l’éthique est auto référée au sujet.

La responsabilité est une « obligation ou nécessité morale, intellectuelle, de réparer une faute, de remplir un devoir, un engagement. Par extension, le fait, pour certains actes d’entraîner (suivant certains critères moraux, sociaux), des conséquences pour leur auteur ; [c’est aussi] le fait d’accepter de supporter ces conséquences. » 38

L’approche sociologique définit la responsabilité à partir du latin responsum , participe passé de respondere « se porter garant, répondre ».

Selon cette même référence, le terme de responsabilité, dans l’usage courant, renvoie à l’obligation pour un individu d’assumer et supporter les conséquences de ses actes et revêt une signification morale. L’éthique de la responsabilité suppose la prise en compte des conséquences des actes. 39

Alain Boyer, auteur du « Guide philosophique pour penser l’éducation spécialisée » 40 aborde la responsabilité comme le fait d’être capable de répondre . Plus avant, la responsabilité selon lui s’entend dans son acception gréco-latine de « répondre à quelqu’un » et dans l’autre, anglo-saxonne, de « répondre de quelque chose ». Il s’agit donc, si on fait une synthèse de ces deux acceptions, de répondre à quelqu’un de quelque chose : Répondre à l’autre de ce à quoi on s’est engagé envers lui.

Toujours dans l’optique philosophique d’Alain Boyer, il faut, pour qu’on juge quelqu’un responsable, qu’on le reconnaisse comme sujet de parole avec une place qui lui a été reconnue dans la loi de l’échange. De cette place il lui est possible de prendre la parole et il est possible de l’y appeler –par son nom- à répondre de tel ou tel acte. C’est au fondement même de la notion de distance dynamique.

La responsabilité d’un acte suppose qu’un acte soit posé, ce qui fait peur parce qu’il nous échappe toujours. C’est un risque qui se double, comme pour la parole, du risque des conséquences imprévisibles qu’il aura. La responsabilité éducative entraîne pour l’éducateur de devoir faire des choix, prendre des décisions malgré cette incertitude et les assumer avec leurs conséquences, qu’elles soient favorables ou non, qu’elles servent son intention première ou non. C’est son éthique qui déterminera ses choix et ses décisions.

Ainsi, le champ de l’éthique se définit par le fait que chacun soit convoqué à répondre de sa présence et de son engagement. L’éthique renvoie à la responsabilité au nom de laquelle l’éducateur doit répondre de ses actes et faire apparaître les raisons de son engagement dans la relation éducative.

Selon J. Rouzel « la place que l’on occupe comme éducateur dans cette rencontre et par conséquent la place à laquelle on met l’autre est à questionner en permanence. Soit elle est issue d’une position de supériorité, de pouvoir exercé sur l’autre, soit elle s’inscrit dans la dimension d’une rencontre subjective, l’éthique fait repère en inscrivant dans la parole et l’écriture ce qu’il en est du rapport à l’autre » 41

Je pense qu’il ne faut pas perdre de vue lorsqu’on est éducateur spécialisé le risque qui est toujours présent et le fait que prendre une responsabilité c’est aussi prendre ce risque. Il faut essayer de l’évaluer, de le limiter et il faut en assumer les conséquences, cependant, cela ne signifie pas être coupable de n’avoir pas deviné ou prédit la part d’incertitude qui fait inévitablement partie de tout projet, de toute action ou de toute relation.

Je suis responsable signifie que je m’engage à répondre quand l’autre me convoque à la place que je me suis engagée, vis à vis de lui, à tenir. Cependant, dès lors que j’ai pris mes responsabilités, je ne suis pas responsable de ce que l’autre extrapole, projette, fantasme ou décide parce que cela lui appartient et représente sa part de responsabilité.

Ce serait nier l’autre en sa qualité de sujet que de lui contester sa part de responsabilité ; ce serait lui ôter le droit de choisir, lui dénier tout ce que je m ’accorde quand je me positionne comme responsable.

Si l’on fonde sa pratique éducative sur le respect du sujet, la position éducative se trouve nécessairement contradictoire, du fait qu’elle se trouve au point de jonction entre l’individu et la société. Pris entre les deux, l’éducateur doit à la fois tenir compte de chaque sujet et, sans cesser de l’évaluer, de la commande sociale. C’est sa position éthique qui déterminera son choix dans chaque situation.

Ainsi, si l’éthique détermine les choix du sujet-éducateur dans le contexte de sa pratique, c’est indéniablement l’éthique qui détermine sa manière de considérer la dimension subjective de l’autre, de respecter ses choix de sujet responsable.


CHAPITRE DEUXIÈME L’APPROCHE CLINIQUE

I. MARIE CLAIRE

A/ Un éloignement intrinsèque au projet institutionnel

1. L’institution

Le cas suivant est celui d’une femme reçue en Centre Maternel. Celui-ci accueille des parents isolés (occasionnellement également des couples) avec un ou plusieurs enfants nés ou à naître et relevant du service de l’Aide Sociale à l’Enfance. La capacité d’accueil est de 25 places.

La prise en charge par le centre consiste en une aide et un suivi éducatif pour travailler à la sécurité et au bien-être des enfants, (notamment en traitant l’hygiène corporelle, vestimentaire, alimentaire, des locaux, les rythmes de vie, la scolarisation, la gestion et l’organisation de la vie collective, la mise à jour de la situation administrative, financière, de l’emploi, du logement) et en un suivi psychologique et un soutien moral. La durée moyenne de la prise en charge est de 6 mois.

2. Éléments d’anamnèse

Marie-Claire a 37 ans ; à cause de violences infligées par son mari, elle vient de quitter en urgence le domicile conjugal et se trouve hébergée au Centre Maternel avec ses quatre enfants âgés de 10 ans à 16 mois, un fils et trois filles.

À la suite d’un accident dont Marie-Claire garde de sérieuses séquelles, elle porte une prothèse de hanche. Sa jambe droite est complètement raide. Sa marche est considérablement gênée par une importante claudication. D’ailleurs, quand elle se fatigue trop, il arrive que sa prothèse se déboîte et qu’elle doive la replacer, comme le lui a montré son chirurgien, dans son articulation.

Sa dernière fille, lorsqu’elle était âgée de quelques mois à peine, a été victime d’une chute, lâchée semble-t-il, par sa mère qui était en train de s’occuper d’elle. Il en a résulté un trauma crânien dont l’enfant s’est finalement plutôt bien remise. Un léger retard psychomoteur fait cependant qu’elle ne marche pas encore et demande beaucoup à être portée par sa mère.

Je n’ai pu recueillir de Marie-Claire aucun élément d’information sur son enfance, ni à propos de ses parents. Celle-ci m’a confié seulement quelques bribes de son histoire récente, notamment autour du fait que de nombreux proches l’avaient abandonnée quand elle avait décidé de quitter son mari…

3. La situation

Comme tous ici, Marie-Claire est tenue, juste après le repas du soir, de faire la vaisselle et le ménage. Sa situation singulière pourrait la dispenser de la plupart des activités ménagères, mais le règlement est formel : tout le monde fait la même chose, il ne faut pas créer d’injustice, il ne faut pas faire de jaloux au risque d’avoir ensuite à gérer des conflits, au risque de devoir affronter du désordre.

Pendant qu’elle s’active au ménage, ses enfants la demandent et l’équipe éducative lui recommande instamment de mieux s’occuper d’eux. Elle les couche autour de 20 heures (heure réglementaire), et presque tous les soirs ils pleurent et la réclament auprès d’eux. Marie-Claire sait bien qu’on attend aussi d’elle qu’elle se montre maternelle. Pourtant, comment pourrait-elle être en même temps occupée à deux activités s’excluant mutuellement ?

Une carence relative à la nutrition et à l’hygiène peut porter préjudice à l’enfant ; elle est ici immédiatement prise en compte. Ajoutée aux contingences d’entretien d’un lieu de vie collective, cette considération donne lieu à une réglementation et une planification très strictes des tâches en question, traitant globalement les éventuelles carences ménagères des résidentes et l’aspect pratique de l’entretien des locaux.

Les mères reçoivent donc une double injonction qui conditionne leur droit de rester : exhiber ses compétences ménagères et être une mère affectueuse et disponible… en même temps ! Les résidentes ne peuvent pas s’autoriser à passer outre le planning pour répondre à l’enfant ; il est présenté par l’équipe éducative comme non négociable.

L’injonction paradoxale 42 est un ordre donné dans des termes tels qu’il contient en lui même une contradiction et qui peut placer le sujet dans une situation angoissante et absurde. Marie-Claire devrait être dans deux endroits en même temps, occupée à deux tâches différentes et exclusives. En faisant un choix, elle donne à voir soit une mère mal-aimante, soit une souillon et dans les deux cas, elle est forcément nerveuse et débordée.

Elle a très peur qu’on lui retire ses enfants. C’est là l’« injonction négative tertiaire qui interdit à la victime d’échapper à la situation ». C’est ce qui arrivera si elle retourne auprès de son mari et également si elle se montre une mère souillon et peu affectueuse.

Je lui propose régulièrement de finir sa part de ménage pour qu’elle aille auprès de ses enfants 43 . J’aurais pu l’autoriser à reporter son travail ménager ; mais j’ai décidé plutôt de le terminer à sa place en considération de sa fatigue et de son stress, et en ayant évalué avec elle l’aide dont elle avait besoin au cas par cas (au vu des événements de la journée, de la nervosité des enfants, de l’ambiance au dîner…)

Il m’a paru pragmatique de la remplacer là où elle était le moins utile, c'est-à-dire au ménage mais pas dans son rôle de mère. En terme de distance, elle avait besoin que quelqu’un soit assez près d’elle pour entendre ses difficultés et son angoisse, mais assez distant pour ne pas envahir sa place auprès de ses enfants.

4. Ma proposition

Le traitement séparé de l’entretien des locaux et des difficultés des résidentes en matière ménagère aurait aidé à redonner du sens – dans une perspective de retour à un chez soi – à l’idée d’un minimum d’ordre et d’hygiène. Cela signifiait l’intervention du personnel d’entretien pour les tâches découlant directement de la condition de collectivité. L’organisation (la cuisine, les courses, le ménage biquotidien, le « grand ménage » bihebdomadaire les mêmes jours que la lessive, l’entretien des chambres) laisse peu de temps aux femmes accueillies pour être autre chose que des ménagères débordées…

Le personnel d’entretien étant empêché, j’ai proposé à l’équipe, après avoir tâché d’entendre ce qu’en disaient les principales intéressées, d’organiser un planning tournant, permettant que chacune, tour à tour, effectue une tâche après l’autre et bénéficie d’un jour sans ménage 44 .

Ce planning tournant visait à rompre la lassitude qui s’installe à faire toujours la même part du travail. Par ailleurs, il m’a semblé souhaitable de mieux répartir les tâches tant par souci d’équité, que pour mieux repérer les difficultés des résidentes et les aider en conséquence. Ce système permettait en outre de prévoir un jour de repos, de réduire un peu le stress et de favoriser donc un temps de rencontre avec les enfants, qui ne soit de l’ordre du « surmenage » 45 . Marie-Claire, à défaut de pouvoir être totalement dispensée y aurait trouvé quelque soulagement. (Au moment où j’ai terminé mon stage au Centre Maternel, l’équipe se concertait pour mettre ce système en place.)

5. Une relation dynamique ?

Les quelques éléments qui suivent veulent montrer les degrés de distance qu’appelle selon moi la position de Marie-Claire et quelles modalités j’ai employées pour instaurer avec elle une relation singulière. Marie-Claire ne l’exprime que rarement en mots, mais elle est très seule et demande en fait beaucoup de soutien physique et psychologique et de réassurance.

a) Répondre à une demande de présence…

À plusieurs reprises, sa situation a nécessité de la part de l’équipe une intervention destinée à la protéger ; en effet il a pu arriver que, débordée, elle ne change pas immédiatement la couche de sa fille ; qu’elle tarde un peu à débarrasser sa table après le repas pour pouvoir s’occuper des enfants ; qu’elle n’ait plus de vêtements propres en attendant le jour de la lessive… Ces différentes situations ont conduit des membres du groupe à s’en prendre à elle et à l’agresser de manière régulière, l’accusant notamment d’être sale et de sentir mauvais.

b) Et assumer le transfert

Quelques jours après que j’ai ouvertement pris son parti, Marie-Claire vient vers moi à mon arrivée et tend spontanément son visage pour m’embrasser. Marie-Claire n’étant pas du genre à « faire la bise » à tort et à travers, son geste m’en paraît d’autant plus important et je l’accepte. La directrice m’indiquera que j’ai eu tort et que j’aurais dû lui tendre la main pour marquer mon refus de l’embrasser et « garder mes distances »…

Puisque Marie-Claire est la tête de turc du groupe, qu’elle fait l’objet d’injures liées à sa soit-disant mauvaise odeur, la repousser aurait été, je pense, très maladroit de ma part.

Épilogue…

Au bout de quelques mois au centre maternel et après avoir amorcé une procédure de divorce, Marie-Claire est finalement retournée auprès de son mari… Que s’est-il passé ? Épuisée 46 , hyper sollicitée, quitte à ce qu’on lui retire ses enfants de toute façon, le poids de sa vie de couple a fini par lui sembler préférable aux exigences du Centre Maternel.

Ses enfants ont été placés. Quand on comprend ce qu’elle a payé pour ne pas être renvoyée, on peut mesurer combien sa prise en charge a été inadaptée à certains égards, pour qu’elle en arrive à préférer cette extrémité.

B/ Évaluation du cas

1. Une position distale

La vie quotidienne au centre est soumise à de nombreux règlements qui mettent en place une réelle exigence et qui sont parfois difficiles à respecter – également du fait de chevauchements et de contradictions.

En dehors de l’interdiction faite verbalement aux éducateurs de se laisser tutoyer par les résidents, et de les tutoyer eux-mêmes, si la distance n’est pas évoquée formellement dans les écrits institutionnels, elle est dans le principe-même de la rencontre.

2. L’autocentrisme

Au nom du professionnalisme, l’institution se situe d’emblée hors de portée des personnes qui y sont reçues, en orientant son action non sur les besoins réels des personnes accueillies, mais sur ce qu’elle présuppose de ces besoins et les moyens qu’elle souhaite y consacrer.

L’institution impose son cadre de référence comme universel, dans une attitude que l’on pourrait nommer « autocentrisme », dans le sens où j’ai abordé ce terme page 21.

3. Les habitudes institutionnelles

L’éloignement ici ne procède donc pas spécialement d’un positionnement trop distant d’un éducateur ou d’une éducatrice en particulier, mais de l’attitude globale d’une équipe inscrite dans un projet institutionnel un peu figé, bien que fondé sur les meilleures intentions et qui, nous avons pu le voir, est passé très nettement à côté de son but avec Marie-Claire. L’ancrage dans les habitudes institutionnelles, avec les conséquences repérées dans mon approche théorique comme cause possible d’éloignement, joue également un rôle important dans cette situation, mettant en œuvre une forte résistance au changement.

4. La rationalisation

L’institution se met d’emblée à distance des sujets, puisque l’ensemble des situations est pré-traité 47 avant même la rencontre ; la distance, ici marquée par la rationalisation , est surdéterminante dans la rencontre, elle en est structurelle.

Rappelons en effet qu’il est demandé aux éducateurs de présenter le règlement aux résidents comme non négociable ; ceci limite d’emblée la place qui sera faite au désir et à la singularité du sujet. On peut remarquer l’écart qui sépare les préoccupations de l’institution de celles des personnes qu’elle accueille, qui n’étaient pas venues apprendre à faire du ménage de collectivité.

Celles-ci, quels que soient leurs problèmes, leur histoire, leur situation, doivent satisfaire à un certain nombre d’exigences qui revêtent un pseudo-discours éducatif, rationalisant en fait. La rationalisation , abordée page 18 est un mécanisme de défense, ici érigé institutionnellement en un ensemble de règlements et plannings et visant à maintenir un certain ordre en toute circonstance.

Ma position un peu décalée a réactivé au niveau de la direction du service une réaction défensive, un mécanisme de défense (cf. page 16) ; on m’intime quasiment l’ordre de « me protéger ». En effet ma position, si elle est considérée comme tout à fait dans la norme par la plupart des membres de l’équipe sur le terrain, contribue cependant à raviver chez plusieurs les peurs que la position institutionnelle avait précisément tenues à distance. La position, de toute bonne foi, est rationalisée par des principes d’éthique professionnelle.

5. La place du sujet

En pratique la prise en charge semble s’attacher essentiellement à repérer chez ces femmes les signes patents des compétences requises pour faire de bonnes mères, donc de bonnes ménagères. Le cas échéant, on va combler les manques, selon une grille d’évaluation réputée objective, qui ne tient compte ni de la culture, ni des origines, ni de la personnalité des intéressées. Comme nous l’expliquent M. Capul et M. Lemay (cf. page 29), le désir immodéré de transformer l’autre à tout prix, sous prétexte de professionnalisme, peut déboucher sur l’application arbitraire d’un discours social, plutôt que sur le moyen d’accéder à un mode d’organisation personnel.

Les éducateurs et les éducatrices sont censés inculquer aux résidentes la bonne façon de faire ; le fait qu’il s’agisse d’une pure construction sociale et qu’elle n’a – pas plus qu’une autre – valeur de vérité ne semble pas poser question. L’institution ne se rend pas compte que, dans l’intention de traiter tout le monde pareil et d’« être objectif » avec les résidentes, elle ne fait que rejeter très loin leur subjectivité pour leur imposer en échange la sienne, objectivée et rationalisée. Autocentrisme et rationalisation sont encore perceptibles ici.

Voilà qui aboutit selon moi à une négligence de la dimension individuelle et à un risque d’ aliénation ou de négation du sujet . En l’occurrence, on est à des lieues des préoccupations de Marie-Claire qui, elle, attendait de la compréhension et un soutien et qui se retrouve écrasée sous des contraintes qui ne font qu’empirer sa situation.

À l’instar de M. Capul et M. Lemay, je pense qu’il faut se méfier de la tentation de normaliser les personnes qui nous sont confiées, ici les « mères » : oublier la dimension subjective de la femme – mère en l’occurrence –, au profit de la collectivité dont elle fait momentanément partie et au nom de nos normes socioculturelles parfois trop rigides et enfermantes.

6. La distance dynamique

Pour que puisse opérer une distance dynamique telle que je la définis à la page 28, je pense qu’il incombe à l’éducateur de ne pas traiter tout le monde de la même manière en une circonstance donnée, mais plutôt de traiter chacun de la façon la mieux adaptée à sa situation du moment. Le traitement fait à chacun doit être, comme la distance, en permanence réévalué et réajusté, au moyen du recours au tiers , présent notamment dans le travail d’équipe.

Marie-Claire s’est tournée vers moi à différents moments pour obtenir de l’aide. Je lui ai montré de la disponibilité et j’ai fait valoir son parti à plusieurs reprises.

En me positionnant ainsi en avant de la ligne de démarcation informellement posée par l’institution, j’ai été qualifiée par Marie-Claire comme susceptible de lui apporter mon soutien. Elle était en demande d’une proximité et d’une écoute que je lui ai accordées. L’affection qu’elle me manifeste dès lors signe vraisemblablement quelque-chose d’un transfert positif qu’il restera à manier, dans le sens où je cite J. Rouzel à la page 10.

II. LOUIS

A/ Le risque d’attenter à la pudeur, le cas de Louis

1. L’institution

Ce S. E. S. S. A. D., Service d’Éducation Spécialisée et de Soins à Domicile est réglementé par la loi de 1975 relative aux établissements médico-sociaux et par l’annexe XXIV. Créé en 1971, le service est rattaché à un I. M. E.

Il est agréé pour prendre en charge des enfants et adolescents de 0 à 20 ans, présentant des troubles de la personnalité et du comportement et/ou des déficiences intellectuelles quelles qu’en soient les origines.

Le service fonctionne avec une équipe pluridisciplinaire composée d’un psychiatre responsable du service, un chef de service éducatif, cinq éducateurs spécialisés et, à temps partiel une psychologue clinicienne, une psychothérapeute, une psychomotricienne, un orthophoniste et un rééducateur en psychopédagogie.

La demande (émanant des parents, de l’école, du médecin, des services sociaux…) est examinée par la C. D. E. S. (commission départementale d’éducation spéciale) qui donne son accord à la prise en charge.

Le projet écrit par le service vise à proposer un cadre de travail éducatif et thérapeutique pour tendre à restaurer et maintenir la place du sujet enfant/adolescent dans sa famille (naturelle ou d’accueil), son milieu scolaire, son environnement social. Service de milieu ouvert, Le S. E. S. S. A. D. intervient auprès de l’enfant dans son milieu naturel, en vue de l’y maintenir et éviter si possible son entrée en institution spécialisée.

Le service effectue un travail direct auprès de l’enfant, soit en séances individuelles effectuées par l’éducateur référent (ou encore un éducateur stagiaire qui propose un projet), soit en séances collectives. Les premières se déroulent à jour, heure et lieu réguliers (domicile, école, centre social, local prêté par la mairie, bibliothèque, centre…) ; les secondes prennent la forme de « groupes thérapeutiques », de 3 à 7 enfants, animés par au moins deux membres de l’équipe, à rythme hebdomadaire et en un lieu fixe (textes, langage écrit, bassin, poney, travaux manuels, jeux sportifs, psychomotricité, etc.). La prise en charge propose également des groupes de sorties regroupant de 12 à 25 enfants ; les uns, mensuels ont une visée éducative, les autres, trimestriels ont davantage un but clinique et institutionnel.

Les enfants qui en ont besoin peuvent bénéficier de rééducations en psychomotricité, orthophonie et psychopédagogie en séances individuelles ou collectives. Les enfants peuvent aussi s’inscrire au besoin dans une psychothérapie avec l’un des psychothérapeutes du service. Des rencontres bimensuelles avec les parents permettent d’échanger avec eux et l’enfant sur l’actualité de la situation et les modifications éventuellement souhaitables.

Le travail interne à l’équipe pluridisciplinaire est le temps pour l’élaboration de la clinique propre à chaque sujet pour qui le travail est entrepris. En plus du travail en groupe dans le cadre des réunions, un système de « supervision » est mis en place et permet à chacun d’exprimer ses difficultés et son ressenti.

2. La position du S. E. S. S. A. D. en matière de distance

L’équipe du S. E. S. S. A. D. s’est fixée certaines règles très précises relatives à la distance, règles que chacun respecte avec plus ou moins de rigueur selon sa personnalité et son type d’intervention. Globalement, il s’agit d’observer une distance dont l’objectif serait d’instituer l’éducateur comme « fonction symbolique » pour l’enfant et sa famille plus que comme « sujet » dans la relation.

Cette position se traduit en pratique par l’usage exclusif du patronyme précédé de Monsieur ou Madame et en aucun cas l’usage du prénom. Le tutoiement quant à lui est toléré de la part des enfants, eu égard à la difficulté à différencier le « tu » et le « vous » pour les plus jeunes d’entre eux.

Le mode de salutations en usage est la poignée de main, la « bise » et les câlins devant être exclusivement réservés par les enfants pour leurs proches, leurs parents. Certains éducateurs donnent un baiser pour marquer l’anniversaire d’un enfant.

Avec la même intention, la position commune quant aux questions sur la vie privée des intervenants est de remettre l’enfant indiscret à sa place en lui indiquant que cela ne le concerne pas.

3. Louis : éléments d’anamnèse

Louis est un petit garçon de 7 ans. Il a un frère jumeau (monozygote), un grand frère de 9 ans et une petite sœur de 4 ans. Tous les enfants de la fratrie sont placés dans différentes familles d’accueil de la région.

Louis et son jumeau sont placés dans la même famille, depuis leurs 4 ans. Ils ont auparavant fait un séjour à la maison départementale de l’enfance de Laon, en pouponnière.

Leur mère est très immature ; elle est partie vivre dans le sud de la France et donne des nouvelles très irrégulièrement, de l’ordre d’une ou deux fois par an. Leur père ne se manifeste pas davantage.

Le placement a été ordonné pour cause de maltraitance de la part des parents. En effet, ces derniers, très instables et négligents ne prodiguaient pas les soins de base nécessaires à leurs enfants, qui de plus portaient d’importantes et régulières traces de coups.

Les deux enfants sont doués une intelligence plutôt supérieure à la moyenne, très vifs et très curieux. Ils se ressemblent en tout point physiquement, (jusqu’à la voix) et présentent – au premier abord – une problématique très proche. Tous les deux sont repérés comme instables, indociles, accessoirement agressifs. Ils montrent d’ailleurs des troubles du comportement très semblables. Louis a beaucoup de mal à fixer son attention sur une tâche ou un point précis. Il semble souvent parti dans ses rêveries et il est difficile d’obtenir qu’il écoute puis qu’il observe une consigne. De ce fait, Louis est peu autonome parce-que, « tête en l’air » il oublie de s’occuper de ses affaires et laisse les adultes faire pour lui.

Scolarisés dans des classes séparées, les jumeaux ne fréquentent tous deux l’école qu’à raison de 2 heures par jour. Leur relation avec leur famille d’accueil présente des hauts et des bas, tant il est vrai que leur duo peut très rapidement s’avérer épuisant.

La relation entre les deux frères est toujours très tendue ; ils sont à la fois inséparables et insupportables l’un pour l’autre. Louis a du mal à accepter de n’avoir pas le dessus dans cette relation de rivalité, il cherche sa place.

Louis a un rapport à la loi très perturbé. Souvent, pour marquer son opposition, il reprend à son compte les interdits posés par les adultes, les caricaturant presque sur le même ton qu’eux.

4. La prise en charge par le service

Louis est suivi par le S. E. S. S. A. D. depuis 4 ans ½. Le travail effectué avec lui s’inscrit globalement dans le projet institutionnel décrit plus haut.

Plus spécifiquement, il emprunte différentes modalités. Une séance de travail hebdomadaire avec son frère jumeau, encadrée de leurs éducateurs référents respectifs a été mise en place. Louis participe par ailleurs à de nombreuses sorties et il a intégré pour cette année scolaire le groupe piscine, dans le cadre duquel je vais le rencontrer.

5. La situation

Le groupe piscine accueille sept enfants, garçons et filles âgés environ de 6 à 9 ans. Il est encadré par G. B., une éducatrice spécialisée, P. J. la psychomotricienne et moi-même pour la période que couvre mon stage long.

Après que l’on soit allé chercher chaque enfant à son domicile, le groupe s’installe pour un « temps de parole ». Ce moment ouvre et clôture chaque séance, pour tous les groupes. Il sert aux enfants à poser leurs questions, raconter ce qu’ils souhaitent raconter, échanger entre eux et avec les adultes. C’est comme un sas entre l’extérieur et l’activité du groupe et même si le temps manque et qu’il est symbolique, ce moment est toujours observé. Pour les éducateurs, c’est un moment important de la clinique ou chaque mot, chaque silence et chaque attitude est importante.

Après ce rituel, vient le moment du déshabillage. Les filles sont dans un vestiaire et les garçons dans l’autre. Chaque demi-groupe est sous la surveillance de l’une ou de deux des adultes présentes, en fonction du nombre d’enfants qui les composent. Ce moment permet de se rendre compte d’éventuelles difficultés rencontrées par les enfants dans les opérations de déshabillage et de rhabillage, de repérer les problèmes liés à un éventuel manque d’autonomie. Les problèmes relatifs à la pudeur peuvent également être pris en compte ici. C’est justement sur ce point que porte le cas de Louis.

Mes deux collègues sont avec les filles, qui sont plus nombreuses, et je suis du côté des garçons. Louis me dit qu’il ne veut pas que l’« on voie son zizi » et rechigne à ôter son slip. Je lui propose de faire paravent avec une serviette pour le cacher des regards, y compris du mien, bien sûr. Nous parvenons donc ainsi à nous mettre d’accord ; il est en train d’enfiler son maillot de bain derrière cet écran improvisé quand G. B., l’éducatrice, revient dans le vestiaire après être allée se changer dans une pièce attenante, et se met à morigéner Louis :

« Ah non, ça va bien ! Tu ne vas pas recommencer ton cinéma avec ça, on t’a déjà dit que tous les garçons sont faits pareils. On s’en fiche, de voir ton zizi ! »

Je ne me suis pas opposée verbalement à ma collègue, mais j’ai maintenu la serviette le temps que Louis termine de s’habiller derrière.

Après plusieurs mois à lutter contre la volonté de Louis de cacher sa nudité, l’éducatrice avait enfin obtenu de lui qu’il se déshabille devant les autres, apparemment sans faire d’histoire et sans faire perdre de temps au groupe.

Il semble que ma présence ce jour là représente pour l’enfant un nouvel espoir d’être entendu et d’obtenir le droit à son intimité, à une certaine distance en l’occurrence et il ne manque pas de saisir cette chance d’exprimer son identité et son désir de sujet.

Lors d’une réunion de synthèse à laquelle est conviée l’institutrice de Louis, cette dernière explique comment elle tient une serviette autour de lui quand il se change à la piscine, précisant combien inaliénable lui paraît la pudeur de quelqu’un. J’en profiterai pour signifier mon adhésion à son point de vue.

Il m’a semblé qu’il avait fallu cette intervention de l’institutrice, pour que G. B accepte comme véritable prise de position éducative, ce qui n’était jusqu’alors à ses yeux qu’une vague opposition d’une stagiaire envers une professionnelle en poste.

B. Évaluation du cas

1. Une distance statique

Cet exemple nous montre bien que la « bonne » distance ne se pose pas d’une manière unilatérale et qu’elle ne peut pas être définie et décidée par l’éducateur, sans tenir compte du sujet qui se tient en face de lui.

Nous avons là affaire à un mode relationnel qui, nous l’avons vu dans la présentation de l’institution, se structure en grande partie sur l’établissement d’une distance – plutôt statique – entre l’éducateur et le sujet éduqué, entre l’adulte et l’enfant, selon des principes de respect mutuel. Le caractère statique de cette distance entraîne son inadaptation aux différentes situations et aux différents sujets, comme nous avons pu le voir à la page 2, où j’énonce ma problématique de travail.

2. Un défaut de respect

Dans cet exemple-là, pourtant, l’adulte est trop convaincu d’être à bonne distance (puisque celle-ci est pré-réglée) et commet une intrusion sans s’en rendre compte. Le défaut de respect entre autres attitudes détermine le caractère intrusif de la relation (cf. page 24).

Il est trop éloigné des préoccupations de l’enfant pour se rendre compte que ce dernier demande le respect d’une certaine distance à son égard, sa distance. Sa pudeur n’a pas été prise en compte et le sujet s’est trouvé aliéné à la volonté de l’éducatrice qu’il accepte de se montrer nu devant les autres.

Par glissement des préoccupations , en considération de son emploi du temps, de la bonne marche de sa journée de travail, l’éducatrice souhaitait que cela « tourne bien » et se passe sans histoires ; l’ aliénation du sujet à l’objet de l’intervention est ici rationalisée par le traitement d’une pudeur excessive, voire d’une supposée pudibonderie.

3. L’adultocentrisme

Cette attitude dénote donc un défaut de respect qu’on peut expliquer également par un enfermement dans une position « adultocentriste ». Non que G. B. ait voulu délibérément manquer au respect de cet enfant et aliéner sa dimension subjective, elle s’est sans doute auto-référée, c'est-à-dire référée uniquement à son propre cadre. D’un point de vue typiquement adultocentriste, les adultes sauraient ce qui est bon ou pas pour les enfants, ce qui se fait ou ne se fait pas et leur regard sur la nudité de l’enfant ne devrait pas constituer une gêne.

Pour sa part, pris dans une relation où il est dominé, Louis a dû mettre en place des mécanismes de défense (cf. page 18) pour en supporter ou en bloquer les effets. Peut-être a-t-il plus ou moins réussi à s’accommoder de la rationalisation et l’a-t-il reprise à son compte ou peut-être a-t-il réussi une manière de refoulement ; toujours est-il qu’au moment de mon arrivée, j’ai fait irruption dans ses défenses et qu’il a dû les remettre en cause.

C/ La distance dynamique

Le tiers, nous l’avons vu à la page 33, est un moyen d’éviter de s’enferrer dans une situation à deux qui pourrait s’avérer aliénante.

En me convoquant entre G. B. et lui pour y faire tiers , l’enfant a trouvé un moyen de sortir à terme de l’enfermement dans lequel fonctionnait leur relation.

Les réunions et séances de travail de supervision mises en place au S. E. S. S. A. D. sont également essentielles et poursuivent le même but.

La distance dynamique ne surgit pas de rien mais demande à être élaborée. Dans le cas présent, c’est l’enfant qui est à l’origine de la tentative. L’intervention de l’institutrice aura en ce sens également fait acte et servi la cause de Louis.

III. MARIE, AMÉLIE, ÉLODIE

L’institution

Les deux cas cliniques qui suivent se déroulent dans le même contexte institutionnel que le précédent, c'est-à-dire dans un S. E. S. S. A. D. 48 (cf. page 48).

A/ Répondre à une question indiscrète

1. Marie
a) Éléments d’anamnèse

Marie a sept ans. Elle a de grands yeux noirs, étranges et inquisiteurs. Ses parents sont séparés et elle vit avec sa mère. Son père, remarié et père d’une autre petite fille de quelques mois la reçoit régulièrement dans son nouveau foyer.

Marie est adressée au S. E. S. S. A. D. pour des troubles du comportement et de la personnalité. Elle agresse les autres enfants de l’école, puis les adultes encadrant, physiquement ou verbalement, sur un registre violent et pornographique.

Elle a également avec sa mère une conduite insupportable, poussant cette dernière à bout, à la limite de la maltraitance.

Au cours de la prise en charge, vient à être évoqué un abus sexuel vécu par la fillette. Celle ci a raconté à ses parents qu’un jeune homme, hébergé de temps en temps par son père, lui faisait voir des cassettes pornographiques et aurait tenté quelques attouchements et exhibitions. Il est immédiatement mis bon ordre à cette situation, le jeune homme est chassé de la maison et une plainte est déposée contre lui.

Marie évolue dans un contexte familial assez « glauque ». De lourds secrets de famille semblent écraser la mère comme l’enfant. Un soupçon d’inceste pèse sur le grand père à l’égard de la mère et peut-être de Marie, ce qui pourrait expliquer l’ampleur du traumatisme produit par l’attitude du jeune homme.

b) La situation

Lorsque Marie se trouve seule avec son éducatrice, même avec deux adultes, elle parvient à garder un comportement presque ordinaire, à cela près qu’on la sent toujours sur le fil, prête à basculer. Au moment de la séparation justement, elle est capable de se métamorphoser d’une minute à l’autre, à l’image d’un Docteur Jekill/Mister Hyde, et de se mettre à débiter un flot d’injures violentes et pornographiques. Cette attitude, elle l’a aussi en présence d’autres enfants. À propos de la possibilité de se conduire correctement en groupe, elle dira un jour à son éducatrice « Quand il y a d’autres enfants, je n’y arrive pas ».

Marie est donc exclue des différents groupes et se retrouve, comme elle le désirait, avec des adultes pour elle seule. Elle dit préférer les dames. Elle a compris en tout cas qu’elle détient une arme lui permettant d’être toute puissante ; elle programmera ainsi son exclusion de la cantine, et de tout endroit qu’elle ne souhaite plus fréquenter, en s’y rendant inacceptable.

Marie semble tirer une véritable jouissance de la gêne que provoquent au minimum ses propos et gestes chez l’adulte.

Lors d’un trajet en voiture avec son éducatrice référente (un accompagnement par une tierce personne est nécessaire, sinon Marie pourrait provoquer un accident), Marie me demande comment s’appelle mon mari ; « Ça t’intéresse ? Je ne vais pas te le dire comme ça, mais on va plutôt faire un jeu... » Je lui propose un jeu pour tenter de deviner comment s’appelle mon mari Nous passons l’alphabet en revue « Est-ce que ça commence par A ? B ? Etc. »

Le jeu permet de passer à autre chose ; en fait, Marie déclare forfait très rapidement sans avoir découvert le prénom que probablement elle se moque bien de connaître. Il me semble qu’en fait, elle avait envie d’attirer mon attention, que je m’occupe d’elle et c’est chose faite. Elle paraît satisfaite.

La semaine suivante, alors que les circonstances sont à peu près identiques, elle me pose à nouveau cette question. Cette fois, j’ai un temps d’hésitation. Ce n’est plus une seule marque d’attention qu’elle attend, mais une réponse beaucoup plus formelle…

C’est ma collègue qui me soufflera une réponse prudente et judicieuse : « Il s’appelle peut-être Monsieur Sermeus ? ».

La réponse semble en tout cas satisfaire Marie.

2. Les jumelles Amélie et Élodie
a) Éléments d’anamnèse

Amélie et Élodie sont des jumelles de huit ans. Elles vivent au domicile de leurs parents, tous deux de faible efficience intellectuelle, et dans un contexte socio-familial et culturel peu stimulant.

Jusque dans les trois premières années de leur prise en charge par le S. E. S. S. A. D., les deux enfants étaient très inhibées, hurlant dès qu’une personne inconnue s’approchait d’elles, affolées au moindre mouvement collectif. Elles ne communiquaient alors que par mimiques, par cris et par gestes, réservant l’usage de quelques mots à leur duo gémellaire.

Leur petite enfance est jalonnée de pathologies infantiles courantes, mais elle se caractérise surtout par des manifestations psychopathologiques qui donnent à penser que le rapport au langage et l’accès à la parole sont très compromis dans la période où ils sont normalement attendus. Les filles marcheront toutes deux vers leurs 2 ans.

Au cours de cette période, lors de diverses entrevues, on ne peut noter aucune manifestation visible d’affection entre la mère et les enfants. Le père ne se montre pas davantage affectueux. Les parents offrent très peu de stimulation aux enfants. Ils disent d’elles qu’« elles ne parlent pas beaucoup à l’extérieur, elles sont timides. » Le premier contact avec l’école maternelle est d’ailleurs catastrophique.

Les relations intra familiales sont marquées par l’interventionnisme des grands parents paternels qui infantilisent totalement le couple parental. Les relations avec les collatéraux, oncles et tantes, cousins et cousines d’Élodie et Amélie semblent fréquentes et régulières. Amélie, bien que présentant à peu près les mêmes symptômes qu’Élodie, semble la dominer.

Le père entretien une relation avec une maîtresse au vu et au su de sa femme et de ses enfants, qui souffrent de cette situation. Dans le maigre répertoire de vocabulaire d’Élodie et de sa sœur, on peut entendre « c’est la pute à Papa ».

Lorsque je les rencontre, elles sont scolarisées en C. P. en milieu ordinaire. Elles montrent encore d’importantes difficultés qui font craindre une orientation en I. M. E., même si elles ont fait des progrès considérables. Le travail conjoint du S. E. S. S. A. D. et de l’école permet toutefois d’espérer une consolidation des progrès observés malgré tout, et un maintien en C. P. -C. E. 1. Leurs difficultés sont d’ordre langagier (oral et écrit), psychomoteur et relationnel.

b) La prise en charge par le S. E. S. S. A. D.

Le S. E. S. S. A. D. travaille donc auprès de ces enfants depuis leurs trois ans.

Elles ont participé et participent encore, chaque année à différents groupes thérapeutiques tels que jeux sportifs (en bassin), jeux « petits » (de construction, d’imitation, etc.), marionnettes, psychomotricité, sport (jeux et règles empruntés à certains sports et simplifiés). Elles participent plusieurs fois par an à des sorties de groupe (jusqu’à 20-25 enfants) en randonnée, au zoo, au cinéma, au musée, au restaurant...

Les deux fillettes rencontrent régulièrement leur psychologue référente et bénéficient d’une intervention individuelle et une autre commune à elles deux, de leur éducatrice référente, chaque semaine.

Quelques temps après mon arrivée au S. E. S. S. A. D., leur éducatrice référente me propose d’intervenir auprès d’Amélie et Élodie. Il s’agit de concrétiser une visite hebdomadaire à la bibliothèque municipale - projet qu’elle avait dû différer du fait de l’urgence d’un soutien scolaire pur.

Scolarisées en C. P. en milieu ordinaire, elles rencontrent d’importantes difficultés qui font craindre une orientation en I. M. E.. Cependant, le travail conjoint du S. E. S. S. A. D. et de l’école permet des espoirs.

c) L’intervention

Le projet de base est donc cette sortie à la bibliothèque, au cours de laquelle il est prévu que je veille aussi aux devoirs d’Amélie et Élodie.

Alors que je viens les chercher pour la première fois à la sortie de l’école, elles manifestent un enthousiasme débordant qui ne s’est pas démenti plusieurs semaines après, au contraire.

Eu égard aux difficultés scolaires le support choisi reste lié à l’apprentissage de la lecture, visant à susciter un certain rapport au livre, du coté du plaisir, plaisir de lire, plaisir d’apprendre en lisant.

L’investissement d’un nouvel endroit, occupé par des personnes inconnues avec qui il faut instaurer une relation est loin d’être accessoire ; en effet, les étroites limites du monde d’Amélie et d’Élodie sont tout autant sociales que liées à l’ignorance ou à leur légère déficience.

À la bibliothèque, nous procédons à leur inscription individuelle ; elles comprennent très vite le principe de consultation sur place, du prêt de livre, le soin à en prendre (il y a à la maison un petit frère « prédateur » de livres), le retour et l’échange. La bibliothécaire nous autorise à nous installer sur place pour effectuer les devoirs, à la suite desquels nous faisons la lecture et le commentaire des livres qu’elles ont choisis.

Tant par rapport au contenu des livres que par rapport au contenant - je veux dire le contexte global qui entoure cette lecture : l’endroit, les autres visiteurs, ma tenue vestimentaire, la voiture du centre... - elles manifestent toutes deux une sorte d’ingénuité ébahie, telles des « Vendredi » découvrant que leur île n’est pas le monde. Tout leur semble nouveau, étonnant, extraordinaire, un peu trop peut-être.

d) La situation

Lorsque je suis auprès d’elles et également bien entendu dans ce moment d’échange qu’est le temps du trajet, les deux fillettes m’interrogent et me confient des bribes de leur vie ; elles me donnent à entendre et à voir une soif de connaissance inversement proportionnelle à l’étroitesse de leur monde, et je décide de leur proposer, au delà de la bibliothèque, ce que j’appellerai une activité d’ouverture au Monde.

Je tâcherai, en fonction des possibilités liées à l’emploi du temps des filles, des limites du nombre des actes autorisés par la C. P. A. M. pour cette prise en charge, d’intervenir auprès de chacune d’elle séparément.

En effet, leur volubilité, leur empressement confus à dire et à questionner, ajoutés à leur ressemblance physique et vocale, rendent souhaitable un travail séparé qui sera de fait plus posé, au cours duquel je ne risquerai pas par exemple, d’attribuer à l’une les propos de l’autre, ou, tout simplement de ne plus savoir après coup, laquelle a dit ceci ou cela dans le feu de l’action.

Les parents des fillettes sont tous deux déficients ; la relation du couple est plutôt décousue, peu structurée et les questions sexuelles ne sont vaguement abordées qu’autour des chats de la maison.

Les questions fusent et les confidences qu’elles me font sur elles et leur vie de famille appellent d’autres questions directes qui semblent servir à établir une échelle de comparaison entre ce qui est chez elles et ce qui est ailleurs.

Amélie et Élodie me bombardent littéralement de questions liées à ma vie privée :

– T’es mariée ? Tu couches avec ton mari ? Comment il t’appelle, ton mari ? C’est lui qui t’a donné ta bague ? etc.

Ou encore des questions et remarques où se confondent souvent le père et le mari. Il me semble qu’elles cherchent des éléments de comparaison à ce qu’elles connaissent à la maison afin de se faire une idée de norme.

C’est ainsi que je considère la curiosité de ces enfants au sujet de ma vie privée et je peux donc tout à fait répondre à leurs questions. L’intérêt n’est pas qu’elles sachent vraiment le réel – et ce n’est pas leur but véritable – mais qu’elles obtiennent des réponses dont elles pourront se servir dans leur construction identitaire.

B/ Évaluation du cas

1. Marie
a) L’écoute : entendre la demande

Je traite la première demande de la petite fille sans lui indiquer le prénom de mon mari, parce que je pense qu’une réponse indexée dans le réel serait à la fois inutile et dans le cas de Marie, une invite, une porte de l’intime entrebâillée risquant de l’entraîner dans son délire que je veux me garder d’alimenter. Ma réponse n’est pas d’une grande efficacité à long terme, mais elle permet au moins de contenir le délire de l’enfant et de préserver le potentiel éducatif de la relation.

b) Le recours au tiers

La seconde fois, la réponse proposée par ma collègue paraît satisfaire Marie et s’avère judicieuse. Il y a là un double recours au tiers dans le sens où,

– premièrement ma collègue elle-même fait tiers entre Marie et moi en suggérant une réponse ;

(C’est là une des plus importantes fonctions du travail d’équipe que de permettre ce recours au tiers.)

– Deuxièmement en proposant ce « Monsieur Sermeus » avec qui la fillette n’est pas et ne sera pas en relation et qui peut sans problème demeurer un étranger pour elle.

c) Le respect du sujet

En tout cas, elle reçoit là encore une réponse à sa question ; sa demande de sujet est prise en considération et sa place respectée . Je pense que la pire des réponses que j’aurais pu lui faire eut été : « ça ne te regarde pas » ; réponse qui, par ailleurs, aurait été une véritable provocation pour une enfant ayant compris quel pouvoir elle a sur les adultes pourvu qu’elle attente à leur pudeur.

Une réponse comme « ça ne te regarde pas » en voulant protéger et dissimuler, aurait désigné à l’enfant, telle une cible, l’endroit où frapper. Dès lors, il y a fort à parier que la relation, largement parasitée par le délire de l’enfant aurait perdu tout potentiel éducatif.

d) La distance dynamique

C’est Marie qui, par son discours délirant devient intrusive et agressive, ce qui, du même coup renvoie l’éducateur à des années-lumière.

L’enfant tente de réduire la distance jusqu’à la nullité et si je la laisse m’ aliéner à son délire, je me fais disqualifier en tant qu’éducatrice. L’élaboration d’une distance dynamique est ici intervenue pour empêcher l’enfant d’imposer tyranniquement sa distance, à la fois intrusive au sens d’une violation et plus que distale à force d’aliénation.

2. Amélie et Élodie

Concernant Amélie et Élodie, la situation est tout à fait différente, même si la question posée au départ est la même.

a) Intersubjectivité et distance dynamique

En pleine construction identitaire, ces deux petites filles ont besoin de repères. La relation éducative est censée leur permettre d’en trouver. Pour autant il faut que l’éducateur donne de la matière en s’impliquant avec sa subjectivité, mais ouverte à celle de l’autre. C’est l’ intersubjectivité résultante qui permet d’élaborer la distance dynamique .

b) Le recours au tiers

Avec toutes leurs questions, Amélie et Élodie viennent me convoquer comme tiers entre chacune d’elle et le couple parental, afin de s’autoriser un certain recul et d’élargir leur champ de représentations.

Je suis mandatée pour m’occuper de ces enfants, et elles s’en servent. Bien au delà de l’indiscrétion apparente de certaines questions, elles me respectent et me légitiment comme éducatrice en sollicitant mes réponses. En leur répondant, je légitime et autorise leurs questions. Ces dernières représentent ce qui émerge de leurs préoccupations et représente un potentiel de travail clinique très important. À travers leurs questions les enfants disent beaucoup d’eux-mêmes. Il serait dommage en tout cas de les priver de ce moyen d’expression en les décourageant par une distance statique. Pour qu’elle demeure opérante au plan éducatif, la dimension transférentielle de cette relation aura fait l’objet d’un travail régulier en équipe et en supervision .

c) Le sujet

Leur dimension de sujet s’exprime pleinement à travers ce qu’ils évoquent de leurs désirs et de leurs manques. Je ne suis pas dupe de la place où elles me mettent et je ne laisse pas croire que je pourrais combler leur incomplétude .

C/ Conclusion sur ces deux situations

Ces deux cas illustrent le plus pratiquement ce que j’entends par « distance dynamique » : ce sont deux situations semblables, dans lesquelles aucune distance statique, qu’elle soit distale ou proximale, n’aurait pu opérer dans le sens éducatif que je souhaitais. Il est vraisemblable qu’à une troisième personne me demandant le prénom de mon mari, j’aurais proposé une réponse encore différente que celles données à Marie et aux jumelles.

C’est probablement du fait de leur coïncidence étrange que ces deux situations m’ont suggéré les premiers éléments de théorisation d’une distance dynamique.


CHAPITRE TROISIÈME PERSPECTIVES ET LIMITES DE LA DISTANCE DYNAMIQUE

Perspectives

Les perspectives de cette position éducative sont nombreuses. Outre qu’elle favorise le développement de la relation éducative, elle oblige l’éducateur qui veut en adopter les principes à rester en éveil. Le recours au tiers que représente l’équipe, la supervision, ou toute instance adéquate, est un moyen couramment accessible dans les institutions, ce qui donne à penser que cette position n’est pas utopique.

Les ateliers cliniques qui ont jalonné mes trois années de formation à l’I. R. F. F. E . en sont une illustration concrète, de même que le travail clinique duel et celui en groupe proposé par le S. E. S. S. A. D., tel que je l’ai éprouvé durant mon stage long à responsabilité éducative.

Je pense qu’une équipe qui s’habitue à être sollicitée comme tiers à travers ce travail ne laisse plus un collègue s’assoupir ou se dévoyer sans réagir.

L’instauration d’une distance dynamique favorise selon moi l’apparition du transfert et son maniement. Au contraire d’une distance statique, elle permet de proposer au sujet pris en charge une salutaire variété de styles parmi les membres d’une équipe, ce qui fournit plus d’aliment pour son identification et sa construction.

L’espace clinique, le champ de captation des messages et des silences de l’autre, se trouvent à la fois élargis et affinés du fait de l’élaboration d’une distance dynamique. Les possibilités pour le sujet d’y être entendu en sont amplifiées.

Limites

Les limites de cette position éducative sont, je pense, principalement celles des capacités relationnelles de chacun. C’est pourquoi il est souhaitable de travailler sur soi, comme le suggère J. Rouzel, afin de mieux se connaître et d’améliorer ses possibilités.

Un autre obstacle à la mise en place de ce principe de souplesse serait peut-être, justement, un manque de souplesse qui en occulterait la nécessité.

L’établissement dans la relation éducative de la distance dynamique n’exclut pas le risque d’erreur, inhérent à tout travail éducatif.

Sollicitant intensément celui qui s’y engage, la distance dynamique est un travail permanent qui exige vigilance, humilité, flexibilité, sensibilité… aussi, il est indéniable qu’elle rend le travail plus fatigant, et plus accaparant qu’il ne l‘est lorsque l’on s’appuie sur ses barrières, mais il est aussi, ô combien, plus riche et plus enthousiasmant.


CONCLUSION

L’acte éducatif, tel que je l’ai brièvement défini dans mon introduction, est selon moi je le rappelle, un mouvement précédé d’une intention pour l’autre – le sujet à accompagner et soutenir – et poursuivant un but pour ce même sujet.

En terme de distance dynamique, il faut que cette intention pour l’autre qui sous-tend mon mouvement, se fonde sur ma volonté de prendre en compte ses désirs de sujet.

Il faut ensuite que j’évalue l’effet que ce mouvement produit sur l’autre, pour éviter que mon acte, poursuivant son but, ne se dévoie du champ éducatif et pour qu’il demeure conforme à ma position éthique.

Le recours au tiers, le travail d’équipe, le soutien de l’institution principalement sont les piliers sur lesquels je prends appui pour opérer les réajustements nécessaires.

Je viens de déployer trois situations cliniques qui ne présentent en elles-mêmes rien de spectaculaire ; je montre ici une femme qui demande de l’aide, là un petit garçon qui ne veut pas se montrer nu, ailleurs encore des fillettes qui me posent des questions indiscrètes…

Dans chacune de ces trois situations, c’est au moyen d’une succession d’actes éducatifs, pas davantage spectaculaires, que j’ai tendu à assumer mon engagement et ma responsabilité. Chacun de ces actes, soutenu d’une intention et poursuivant un but, correspond à un choix responsable.

Pourquoi n’ai-je pas d’emblée répondu à la question de Marie par une réponse simple et spontanée, ouverte ou fermée ? Mon éthique me convoquait à poser là un acte éducatif. C’est le fait que j’aie une intention pour Marie, qui, en déterminant ma réponse, en a fait un acte éducatif.

L’acte éducatif n’est pas un tour de magie et l’éducateur peut se tromper ; néanmoins il fait partie d’un tout qui assume avec lui et c’est parce qu’il ne travaille pas seul qu’il peut cent fois sur le métier remettre son ouvrage…

BIBLIOGRAPHIE

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Encyclopædia Universalis, C.D. Rom version 5.1.2.

1 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, Dunod, 2000, page 165.

2 Le Robert, Dictionnaire Historique de la Langue Française, sous la direction de Alain Rey, article « éduquer » édition 1993, Paris.

3 Les mots du travail social, Direction Générale de l’Action Sociale, Site Internet social.gouv.fr/htm/modedemploi/lesmots.htm, octobre 2000.

4 J. Rouzel a été éducateur spécialisé pendant vingt ans ; il exerce à présent comme psychanalyste en cabinet privé et comme formateur à l’institut régional du travail social de Montpellier.

5 J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 10.

6 J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 11.

7 Roger Dufresne cité par Maurice Capul et Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, Éditions Érès, Ramonville-St-Agne, page 118.

8 J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 11.

9 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Article « Transfert », page 492, Quadrige/P. U. F. 1997, Paris.

10 J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 145.

11 J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 145.

12 J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 43.

13 J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 146.

14 Le Robert, Dictionnaire Historique de la Langue Française, sous la direction de Alain Rey, article « distant-distance », édition 1993.

15 Le plus éloigné dans l'espace (en opposition à "proximal") Encyclopædia Universalis, C.D. Rom version 5.1.2., dictionnaire.

16 C’est une relation de fascination, une relation tournante où les deux sujets sont tour à tour corbeau et renard ; chacun désirant s’entendre dire « Que vous êtes joli que vous me semblez beau… » Chacun est fasciné par l’image que l’autre lui renvoie de lui même : je suis un bon éducateur/ je suis un bon sujet à éduquer. On appelle aussi cette relation celle du maître et de l’esclave, puisque chacun des deux doit son statut à l’autre et n’existe que par lui. L’esclave jouit de la satisfaction de faire exister le maître, qui jouit quant à lui de son pouvoir, notamment celui d’affranchir ou non l’esclave et donc de n’en être plus le maître… (Notion hégélienne reprise par Jacques Lacan).

17 Carl R Rogers, Le développement de la personne, Dunod, page 37.

18 Dictionnaire le Grand Robert, C.D.Rom.

19 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, collection quadrige, P. U. F., 1997, Paris, page 108.

20 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, op. cit., page 234.

21 Otto Fenichel, 1897-1948, médecin et psychanalyste américain.

22 Jean-Paul Lacas, psychanalyste, in Encyclopædia Universalis C.D.Rom version 5.1.2, article « Mécanismes de défense ».

23 J. Laplanche –J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., page 392.

24 J. Laplanche –J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., page 387.

25 Attitude ou habitus psychologique de sens opposé à un désir refoulé et constitué en réaction contre celui-ci. En termes économique, c’est un contre investissement d’un élément conscient, de force égale et de direction opposée à l’investissement inconscient d’un point de vue clinique, les formations réactionnelles prennent valeur symptomatique dans ce qu’elles offrent de rigide, de forcé, de compulsionnel, par leurs échecs accidentels, par le fait qu’elles aboutissent parfois directement à un résultat opposé à celui qui est consciemment visé. (d’après : J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., page 169).

26 Carl R Rogers, Le développement de la personne, op. cit., page 37.

27 La réplique du jeune (13 ans) est pleine d’une gentille ironie, mais elle dit bien ce qu’elle veut dire ; s’il veut parler de ce qui l’intéresse ou qui le préoccupe, Monsieur G. n’est assurément pas la bonne personne (fragments d’un entretien raté).

28 Daniel Roquefort, Le rôle de l’éducateur, op. cit., page 68.

29 Daniel Roquefort, Le rôle de l’éducateur, op. cit., page 69.

30 Maurice Capul et Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, op. cit., page 125.

31 Maurice Capul et Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, op. cit., page 125.

32 Maurice Capul et Michel Lemay, De l’éducation spécialisée, op. cit., page 127

33 Tout refoulement non liquidé constitue ce que Wilhelm Stekel, élève de Freud, a justement qualifié de punctum cæcum (point aveugle) dans les facultés de perceptions d’un psychanalyste. Il me semble que cela vaut pour l’éducateur bien qu’il intervienne à un autre niveau et qu’il soit amené par sa fonction à faire tout autre chose de ces facultés de perception.

34 La « capacité d’être seul » est un phénomène très élaboré à l’établissement duquel concourent de nombreux facteurs. En relation étroite avec la maturité affective, elle a son fondement dans l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un. De cette manière, le petit enfant, dont l’organisation du moi est encore faible, est capable d’être seul, grâce à un support du moi fiable et sûr. Winnicott propose l’expression « relation au moi » pour définir le cadre et le processus de cette expérience. Peu à peu l’environnement qui sert de support au moi est introjecté et sert à l’édification de la personnalité de l’individu si bien que se forme une capacité d’être vraiment seul. Même ainsi, théoriquement, il y a toujours quelqu’un de présent, quelqu’un qui, en fin de compte et inconsciemment, est assimilé à la mère.

35 J. Rouzel, le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 146.

36 J. Rouzel, le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 166.

37 Philosophe Français né en 1913, cité par Frédérique Lerbet-Séréni, Maître de conférences Laboratoire des Sciences de l’Éducation, Université de Tours, juillet 1998.

38 Article : responsabilité, Le Petit Robert, Dictionnaire de la langue française, 1994, Paris.

39 Article : responsabilité, A. Akoun et A. Ansart, Dictionnaire de Sociologie, Le Robert, Seuil, 1999.

40 Article : responsabilité, Alain Boyer, Guide philosophique pour penser l’éducation spécialisée, éditions Érès, 2001, page 27.

41 J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, op. cit., page 160.

42 Gregory Bateson [(1904-1980) auteur de recherches sur la schizophrénie à l’école de Palo Alto (U. S. A.).] parle de double contrainte : celle-ci est une expérience répétée où une injonction négative primaire associée à une menace de punition se trouve contredite à un niveau plus abstrait par une injonction secondaire renforcée par la punition ou même une menace de survie. Enfin, une injonction négative tertiaire interdit à la victime d’échapper à la situation. Fondamentalement, la double contrainte est «une situation où l’autre émet deux genres de messages dont l’un contredit l’autre. Article Encyclopaedia Universalis.

43 Le règlement du Centre prévoit que l’éducateur accompagne les mères dans le coucher des enfants et il donne à l’équipe éducative des orientations quant à la manière dont ils doivent assister les parents dans le coucher des enfants.

44 Jusqu’alors, chacune était affectée à une partie du ménage une fois pour toutes, les arrivées étant même l’occasion d’inventer de nouvelles tâches pour occuper tous les bras. Pendant des semaines, voire des mois donc, la même personne nettoie les 45 m 2 de sol de la salle à manger, tandis qu’une autre passe un coup d’éponge aux fours à micro-ondes et aux deux éviers.

45 Qu’on peut aussi entendre « surm é nage ».

46 Elle s’est vue finalement (mais très tard) dispensée de ménage et a dû subir une nouvelle opération de la hanche, ce qui n’était peut-être pas évitable, mais montre bien son mauvais état de santé.

47 Un document à usage interne prescrit les conduites à tenir dans tous les aspects et moments de la prise en charge des personnes accueillies.

48 Service d’Éducation Spécialisée et de Soins à Domicile.

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