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Ces « novlangues » qui colonisent nos esprits

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Charlotte Herfray

vendredi 26 janvier 2007

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Nos sociétés post-modernes se caractérisent par des délitements symboliques trop nombreux pour ne pas être signes de modifications culturelles importantes. Rappelons que le concept de culture, d’origine anglaise, mais qu’on retrouve aussi en Allemagne au sens de civilisation, est défini par Tylor, en 1871 comme « un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les lois, les coutumes et toutes les autres dispositions et attitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société ». Travaillant sur base des mêmes présupposés, Lévi-Strauss écrit dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » (autre grand anthropologue du début du XXe siècle) : « Toute culture peut être considéré comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion ». Sur la base de ces présupposés le langage peut être considéré comme un système symbolique. Une précision sémantique est peut être utile : le symbolisme , la symbolique et le symbolique ne sont pas des entités identiques mais elles s’appuient sur un même présupposé, celui de l’importance du symbole qui permet aux humains de représenter l’absence. Les symboles permettent de reconstruire les choses visibles ou invisibles avec des mots. Ils ouvrent la voie du sens et de la connaissance et constituent les richesses symboliques d’une culture, mais aussi celles dont l’esprit des sujets singuliers est habité.

Le symbole est autre chose que le signe . Ce dernier est un indice, un signal ayant une fonction d’annonce Nous en trouvons dans le monde animal comme chez les humains. Le symbole, lui, nous ouvre l’univers du sens, voire de la pluralité des sens. Sa spécificité est évocatrice : il nous « parle » de ce qui n’est pas là, de ce qui n’est pas dit, d’une « signifiance » qui nous habite et dont nous revêtons ce qui nous frappe. La « signifiance », définie par Roland Barthes comme une « grappe de sens » (1), met en lumière que l’humain « ça pense » et « ça parle ». Je reprendrai volontiers le néologisme de « parlêtre » (inventé par Jacques Lacan), ce « parlêtre » dont les pensées, les conduites et les actes, n’ont pas seulement des causes mais aussi un sens. Et ce sens ne saurait relever des besoins du corps, c’est-à-dire d’un registre biologique, mais implique l’hypothèse d’un registre symbolique et de catégories d’entendement qui ouvrent l’être à la conscience et à la connaissance.

C’est à ce niveau que s’inscrivent les fondements de la subjectivité et de la singularité des membres de l’espèce humaine. C’est notre subjectivité qui fonde notre identité et qui commande nos « choix ». Et ces « choix » sont fonction des richesses symboliques que chaque être aura su acquérir, ou de l’indigence symbolique à laquelle il n’aura su renoncer. Or chez les membres de l’espèce humaine l’ignorance est le terreau de la haine. Ni l’amour ni la haine ne sont naturels mais culturels.

Le capital symbolique humain est constitué de savoirs mais aussi du sens des valeurs. Ce capital se transmet et s’acquiert à travers des paroles en référence auxquelles nous nous sommes structurés. Ces paroles constituent notre héritage symbolique, transmis par ceux qui nous ont engendrés, ceux qui nous ont élevés, ceux dont la rencontre a compté pour nous et dont les discours nous ont marqué. Ce sont de telles paroles qui s’inscrivent dans nos souvenirs conscients ou inconscients car elles vont jouer dans la construction de notre identité un rôle non dénué d’importance. Ceux qui les ont prononcés représentent pour nous des « figures d’autorité » et ceux qui vont prendre rang et place dans la série que ces « figures » ont inaugurée seront, à leur tour, des personnages que nous aurons tendance à investir d’autorité (2). Car l’autorité ne saurait s’imposer (c’est l’autoritarisme qui tente de le faire), l’autorité est cette confiance qu’un sujet accordera à la parole d’autrui, paroles qui, de ce fait, auront sur lui un pouvoir d’influence. Faut-il rappeler que l’autorité est d’un autre ordre que le pouvoir qui appartient à ceux qui occupent un certain statut dans un système organisé ?

C’est en référence à de telles « figures » que le sujet humain peut « croître » en humanité et trouver en lui les ressources d’un « désir » assez fort pour le soutenir quand il faudra payer le prix de l’acquisition des richesses symboliques où il puisera conscience et connaissance. Ces richesses ne sauraient faire l’objet d’un don. C’est aussi en référence à de telles « figures » que se développera en lui une « exigence éthique » et le sens des valeurs à l’aune desquelles il évaluera ses actes. Investissement du « désir » dans la connaissance et dans des valeurs est un effet des paroles qui nous ont marquées et qui furent donc pour nous à l’origine d’un travail d’humanisation, jamais achevé. C’est ce « travail » qui nous tire hors de la barbarie. Dans la « maison de Freud » (à laquelle j’appartiens) on dira que ce qui nous « marque », ce qui nous « parle » tout particulièrement, n’est jamais sans rapport avec l’objet de notre « désir » (inconscient, bien sûr). Ce que nous tenons à avoir ou à être renvoie à ce « désir » dont Freud a dit qu’il était indestructible. Où va-t-il pouvoir s’investir ?

La société dans laquelle nous vivons nous propose une pluralité de « savoirs » qui s’appuient sur des présupposés différents. Lesquels allons-nous choisir ? Lesquels ont valeur d’exactitude ? Avec lesquels allons-nous travailler ? Notre environnement multiculturel offre aussi différents systèmes de valeur parmi lesquels s’affirme de plus en plus la suprématie des valeurs marchandes, nous confrontant ainsi à deux grandes logiques éthiques : l’une centrée sur l’avoir , l’autre centrée sur l’être . La première, évidemment, « nourrit » mieux son être. Mais laquelle nous paraît la plus juste ? Et quelle est celle qui servira de boussole à nos décisions ?

Toute langue véhicule une culture.

En fait, nos choix ne sont pas « libres ». Les paroles de nos répondants ont une fonction importante, mais les discours et la langue de notre culture d’appartenance aussi. Tout langue véhicule une culture c’est-à-dire des représentations spécifiques de l’univers. Des modifications dans les manières de parler sont souvent révélatrices de modifications dans les façons de penser. Véhicule de connaissances ayant valeur d’exactitude, toute langue est aussi véhicule d’idéologies (croyances collectives). Dans les discours qui constituent notre environnement, des « novlangues » (3) se font jour et certaines « novlangues » qui gagnent du terrain fonctionnent comme un « cheval de Troie » qui vient coloniser nos esprits. Ce phénomène se manifeste à tous les niveaux de notre société et de façon particulièrement frappante à travers les « dérives » (ou trouvailles ?) langagières de nombreux jeunes adolescents. Appliquant ses recherches linguistes à la langue de 3e Reich, Victor Klemperer a démontré avec brio combien l’imprégnation idéologique, envahissant la langue allemande, diffusait à bas bruit une « Weltanschauung » (représentation du monde) spécifique du nazisme (4).

Je ne puis pas ne pas être frappée de constater à quel point la langue du Nouveau Monde véhicule une culture utilitariste qui recouvre et écrase subtilement les valeurs symboliques de notre vieille Europe humaniste. Cette culture a son vocabulaire et les théories de même que les idéologies qui la constituent prennent leur source dans le pragmatisme qui a vu le jour fin du XIXème et début du XXè siècle aux Etats-Unis. C’est cette culture qui colonise nos esprits de manière douce et subtile.

Du discours du pragmatisme.

Rappelons que nous devons l’invention du pragmatisme à Pierce (1839-1914, sémiologue) James (1842-1910, psychologue) et Dewey (1859-1952, le père de la pédagogie par objectifs). Soucieux de disposer d’un outil permettant de « rendre nos idées claires, ce sont eux qui sont à l’origine de ce qu’on appelle « l’Ecole de Chicago ». Ils posèrent comme principe l’importance de la dimension pratique des « référents » véhiculant ainsi l’idée que ce ne sont pas les débats d’idées qui sont importants mais les méthodes et les techniques qui permettent d’agir de façon rapide et efficace afin d’atteindre des résultats. Une telle option s’avère soutenue par l’idéal d’une connaissance rationnelle de la réalité afin de définir au plus vite des projets d’action par rapport à des objectifs « lisibles » et « visibles » afin d’intervenir efficacement sur la situation. Notons que le pragmatisme ne différencie guère les objectifs (qui sont généralement d’ordre quantitatif et qui peuvent être défini) et les finalités (qui impliquent des choix en référence à des principes et à des valeurs). Evacuant toute spéculation, le pragmatisme invite à rester concret et pratique, s’appuyant sur le présupposé que ce qui est utile est nécessaire et inversement. En fait, cette doctrine s’inscrit dans une éthique utilitariste et rationaliste : ce qui est « bon » c’est ce qui « fonctionne ». Le pragmatisme a conduit à la notion de « vérités établies », désignant par ce terme aussi bien les « idées stables et quasi nécessaires » que les idées nouvelles qu’il y a lieu de découvrir.

Ce courant fut l’occasion d’élaborer une philosophie de l’action et une philosophie de la science, assimilées l’une comme l’autre à un expérimentalisme où le modèle « stimuli-réponse » est dominant. Le signe y est réduit à un vecteur de sens qui s’inscrit dans une sémiologie étiologique où s’affirme la suprématie de la causalité . Nous sommes loin des théories où le signe linguistique s’inscrit dans une sémiologie sémiotique (science des symboles ) c’est-à-dire comme un « signe linguistique » susceptible de véhiculer une pluralité de sens. Car pour le sujet humain le sens est fonction des images et des représentations dont son esprit est habité, et ce sens n’est jamais épuisé. Mais le pragmatisme a fait école : il a donné ses lettres de noblesse à ce qu’il est convenu d’appeler le fonctionnalisme à propos duquel il faut bien constater qu’il réduit le sujet à des fonctions.

Tout cela nous est arrivé dans les valises du plan Marshall, après la dernière guerre. Dans un premier temps, nous y avons trouvé des discours qui nous ont paru utiles, simples et rationnels, séduisants et concrets, donc parfaitement adaptés à une formation rapide dans le domaine des nouvelles technologies et par rapport aux objectifs d’une industrie à reconstruire et d’un marché à conquérir. Les formations ont commencé dans l’industrie où les besoins étaient importants. Des petites fiches fort commodes permettaient d’initier rapidement à des « savoir faire » précis, ceux qui tâtonnaient dans leurs façons d’assumer leurs responsabilités. Je me souviens de ces schémas commodes et rationnels pour accueillir un nouvel embauché par exemple, le « mettre à l’aise » avant de le mettre au travail. Les formations étaient ponctuées par des slogans simples et faciles à retenir, offrant des « mots-clé » faciles à apprendre, qui frappaient l’attention et rendaient les gens efficaces. Pour donner des repères en vue d’une sélection, il était recommandé de se souvenir du « P. S. V. » c’est-à-dire : peut-il ? sait-il ? veut-il ? Ces méthodes ont envahi tous les niveaux du monde de la production et de la gestion. Leur efficacité opératoire a contribué à mettre en place une logique spécifique : celle de la société marchande, celle des « managers », avec ses valeurs, ses modèles, ses outils et son idéologie de la maîtrise de la gestion afin de gagner la guerre économique. Aujourd’hui, cinquante ans de formatage des esprits ont réussi à implanter l’évidence de la suprématie des valeurs marchandes : efficacité, rendement, nécessité de résultats… C’est aussi imposé tout un vocabulaire méritant d’être questionné d’un point de vue critique, car la plupart de ces discours font l’impasse sur le sujet.

Les théories issues du pragmatisme sont des théories sans sujet.

Du comportementalisme

Importé massivement après la dernière guerre le comportementalisme (ou Psychologie du Comportement : c’est sous ce titre que Pierre Naville l’a fait connaître en France après la dernière guerre) a plus que jamais le vent en poupe. Son objet c’est l’observation et l’explication des comportements, que ce soient ceux des humains ou ceux des animaux, sans trop faire la différence entre les deux, la dimension du langage étant mise entre parenthèses. Ce qui est fâcheux dans cette théorie c’est que les comportements sont référés à des « normes ». Et ces « normes » sont indiscutables. Ainsi parlera-t-on de comportements « normaux », « déviants », « borderline », « dominants », etc. Les observateurs privilégient la description des comportements et laissent entendre l’importance d’exercer un pouvoir d’influence sur eux, grâce à des moyens subtils et selon le modèle « stimuli-réponse ». Ce qui nous conduit tout droit vers le conditionnement et la manipulation. Mais agir sur les « motivations » est tout à fait licite puisqu’on nous dira que c’est nécessaire, utile, pour la « bonne cause ». Conformer quelqu’un aux normes sociales dominantes, le conditionner pour que ses conduites, soient « adaptées » et « normales » devient, dans cette perspective, un but nécessaire indiscutable. De là à utiliser tous les moyens efficaces pour le séduire et le conduire là où il n’a pas prévu d’aller, en le manipulant à son insu, sont des procédés recevables puisque c’est pour le bien, le sien et celui de tous !! Les publicistes ne font que ça !

Il me plaît de souligner que le vocable de « motivation » a été inventé aux USA entre 1920 et 1925 dans les secteurs de la publicité, dans le but de favoriser des stratégies de vente et d’achats efficaces. Le terme de « motivation », né dans un tel contexte et pouvant parfaitement se prononcer à la française, est venu se substituer aux deux termes (beaucoup plus nuancés) de la langue française et qui sont « motifs » et « mobiles », le premier désignant les raisons conscientes de nos actes, le second les raisons non conscientes. Une telle façon de dire laissait entendre une division subjective.

Nous avons aussi hérité du terme de « stress » pour expliquer l’effet fâcheux de trop de « stimuli »… Là encore, le sujet et les questions existentielles qui peuvent l’habiter sont totalement escamotés car on lui souffle que ce sont les sollicitations extérieures qui sont à l’origine de son énervement, voire de son angoisse. Mais ce n’est pas très grave puisqu’il est possible de suivre des formations qui apprennent à « gérer le stress »… Et si le « désir » en vient à faire défaut dans ce monde de surconsommation, on a intérêt à suivre des formations qui ont pour objet de nous « motiver ». Sinon il reste toujours les Labos qui nous fabriquent de bons médicaments ! Il est vrai que la quantité de tranquillisants consommés par la population de nos pays en crise d’emplois et marquée par la précarité, l’exclusion, la paupérisation et autres « fléaux » non naturels, est énorme.

Un tel phénomène n’est ni anodin ni inédit : il nous confronte à des formes modernes du « mal de vivre » dont les humains ont porté témoignage tout au long de leur histoire…Dans un livre écrit en 1929 et intitulé « Malaise dans la civilisation » Freud traite de cette question et nous dit que ce « malaise » et les souffrances qui en résultent sont liés à l’incontournable impuissance de l’être mortel, impuissance qui se manifeste dans trois domaines précisément. Il n’est pas en mesure de prévoir ni de contrôler les grandes catastrophes naturelles, il ne maîtrise pas ce qui se passe dans son propre corps et surtout, il est totalement impuissants à maîtriser les rapports des humains entre eux que ce soit au niveau familial, social, mondial.

Les choses n’ont pas tellement changé, sauf que dans notre société post-moderne et dans une perspective comportementaliste, un tel symptôme qui ne saurait être le résultat de « paroles en souffrance » sera considéré comme étant de la « dépression », relevant d’un traitement médicamenteux. Hélas, trop souvent le « cachet » cache… Mais tenter d’analyser les causes et le sens de nos difficultés nécessite du temps, exige de la patience, voire du courage. Pourtant on y gagne car c’est souvent une occasion d’enseignement et de libération pour le sujet qui tente cette aventure. Mais un tel travail ne relève pas de résultats mesurables.

Des théories de la communication

Les « théories de la communication » sont aussi une importation qui nous est venue d’Outre Atlantique, dans les valises du plan Marshall. Leur succès fut grand et nous sommes nombreux à avoir été séduits. Ces théories nous sont apparues si rationnelles, si évidentes, si faciles à comprendre, que nous ne pouvions pas ne pas y souscrire. Leur auteur, Norbert Wiener, fort de sa compétence en cybernétique, ne faisait aucune différence entre les machines et les êtres, attribuant les distorsions des messages et les malentendus à une « boîte noire » séparant « émetteur » et « récepteur » c’est-à-dire deux fonctions, en lieu et place de deux sujets pris dans leurs propres systèmes de représentations. Nous étions séduits par la logique rationnelle de Wiener qui recommandait de vaincre les obstacles de la « boîte noire » au moyen du « feed-back » (message en retour), solution recommandée pour réduire les malentendus et permettre que « le message passe ». L’ignorance de beaucoup d’entre nous concernant les travaux des linguistes était grande. Rares étaient ceux qui connaissaient Ferdinand de Saussure (5) à qui nous devons, entre autres, la distinction entre langue et parole et la mise en lumière du fait que le signe linguistique est un dispositif noué entre un « signifiant » (image acoustique) et un « signifié » (sens). Nous ne connaissions pas non plus Benvéniste (6) qui a écrit que le langage est « la forme la plus haute d’une faculté inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser ». Les travaux de « l’Ecole de Prague » (7) sur les fonctions du langage et d’André Martinet (8) sur la double articulation du langage ne faisaient alors pas partie de notre culture. Cette ignorance nous a fait accueillir comme une manne précieuse le modèle cybernétique mis à notre disposition par Norbert Wiener.

Cette théorie a pénétré tous les milieux et colonisé beaucoup d’esprits. On ne veille plus à bien parler mais à bien « communiquer » ! On choisit, pour assumer des responsabilités, des êtres qui sont de « bons communicateurs » ! Un slogan s’est particulièrement généralisé : « il faut que le message passe » ! Cette conception univoque du message assèche la pensée. En effet, comment « filer la métaphore » avec un référentiel aussi opératoire que le schéma de Wiener ? En fait les théories de la communication illustrent, on ne peut mieux, les analyses de Roland Barthes qui avait déjà mis en lumière que la langue est fasciste ! …

Quelle « maison » épistémologique et quelle « maison » éthique habitons-nous ?

Pour tenter de connaître et d’analyser la réalité il nous faut être au clair sur la « pertinence » qui est la nôtre, c’est-à-dire sur le lieu théorique d’où nous la parlons car plusieurs « pertinences » sont envisageables. Chacune fonde la cohérence d’un discours. Pour concevoir et analyser nos pratiques il nous faut des référentiels théoriques ayant valeur d’exactitude c’est-à-dire qui ne soient pas des idéologies ou des délires. Il convient donc que nous soyons au clair sur notre « maison épistémologique ». Les théories comportementalistes et celles de la communication (pour ne parler que d’elles) ignorent le sujet et sa parole. Elles le réduisent à des fonctions et dessinent un être qui n’existe nulle part, une sorte d’humanoïde « désubjectivé » dont la « demande » et le « désir » sont condamnés à rester en souffrance. A force d’être parlé ainsi, ne va-t-il pas finir à s’identifier à cette image subtilement véhiculée par les façons dominantes de dire et de faire ? Il faut bien constater que ces discours ont du succès car ils nous laissent croire que nous pouvons maîtriser les choses et les gens. Mais l’illusion de maîtrise n’est-elle pas une des illusions les plus fortes dont l’esprit des humains est habité ? Car maîtriser les choses et les gens peut paraître grisant mais n’est guère possible, sauf par surprise. De plus est-ce licite ? Cela dépend de nos valeurs de référence. Dans un monde où plusieurs logiques éthiques se déploient il nous faut aussi savoir quelle est notre « maison éthique ». D’une part nous sommes pris dans la logique éthique et les valeurs véhiculées par les discours de la société marchande qui prônent l’obtention de résultats, conformes aux objectifs fixés, dans les meilleurs délais possible. D’autre part nous restons marqués par les valeurs de l’humanisme de notre vieille Europe qui prône le sens de l’honneur et du droit, le respect, la solidarité, la justice. Ainsi sommes-nous souvent prisonnier d’une contradiction entre la nécessité et la solidarité. Car la logique éthique dominante met le sujet en grande souffrance et réduit sa parole à néant. Son malaise est un symptôme. Il n’est pas encore entièrement colonisé et il exige (fort maladroitement) qu’on lui rende justice et qu’on ne le trompe pas. Hélas ceux qui devraient représenter les figures d’autorité l’abreuvent trop souvent d’une langue de bois, méprisante et trompeuse.

Le sujet est en grande souffrance.

Élément d’une grande machine où chacun est considéré selon ses fonctions, le sujet de la société post-moderne se voit assigné à un ordre où ce qui compte c’est une efficacité apportant des résultats visibles, une rationalité capable de tout expliquer bref, un monde où la « lisibilité » et la « traçabilité » se substituent peu à peu à cet « invisible » dont le Petit Prince » disait qu’il était essentiel… Car ce qui enchante est invisible et ne saurait être ni « lisible » ni « évaluable » et surtout ne saurait faire l’objet d’un projet rationnel… Ce qui nous fait vivre en esprit, ce qui nourrit nos rêves et notre espoir, prend sa source dans ce « désir » qui est l’objet de la théorie de Freud. Et ce « désir », entre le refoulement qui génère les névroses et la porte ouverte à une jouissance sans plaisir, ce « désir » que les modèles de la société marchande cherchent à orienter en vue d’objectifs marchands, ce « désir » ne cesse de manifester son indestructibilité à travers des refus en paroles, en conduites et en actes, voire en passages à l’acte. Mais aussi, quelquefois, à travers d’inattendues créations qui permettent à certains de trouver leur solution et d’affirmer, à travers le dépassement des contradictions dont ils sont la proie, qu’ils ne vivent pas que de « pain » et de « cirque » et que le « désir » qui les anime peut leur permettre d’accéder à des inventions.

Une augmentation exponentielle des membres de l’espèce humaine contraindra peut-être les politiques de l’avenir à parler en termes de « masses » à gérer, considérant celles-ci comme des ensembles de statuts et de fonctions : « jeunes », « vieux », « hommes », « femmes », « handicapés », « décideurs », « émetteurs », « récepteurs », « consommateurs », « producteurs », « usagers », « clients », « marchands », « électeurs », « marginaux » etc, dont les besoins peuvent être globalement estimés selon une grille protocolaire où la prise en compte d’un sujet singulier ne serait absolument pas pertinente ! Ainsi se mettra peut-être en place un univers de robots ou des barbares, comme nous le décrive certains romans de science-fiction.

Peut-on résister à la mode et aux discours dominants qui s’imposent subtilement à la pensée ? Pour ma part je ne puis m’empêcher de penser à cette loi économique appelée loi de Gresham (9): « une mauvaise monnaie chasse la bonne » ! J’ai tendance à la transposer dans l’ordre des discours où je la trouve parfaitement cohérence et éclairante. Car parmi les discours qui sont pluriels et loin d’être équivalents, ceux qui circulent facilement ont tendance à « chasser » les autres. Ceux dont l’acquisition « coûte » cher en travail, en efforts et en temps ne sont pas accessibles à ceux qui n’ont pas le « désir » d’en payer le prix. Echappant à la libre circulation ils ne « parlent » pas à ceux qui n’en veulent rien savoir, préférant croire et répéter les « maîtres » qu’ils se sont donnés. Et le fossé ne peut que se creuser entre les uns et les autres. D’autant plus que l’inflation des discours ne permet guère (sauf à quelques initiés) de disposer de critères permettant de distinguer entre ce qui est exact et ce qui ne l’est pas, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.

Les membres de l’espèce humaine peinent, génération après génération, pour acquérir leur pleine humanité. Ce travail s’avère difficile dans la société de consommation qui est la nôtre. Chez les « parlêtres », ce sont les idéaux et ceux qui les représentent qui invitent à « croître en humanité ». Pour que cela se perpétue il faut des « passeurs d’humanité ». La valeur d’une culture a toujours été liée à la présence de ces « passeurs », de ces « résistants », de ces « représentants », modestes mais convaincus qu’il faut maintenir une « tension » à travers laquelle pourra advenir l’assomption de la vie de l’esprit et la sauvegarde de la « pierre d’angle », cette pierre qui à priori ne convient pas aux normes fixées par les bâtisseurs. Or cette pierre n’est pas directement utile mais essentielle. Comment saurons-nous préserver cet essentiel, c’est-à-dire le respect du sujet ? Et ceci quel que soit l’univers fonctionnel qui nous entoure et l’inhumanité qui nous menace.

Charlotte Herfray

Avril 2006

(1) Roland Barthes, « Le grain de la voix » éditions du Seuil, Paris, 1981.

(2) C’est sous cet angle que j’aborde la question de l’autorité dans « Les figures d’autorité », éditions Eres, Ramonville Saint-Agne, 2005.

(3) C’est Georges Orwell dans son livre intitulé « 1984 » (écrit en 1948) qui attire l’attention sur cette dérive langagière qui conduit à vider les mots de leur sens. La novlangue dont constate l’apparition déporte leur sens. Ainsi, écrit-il, quand on aura la liberté on n’aura plus besoin de se battre pour elle. On trouvera ce vocable juste sur les toilettes pour nous informer si elles sont libres ou pas.

(4) Victor Klemperer, « LTI, La langue du IIIè Reich » , éditions Albin Michel, collection Agora, Pocket, Paris, 1996.

(5) Ferdinand de Saussure, « Cours de linguistique générale » édition critique préparée par Tullio de Mauro, éditions Payot, Paris, 1976.

(6) Emile Benvéniste, professeur au Collège de France, auteur de « Problèmes de linguistique générale » éditions Gallimard, Paris.

(7) Roman Jakobson, linguiste russe, membre de l’Ecole de Prague.

(8) André Martinet, « Eléments de linguistique générale » éditions Armand Colin, Paris, nouvelle édition mise à jour en 1980.

(9) Sir Thomas Gresham (1519-1579) était grand financier de la Reine d’Angleterre, Elisabeth I.

1 Texte paru dans les N° 364/365 des Cahiers de l’Actif. Reproduit ici avec l’autorisation de l’auteur.

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