institut européen psychanalyse et travail social  
   N° de déclaration: 91.34.04490.34   
Lettre info

Partage Facebook
Partagez votre amour pour psychasoc avec vos amis !

REZO Travail Social
Connexion au REZO Travail Social

Musique
Lecteur de musique

Livres numériques

Textes > fiche texte

L’Ado difficile : de la pertinence d’une juste confrontation

Suggérer à un ami Version imprimable Réagir au texte

Joseph Rouzel

vendredi 06 octobre 2017

L’Ado difficile :  

de la pertinence d’une juste confrontation

Je partirai d'une anecdote analysée en supervision d'équipe. Dans un CER (Centre d'Education Renforcée) 1  un jeune éducateur en apprentissage voit un jeune accueilli lui foncer dessus, rouge de colère. On peut penser au pire. Mais l’éducateur reste de marbre. Il ne bouge pas. Cette attitude stoppe net le jeune dans son mouvement d’agression. Il passe aux insultes. Toujours pas de réaction de la part de l’éducateur. Le jeune s’arrête, va faire un tour dans le jardin. Il revient une demi-heure plus tard et s’excuse. La posture ferme et rigoureuse de l’éducateur a permis le déplacement de la brutalité de la pulsion (la violence d’un passage à l’acte, les coups) vers une expression (l’insulte), qui même inacceptable, n’en est pas moins une tentative de parole, pour aboutir à ce qui est socialement soutenable (l’excuse). Freud dans ses premières conférences de 1917 précise que « l’éducation, c’est le sacrifice de la pulsion » 2 . Le jeune homme en parcourant ces chicanes, ces passages obligés, subjective son acte. Il accepte de sacrifier la décharge pulsionnelle immédiate, cette « jouissance immédiate », que Freud attribue aussi par ailleurs à l’usage des toxiques, pour ouvrir le chemin de la médiation du langage, démarche qui résume assez bien ce que les éducateurs désignent du terme d’« insertion sociale ». Il illustre ainsi ce que Jacques Lacan énonça dans les années 60 en direction d’étudiants en philosophie de Normale Supérieure : « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables ».  Mais il faut accepter et soutenir ce cheminement qui peut s’avérer plus ou moins rapide. « Le remède à l’adolescence est le temps », nous confie Winnicott. L’entrée et la sortie de ce qu’il désigne comme « pot-au-noir », passage obligé où l’évolution physiologique irrémédiable se conjugue avec des fluctuations psychoaffectives chaotiques et imprévisibles, exigent le temps… qu’il faut. Le temps et la rencontre d’adultes qui ont, comme on dit, du répondant. « L’effort de l’adolescent, tel qu’il se perçoit à travers le monde entier d’aujourd’hui doit être rencontré : il a besoin qu’une réalité lui soit donnée par un acte de confrontation. Pour que les adolescents puissent vivre et témoigner de vitalité, les adultes sont indispensables. » 3

Cette histoire de la clinique éducative ordinaire recueillie dans un CEF appelle quelques commentaires et réflexions. Tout d’abord je soulignerai qu’il tel acte - car il s’agit bien d’un véritable acte éducatif - n’advient que dans le transfert, dans une relation de confiance suffisamment établi entre le jeune et l’éducateur. Ce premier temps fut suivi d’un temps d’élaboration : qu’est-ce qui t’a pris ? Et  le jeune de préciser : je ne sais pas, il y a eu un blanc, je ne te voyais plus. Et il ajoute : ça me rappelle quand mon père me frappait et me laissait comme mort par terre : un blanc ». Il faut donc enregistre les deux temps de la confrontation : un temps de butée sur le réel du corps d’autrui ; un temps de construction dans le symbolique. Un de mes amis, Richard Hellbrunn, psychanalyste et ancien professeur de boxe, en a fait une méthode éducative : la psychoboxe. Il mène sur le ring un combat très rapide avec un de ces jeunes poussés dans l’ agieren , comme le décrit Freud. Puis ensuite, on pose les gants et il prend avec le jeune un temps pour l’élaboration : pourquoi as-tu reculé ? Qu’as-tu perçu dans ma position, dans mon regard qui t’as fait si peur etc… Ainsi tente-t-il, chez des jeunes pour qui l’accès au langage est fermé, d’ouvrir les chemins d’une parole possible en partant de la brutalité des sensations. 4    Le corps en mouvement dans un cadre protégé (le ring) s’ouvre aux affects douloureux, enkystés dans l’irreprésentable, qui sont ensuite subjectivés dans le langage. 

Je vais faire le détour par l’ Emile  de Rousseau. 5  La pédagogie négative que prône l’auteur est prévue jusqu’à l’âge de 12 ans. Ensuite avec la puberté, il y a des bouleversements. La rencontre sexuelle et la confrontation au social produisent un choc. Il faudra bien alors révéler au jeune Emile ce que Rousseau désigne comme «  les dangereux mystères  ». Emile, considéré jusque-là comme asexué, sera alors confronté à la rencontre de l’autre sexe et devra apprendre que, dans cette rencontre, les relations sexuelles sont régies par des lois et des règles qui servent de garde-fou aux «  passions naissantes  ». L’adolescence est décrite par Rousseau comme «  un moment critique  » où le jeune, débordé par les pulsions, doit être surveillé comme le lait sur le feu.  Jusque-là Emile a été tenu à l’écart des autres et notamment des autres de l’autre sexe, les femmes. Mais avec la puberté, c’est une autre histoire qui se déroule. En effet l’adolescent est confronté à un impossible, l’impossible du rapport sexuel, comme l’énonce Lacan, à savoir que dans la relation sexuelle, quelles qu’en soient les modalités, il n’y a pas de rapport possible. Pour le comprendre il faut peut-être en passer par la métaphore mathématique : soit le rapport a/b=1, d’où l’on déduit que a=b. Ce rapport dans la sexualité, du fait de la différence radicale introduite dans le corps humain par son appareillage au langage, est impossible : quel que soit le « montage », ça ne fait pas du 1, ça ne s’écrit pas. A la différence de ce qu’énonce Aristophane dans le banquet de Platon qui voit dans le rapport sexuel la possibilité de refaire du tout.

C’est d’ailleurs ce que nous rappelle en sourdine l’étymologie du mot sexe qui est cousin de section, sécante, sécateur.  Le sexe, ça produit une coupure. Non seulement entre les sexes, mais entre tous les êtres humains, et au cœur même de chacun. Voilà donc à quoi Emile est confronté. Emile en l’occurrence étant le porte-parole, l’ombre projetée de Rousseau lui-même, qui se débat avec ces mêmes questions : comment vivre avec les autres, comment faire avec les femmes en tant qu’homme ?  On sait la difficulté de Jean-Jacques dans sa relation aux femmes. Lorsque Mme de Warens s’offre à lui, il en est effrayé, ce qu’il éprouve c’est une forme d’effraction : «  Je ne sais comment décrire l’état où je me trouvais, plein d’un certain effroi mêlé d’impatience… Comment pus-je en voir approcher l’heure avec plus de peine que de plaisir ? Comment au lieu des délices qui devaient m’enivrer sentais-je presque de la répugnance et des craintes ? Il n’y a point à douter que si j’avais pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l’eusse fait de tout cœur.  » 6   Là encore Rousseau est terrorisé par la jouissance de l’Autre.  

Fort de cette expérience difficile, Rousseau repère bien que l’adolescence est le moment de la confrontation non seulement à l’autre, mais à l’autre sexué. C’est un «  moment critique  », dit-il. Souvenons-nous du fameux passage du livre IV de l’Émile : « Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse évolution s’annonce par le murmure des passions naissantes : une fermentation sourde avertit de l’approche du danger.  » Il ouvre ainsi, malheureusement, la voie à une psychologisation outrancière de l’adolescence qui court tout au long du XIX ème et du XX ème siécle et aboutit à des représentations encore bien actuelles de l’adolescence comme « classe dangereuse », dont l’acmé se déploie dans une crise. 7  

Or, si j’en crois l’étymologie, la crise, du grec, crisis , c’est le moment d’un choix, où il faut passer au « crible » (même origine) ses pensées, ses sentiments, ses représentations, ses désirs. Je ne ferai pas miennes les conséquences qu’en tire Rousseau, à savoir qu’il convient de surveiller les adolescents comme le lait sur le feu, mais soyons lui reconnaissants de mettre l’accent sur cette expérience de crise liée au passage de l’état d’enfant à l’état d’adulte. La crise adolescente est principalement marquée par l’expérience de la sexualité et de l’incomplétude qui en scelle le vécu. Quelle que soit l’anatomie c’est toujours la rencontre d’un autre, d’un tout autre, d’un dissemblable qui est en jeu. Devant ce choc du réel, chaque adolescent réagit comme il peut pour vivre cette coupure avec les autres, mais aussi en lui-même. Voici ce qu’en dit un poète d’aujourd’hui, le slameur Grand corps malade.

Le corps humain est un royaume ou chaque organe veut être le roi,
 Il y a chez l'homme 3 leaders qui essayent d'imposer leur loi,
 Cette lutte permanente est la plus grosse source d'embrouille,

Elle oppose depuis toujours la tête, le cœur et les couilles.
 Que les demoiselles nous excusent si on fait des trucs chelous,
 Si un jour on est des agneaux et qu'le lendemain on est des loups,
 C'est à cause de c'combat qui s'agite dans notre corps,
 La tête, le cœur, les couilles discutent mais ils sont jamais d'accord.

Mon cœur est une vraie éponge, toujours prêt à s'ouvrir,
 Mais ma tête est un soldat qui s'laisse rarement attendrir,
 Mes couilles sont motivées, elles aimeraient bien pécho cette brune,
 Mais y'en a une qui veut pas, putain ma tête me casse les burnes.

Ma tête a dit a mon cœur qu'elle s'en battait les couilles,
 Si mes couilles avaient mal au cœur et qu'ça créait des embrouilles,
 Mais mes couilles ont entendu et disent à ma tête qu'elle a pas d'cœur,
 Et comme mon cœur n'a pas d'couilles, ma tête n'est pas prête d'avoir peur.

Moi mes couilles sont têtes en l'air et ont un cœur d'artichot,
 Et quand mon cœur perd la tête, mes couilles restent bien au chaud,
 Et si ma tête part en couilles, pour mon cœur c'est la défaite,
 J'connais cette histoire par cœur, elle n'a ni queue ni tête.

Moi les femmes j'les crains, autant qu'je suis fou d'elles,
 Vous comprenez maintenant pourquoi chez moi c'est un sacré bordel,
 J'ai pas trouvé la solution, ça fait un moment qu'je fouille,
 Je resterais sous l'contrôle d'ma tête, mon cœur et mes couilles.

 

(« Ma tête, mon cœur et mes couilles », Album Midi 20 )

Devant cette pression du sexuel les adolescents cherchent des voies d’ex-pression. Les adolescents vont tenter de traiter ce choc du réel accompagné de déception, voire même pour certains d’une certaine terreur. Malheureusement les impasses actuelles de l’inscription sociale liée de tout temps aux deux portes de sortie de l’adolescence,  les renvoient dans les cordes. Deux portes de sortie en effet se présentent traditionnellement :

  • la reproduction , voie d’expression de la sexualité, liée à ce que l’on désigne comme nubilité, autrement dit l’âge auquel le corps social accepte le mariage et l’enfantement. 8
  • la production, âge de l’entrée dans l’appareil de production, l’emploi, l’investissement social et professionnel.

Il est clair que dans nos sociétés dites hyper ou post-modernes, ces deux voies classiques d’entrée dans « l’âge d’homme » 9 , sont renvoyées aux calendes grecques et prolongent d’autant ce «  moment critique  » que cerne Rousseau. Les jeunes ont aujourd’hui des enfants de plus en plus tard ; et d’autre part ils réalisent leur autonomie sociale et financière en travaillant, très tardivement. Combien de « Tanguy » habitent encore chez leurs parents la trentaine passée !  Ce que l’étymologie de ce signifiant élastique, nous rappelle. Adolescens  signifie en latin : en train de grandir. Mais, ça peut durer ... 10

Face à ces impasses, les adolescents (parfois vieillissants !) se retournent vers des modes d’expression plus spécifiques, mais aussi parfois bien régressives :

-  En intervenant directement sur leur corps en pleine transformation, qui les fait souffrir : tatouage, piercing, scarifications; mais aussi vagabondage, errance 11

-  En se jetant à corps perdu dans des conduites à risque. 12  Alcool, drogues, rapports sexuels non protégés, défi de la loi etc Pratique d’ordalie où, tels les chevaliers du moyen-âge, si l’on en réchappe c’est qu’on est élu de Dieu, de l’Autre, de la vie… Je pense à ce jeune en scooter que j’ai croisé récemment. J’étais derrière lui en voiture. Le feu passe au rouge. J’ai pensé qu’il allait freiner. Mais non, il a accéléré. La prise de risque est importante : si une voiture démarre un peu vite au feu vert sur le côté, c’est l’accident assuré. Mais il s’agit bien là d’une forme moderne d’ordalie : ça passe ou ça casse. Si ça passe, le sujet est élu… de Dieu, de la vie, de la chance etc

-  En se livrant à la consommation effrénée des objets du marché pour tenter de colmater le vide, le trou ouvert dans le corps par le non-rapport sexuel, l’impossible complétude de l’être. La difficulté réside dans le fait que la pulsion s’en trouve en permanence excitée et accélère la pression. Le Marché soumet des produits sans cesse nouveaux qui alimentent cette excitation. En fait, croyant consommer, ils en sont… consumés. 

-  En se coulant dans une bande ou dans le même registre, en confiant leur corps et leurs questions aux réponses extrémistes, religieuses ou politiques. Action directe il y a quelques années ou aujourd’hui le Jihad.

-  Plus généralement, heureusement, les adolescents tentent d'apprivoiser cet impossible du rapport sexuel en l'appareillant aux ressources de la langue. Ils jubilent de la langue : verlan, parlers de quartier etc Mais aussi, et heureusement, en se lançant dans l'art et la création : rythmes primaires du rap, slam, journal intime, graphes, BD…

Voilà d'où l'expression des adolescents prend sa source: apprendre à faire avec l'inconnu, l'irreprésentable, la castration. Se pose la question éducative  en tant qu’adultes de les accueillir et de les accompagner dans ce cheminement. Remercions donc  Rousseau de nous avoir mis la puce à l’oreille sur la vigilance et la bienveillance à apporter face aux dérangements que produisent nos adolescents.

Tous les adolescents n’ont pas la chance dans ce moment de passage/pas-sage, de rencontrer un adulte à qui se confronter ; d’autant moins qu’un certain nombre d’adultes ont perdu le sens commun, à partir duquel on peut reconnaitre et valoriser les stratégies adolescentes qui leur permettent de trouver place dans l’espace social, avec leurs inventions et création propres. 

J’ai eu dans une autre institution à accompagner une équipe dans l’accueil d’un adolescent revenu du Jihad en Syrie. Je reprendrai donc plus spécifiquement un point de ces stratégies adolescentes, qui les pousse à se jeter à corps perdu dans des idéologies et des pratiques extrémistes. Un certain nombre de jeunes confient leur angoisse, leurs questionnements sur le sens de la vie à des idéologies extrêmes. Religieuses ou politiques. Le Jihad détourne ainsi leur appétence pour le spirituel ou la révolte, vers des formes socialement inacceptables, le terrorisme, que l’on ne peut pas se contenter de penser à partir de quelques clichés prêt-à-penser.

   

« Nous l’imaginons comme le règne de ceux qui répandent la terreur ; mais tout au contraire, c’est le règne de ceux qui sont eux-mêmes terrorisés » (Lettre de Engels à Marx du 4 septembre 1870) Terrorisés par quoi, si ce n’est la peur de vivre, la peur d’assumer une parole et des choix de vie qui leur soit propre.

Comme Freud nous le montre magnifiquement, le groupe de « frères », - c’est ainsi que s’apostrophent les jeunes jihadistes -, est soudé autour d’un chef, qui fait régner une discipline de fer au nom d’une idéologie absolue qui règle tous les détails de la vie quotidienne. Plus besoin de se poser de questions, toutes les réponses sont là, à portée de main. Mais la belle union du groupe a son envers. Elle repose sur la haine de l’autre, du diffèrent, du mécréant qu’il s’agit alors d’éliminer. Paradoxalement : « aimez-vous les uns les autres », a donné origine à l’Inquisition et à la haine de ceux qui ne partageaient pas la même croyance. L’actualité récente, les tueries de Charlie Hebdo et de l’hypermarché cacher en janvier 2015, les massacres du Bataclan et des cafés de Paris en novembre de la même année, l’attentat meurtrier de l’aéroport de Bruxelles, la tuerie de Nice et des Ramblas de Barcelone… nous poussent à essayer de penser et d’expliquer à nouveaux frais de tels gestes extrêmes. Sachant qu’expliquer, ça n’est ni pardonner, ni excuser. Le Jihad qui est d’abord dans la tradition islamique une lutte intérieure contre ses mauvais penchants 13 , se trouve détourné vers une tentative de destruction de la différence au nom du semblable. Le Jihad fait ainsi miroir aux alouettes pour des adolescents ou jeunes adultes, pas toujours, contrairement à la rumeur, issus des familles ou de quartiers dits difficiles, qui trouvent ainsi un point d’accueil à leurs questions. Paradoxalement, s’enfermer dans une idéologie qui cadre les moindres gestes du quotidien, apaise ! Le corps comme l’esprit sont mobilisés et dressés dans des centres d’entraînement. Ainsi le Jihad détourné concentre une série de stratégies qui résonnent avec les problématiques adolescentes : intervention sur le corps, prise de risque, voire la mort et le martyr pour une promesse paradisiaque dans l’au-delà… Le marturos  en grec ancien, c’est le témoin qui va jusqu’à risquer sa vie pour sa foi. Mais souvenons ici d’une remarque cinglante de Jacques Lacan : « … il n’y a que les martyrs pour être sans pitié, ni crainte. Croyez-moi le jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel.  » 14

Alors comment lutter ? Sur le plan social, si l’on accepte mon hypothèse, évidemment l’entrée dans l’appareil de production (le travail) et de la reproduction (fonder une famille), paraissent déterminants. La question est éminemment politique. Une société de marchandisation généralisée, telle que la nôtre, qui laisse sur le carreau des millions de jeunes gens, ouvre une porte béante à de telles pratiques extrêmes. 

D’autre part une réflexion de fond sur les rituels de passages modernes de l’adolescence, comme « fabrique » 15  des hommes et des femmes d’une génération, permettrait d’en renouveler le sens, appuyé par des valeurs transmissibles. 16  Beaucoup de jeunes sont aujourd’hui livrés à eux-mêmes et tentent de donner sens à leur vie dans des pratiques les plus extrêmes et dangereuses. Ils se confrontent au risque majeur plutôt que de se confronter aux adultes.  Il n’est pas sûr alors que crier sur tous les tons : liberté, égalité, fraternité, laïcité… soit vraiment entendable pour les plus jeunes.  Faute de traduire ces signifiants-phares de la démocratie dans des gestes quotidiens, la confiance en ces piliers de la République s’effrite.

Que faire ?

Dans le travail socio-éducaif tout un pan visant le soutien des parents comme premiers transmetteurs de la loi du vivre ensemble  est à construire. Non à coup de stages de parentalité, comme d’aucuns s’y sont risqués, tenant un discours souvent surplombant et dévalorisant, mais en envisageant un accompagnement au plus près des capacités et des richesses des parents. Il s’agit là aussi d’aller à … l’école des parents et de se laisser enseigner par la réalité vécue de chaque parent. 17

Du coté des jeunes on est en droit d’attendre des professionnels la création de lieux d’adresse et de médiation où les jeunes gens puissent être accueillis, guidés et reconnus dans leurs capacités d’expression, d’invention, de création, même les plus dérangeantes, selon des modes socialement acceptables. Le langage et la parole dans toutes leurs ramifications produisent la matrice de la castration et ouvrent les voies de l’insertion sociale des sujets. Sujets qui n’adviennent que dans et par ces processus d’assujettissement. Les adolescents cherchent à qui parler. Comme dans l’anecdote du début en CER, ils cherchent la confrontation pour se construire, ils convoquent chez un adulte un point d’arrêt à la jouissance.  Il  s’agit de ne pas se dérober à cette pro-vocation 18 . Comment permettre les déplacements des mouvements pulsionnels primaires vers des formes socialement inscriptibles, ce que Freud désigne sous le terme de sublimation ? Transformer le plomb pulsionnel en or d’une création socialement acceptable.  Tout l’enjeu du travail éducatif réside dans cette visée. Encore faut-il trouver du répondant… 19

Joseph Rouzel, Namur, 19 septembre 2017

1  D’abord désignés, lors de leur création en 2000, comme Centres d’éducation renforcée ,  les CER se déclinent aujourd’hui comme : centres éducatifs renforcés . Ce glissement en dit long sur le passage d’une ouverture par l’éducation à l’enfermement. Comme si c’était les murs qu’il s’agissait de … renforcer !

2  Je condense le propos de Freud. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse,  PBPayot, 1983. « Nous croyons que la culture a été créée sous la poussée des nécessités vitales et aux dépens de la satisfaction des instincts et qu’elle est toujours recréée en grande partie de la même façon, chaque nouvel individu qui entre dans la société humaine renouvelant, au profit de l’ensemble, le sacrifice  de ses instincts ». Entendons instinct au sens de la pulsion ( Trieb ) ; et l’éducation comme fer de la lance de la culture. 

3  Alain Braconnier et Bernard Golse, (sous la dir.),  Winnicott et la création  humaine , ères, 2012.

4  Richard Hellbrunn, A poings nommés : la violence à bras-le-corps, érès, 2003.

5  Le début de ce texte, remanié, est intégré dans un chapitre de mon ouvrage La prise en compte des psychoses dans le travail éducatif  (ères, 2013) dans un chapitre consacré à Jean-Jacques Rousseau.

  7   Voir Guillaume Léonce Duprat, La criminalité dans l'adolescence, causes et remèdes d'un mal social actuel , Paris, Alcan, 1909. L’adolescent y est décrit comme «  un vagabond né, donc instable. Il  fait des fugues analogues à celles des hystériques et des épileptiques, incapable de résister à l’impulsion des voyages.  » Duprat forge un concept pour rendre compte de cet état pathogène spécifique à l’adolescence : l’hébéphrénie , qu’il décrit ainsi : «  C’est un besoin d’agir qui entraine le dédain pour tout obstacle, tout danger et pousse au meurtre.  »  

  8  En France, jusqu'à la Révolution , l'âge nubile est de 12 ans pour les filles et de 14 ans pour les garçons. La législation révolutionnaire du 20 septembre 1792 fait passer cet âge à 13 ans pour les filles et 15 pour les garçons mais, dans la réalité, le mariage a lieu généralement vers 30 ans au XVIIIe siècle, le couple paysan devant s'établir (maison, terres, métier) avant de pouvoir convoler. Au XIXe siècle, l'âge est plus précoce car la révolution industrielle, en créant le métier d'ouvrier, permet de s'établir plus tôt. Il faut attendre la création du code civil par Napoléon Bonaparte  et la loi du 1er Germinal an XII (1er avril 1804) pour faire passer l'âge nubile à 15 ans pour les filles et 18 pour les garçons (art. 144 du Code Civil). La dernière modification de l'âge nubile date du 4 avril 2006, passant à 18 ans pour les filles. L'amendement est voté dans le cadre de deux propositions de loi contre les violences conjugales. Pour la première fois de l'histoire française, la nubilité des filles et des garçons est identique. Toutefois, des dispenses peuvent être accordées pour « motifs graves » (art. 145 du Code Civil)

9  Voir le beau récit autobiographique de Michel Leiris,  L’âge d’homme , publié en 1938, Gallimard, 1973.

10  Joseph Rouzel, « L’adolescence », Lien Social n°122, mai 1991 ; n° 136, septembre 1991.

11  David Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles , Métailié, 2002.

12  David Le Breton, Conduites à risque , PUF, 2002.

13  On raconte qu’à l’issue d’une bataille un combattant demanda  au Prophète : « Quel est le grand Jihad ? ». Celui-ci répondit : « C’est la lutte contre soi-même ».

14  Jacques Lacan, Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse , Seuil, 1986.

15  Je reprends ici le terme de Pierre Legendre dans La fabrique de l’homme occidental , Mille et Une nuits, 2000.

16  Voir par exemple l’ouvrage tiré d’une enquête de terrain d’Yvonne Verdier, sur la « fabrique » des femmes : Façons de dire, façons de faire , Gallimard, 19789.

17  Joseph Rouzel, « Du bon usage des parents », La lettre du Grape , n° 46, février 2002, éditions ères.

18   Pro-vocare , signifie en latin, appeler dehors, faire venir, faire appel, littéralement : lancer sa voix en avant, donner de la voix. Il s’agit donc d’une forme adressée.

19  Joseph Rouzel, « Les médiations : ça déménage », Les Cahiers de l’ACTIF, Janvier-avril 2013.

Commentaires

Vous n'êtes pas autorisé à créer des commentaires.

rss  | xhtml

Copyright © par PSYCHASOC
n° de déclaration : 91.34.04490.34

— site web réalisé par Easy Forma