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La scène adéquate au « grandir »

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Daniel Pendanx

samedi 23 avril 2005

[Remarques sur le travail institutionnel d’élaboration et la question du sexe]

« Que l’individu au cours de sa croissance se détache de l’autorité de ses parents, c’est un des effets les plus nécessaires mais aussi les plus douloureux du développement. Il est tout à fait nécessaire que ce détachement s’accomplisse et l’on peut admettre que chaque être humain ayant évolué normalement l’a, dans une certaine mesure, réalisé. »

Freud, dans Le roman familial des névrosés

Certains de mes collègues du Service d’Assistance Educative en Milieu Ouvert (AEMO) où j’exerce au titre d’une fonction d’éducateur me le disent parfois, pour eux les mères les plus « difficiles » à rencontrer sont celles qui nous attendent dans la maîtrise, souhaitant que nous mettions au pli de leur discours éducatif leurs enfants ou adolescents, sans qu’elles aient elles-mêmes à mettre en question leur propre position d’emprise, leur propre rapport en impasse à la limite, au négatif, au « non ». J’ajoute : ces mères sont d’autant plus « difficiles » qu’il leur a été laissé espérer qu’avec ce judiciaire dont relèvent nos interventions d’AEMO leur sera donné l’instrument de la puissance escomptée sur leurs enfants. « Je n’ai pas d’autre instrument que l’AEMO à vous offrir » disait un jour devant moi un juge semblant s’excuser à une mère quelque peu dépitée. C’est bien là en effet cette toute-puissance en laquelle, via le juge des enfants, nous nous trouvons communément requis sous les motifs « éducatifs » les plus nobles, une des choses les plus « difficile » que nous ayons à supporter.

Je l’éprouve, le construis et l’écris depuis longtemps : il demeure très difficile pour les praticiens et les services de se dégager de l’illusion positiviste de puissance (« éducative », soignante ») projetée sur le « judiciaire » et nos propres interventions tant la vérité du mythe qui irradie la justice des mineurs est celle d’un Père idéal en charge de pérenniser la subordination des fils et des filles à la Mère Toute phallique . Vérité du mythe déconstruit et analysé il y a plus de vingt ans par le psychanalyste Rosolato dans ce texte à mes yeux majeur, L’analyse des résistances , publié dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°20, à l’automne 79.

Big Mother, selon le mot proposé par Michel Schneider dans un essai récent, vise à mettre le judiciaire, dois-je dire le Père, le principe du Père, à sa main. Que le juge des enfants et ceux qui accompagnent son intervention se retrouvent inclus, assimilés dans le « lieu commun », « l’équipe », le « partenariat », est le motif permanent des agents de Big Mother tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la sphère de la justice des mineurs.

Ecraser l’ écart entre le social et le judiciaire, entre l’administratif et le judiciaire, entre le politique et le judiciaire, entre l’éducatif, le soin, et le judiciaire , écraser la distinction des places et des discours , c’est toujours au bout du compte, écrasant l’écart entre le sujet et la fonction, l’écart entre le sujet le Pouvoir, œuvrer au triomphe du fantasme de Totalité, au triomphe de cette figure de la Mère phallique qui trône au fin fond de notre être. C’est pourquoi il devient si difficile dans nos pratiques, quand dans la scène l’ordre des discours et des places se confusionne, de faire vivre humainement les limites, la dimension du négatif (du « non », du manque et de la perte) auprès de ces mères si communément fixées dans les impasses de leur propre identification sexuée.

Comment renvoyer aimablement une « mère » à sa propre castration, quand tout nous porte à nous identifier à la Mère incastrable ?

Je ne vois depuis longtemps que nous le puissions autrement qu’à élaborer nos propres limites et la culpabilité associée, en relevant ce qu’il en est dans nos pratiques, nos usages institutionnels, de la très imaginaire, mais néanmoins ravageuse, tentation de la maîtrise. Une tentation qui pour accompagner le désir d’éduquer, le désir de gouverner et de corriger autrui, engage comme le révèle si bien la pièce de Ionesco, La leçon , la volonté dominatrice, la volonté sadique de puissance et d’emprise du désir sur le désir. Cette volonté de puissance et de domination, comme le montre l’histoire des hommes, est chose très ancrée dans l’humain. Mais nous sommes loin d’en avoir mis politiquement à jour l’économie subjective, le mythe et la scène des représentations sous-jacentes. Il n’est que de voir la façon dont en cette affaire l’éclairage de la psychanalyse et les leçons de certains 1 se trouvent congédiés. C’est ainsi que sous les atours habituels de la loi et du service du bien – service du bien dont l’intérêt de l’enfant, la parole du sujet, le soin ou l’écoute sont aujourd’hui les signifiant-maîtres obligés – les discours plus ou moins oséducteurs de la Maîtrise continuent dans nos milieux de masquer la destructivité œdipienne 2 et le conflit avec le Surmoi 3 qui animent l’autre scène du sujet, l’autre scène institutionnelle.

Pour méconnaître cette destructivité et ce conflit, dont l’élaboration regarde et implique chacun, nombre de discours médico-psy présentent dans leur caractère univoque même tous les risques du clivage et de l’uniformisation techno-gestionnaire des pratiques.

La tentation de la Maîtrise sur le réel et le désir des sujets se manifeste toujours dans la façon dont s’instaure la gouvernance institutionnelle : dans ces manières d’instrumentaliser et de réifier, du haut vers le bas, le jeu des fonctions institutionnelles. Et c’est ainsi qu’en bout de chaîne les éducateurs, placés sous injonction paradoxale, se trouvent requis comme simples exécutants, plus ou moins « coupables », des « bonnes pratiques » et de la « bonne ligne ».

Face à cette tentation et au désir qui la soutient, face à ce qui de ce désir pousse aux passages à l’acte et aux abus de pouvoir je voudrais tenter de faire résonner quels sont les termes de l’alliance sexuée , autrement dit la fiction de la représentation œdipienne, que nous devons pouvoir élaborer et soutenir (interpréter) dans le théâtre institutionnel, si tout du moins nous ne voulons pas trop lâcher la bride à des comportements ségrégatifs, « meurtriers » de la parole et de la différence, tant entre praticiens que vis à vis des personnes traitées.

Certains cas, parfois dramatiques, montrent à quelles maltraitances et quelles violences (sur les sujets traités ou sur les praticiens) un certain type d’induction des pratiques peut conduire. Nous sommes loin selon moi de réfléchir comme il conviendrait à ces cas extrêmes, derrière lesquels résonnent les impasses de la Maîtrise. Les épisodes les plus difficiles de nos pratiques, toujours si significatifs des dangers de la confusion des voix et des injonctions gouvernantes, devraient pourtant nous inciter à réfléchir plus avant au fait qu’il ne saurait y avoir de véritable élaboration des pratiques si elle n’est d’abord, au plus singulier, élaboration de l’acte de chacun, par chacun.

La scène institutionnelle de l’élaboration

Cette élaboration, qui a à voir avec la manière dont chacun, pour son propre compte de sujet, viendra habiter dans l’exercice de la fonction sa voix, sa propre parole, n’est pas celle d’un sujet isolé, insulaire ; elle s’engage dans le rapport avec les autres de l’institution. Chacun peut apprendre au long cours de l’expérience combien

ce travail d’élaboration , si élaboration du « fantasme » qui nous porte à occuper la place de l’autre sinon de l’Autre il y a, est quelque chose de difficile, tant il touche au à cette autre scène du désir qui gouverne les modalités duelles (plus ou moins sado-masochistes, de séduction ou de clivage) du lien institutionnel.

Elaborer ne se peut qu’à « toucher » à ce qui se donne souvent sous les allures de l’innocence spécialiste comme l’intouchable du fantasme de maîtrise, commun aux duellistes de tous bords. Elaborer c’est donc nécessairement se dégager du duel, en construisant ce qu’il en est du mythe (du fantasme commun) sous-jacent à ces affrontements entre juridismes qui s’ignorent. Ces juridismes occultes , qu’ils se donnent comme « spécialistes et savants» ou « libérateurs », sont toujours le fait de ceux qui cherchent, plus ou moins à leur insu, à conquérir dans la scène du lien, dans la scène du « partenariat », le lieu de l’Autre, de la Référence . Ce qui est la meilleure façon de verrouiller l’espace tiers des institutions où fonctionne la Loi : là où la parole (la parole en tant que sexuée) et la différence peuvent valoir . Ces discours de conquête entravent on ne peut plus le vrai travail d’élaboration du narcissisme institutionnel et des clivages associés. Quand ces clivages, je devrais dire le Clivage, pèsent ainsi dans un service, un établissement, le travail des praticiens de première ligne se trouve en général fort mal médiatisé. Et il est alors aisé de constater combien la perspective éducative, clinique, du « grandir » se trouve perdue de vue.

Pour ce qu’il en est d’un service d’AEMO comme celui où j’exerce, nouer le travail d’élaboration des pratiques aux enjeux du « grandir » des sujets traités (ceux de la responsabilité parentale et ceux, conjoints, des enfants et adolescents concernés), suppose la mise en œuvre de la médiation institutionnelle par rapport aux liens qu’engage l’éducateur dans l’AEMO. Pour aller vite je dirais que cette médiation, au plan disons de légalité, consiste d’abord à marquer et à authentifier la place de l’éducateur comme une place seconde, comme une place distincte aussi bien de celle du juge que de celle des parents. Reste alors à savoir en quoi les autres de l’institution (qui peuvent être dans le cours de l’élaboration dans la parole aussi bien un directeur, une directrice, un chef de service, un psy qu’un autre travailleur social, et même, dans la mesure où elles sont confrontées à nos écrits et aux appels téléphoniques divers, les secrétaires) sont ou non médiateurs de la scène du lien dans laquelle se trouvent engagés les praticiens de première ligne.

Ce n’est pas parce qu’on se décrète ou qu’on est décrété « tiers » qu’on joue comme tel. Les choses sont un petit peu plus compliquées… L’autre institutionnel ne vaut comme tiers que dans la mesure où il ne confond pas sa voix, sa parole, à la voix et à la parole de celui à qui il s’adresse. Si l’écart entre les voix (et les mots de chacun) n’est pas soutenu comme tel, le jeu du « tiers » s’annule. Nous sommes alors dans la séduction homo-sexuée, dans la confusion des voix, dans des manipulations transférentielles, aliénantes, qui en vérité font obstacle à ce que j’entends par travail d’élaboration . Que le tiers vaille véritablement comme tiers (autrement dit, que le père vaille comme père) n’est pas chose immédiate, qui va de soi, surtout dans ce champ des pratiques sociales où la confusion des places, des genres et des discours se trouve nouée à l’emblématique figure « éducative » du juge des enfants-Père Idéal.

Il ne peut y avoir, dans les échanges qui s’établissent avec celui qui rapporte sa pratique, élaboration du travail, sans la mise en jeu de ces autres qui pour opérer véritablement comme tiers doivent pouvoir se supporter tiers exclu , en seconde ligne, par rapport à la scène du lien que soutient l’éducateur en charge de la mesure d’AEMO. Ce qui renvoie au fait que l’éducateur puisse à son tour vis à vis des jeunes rencontrés, se soutenir lui-même en place symbolique parentale seconde par rapport à leurs parents ou autres substituts de l’autorité parentale.

L’alliance sexuée ou l’Un-stitution ?

Je le rabâche donc souvent, il n’y a de tiers que tiers exclu de la scène du lien ; il n’y a de tiers que tiers référé à la scène légale de l’identification des sujets traités. Ce qui engage, pour tous, l’élaboration (sue et insue) de notre implication subjective, proprement œdipienne (intrusive, séductrice, possessive, jalouse, destructrice) dans la scène des liens institutionnels et familiaux.

[ Remarque : je note en ce point que si cette élaboration met en « souffrance » le sujet, on ne saurait, sinon à entrer dans une manipulation abusive de son transfert, le placer dans une position régressive et séductrice (à la fois maternalisante et injonctive) d’écoute. Le site de la cure est le lieu découvert par Freud pour un traitement analytique du transfert, c’est-à-dire de la régression et des dépendances les plus extrêmes qui s’engagent quand on se met à « écouter » ce sujet en détresse qui est aussi, le psychanalyste ne saurait l’oublier, un sujet en mal d’innocence. Le travail de l’analyse exige que l’analyste, payant sa propre dette à la limite, circonscrive et soutienne avec rigueur, dans le champ strict d’une parole hors relation d’objet, le transfert du sujet. Tout ce qui transporte cette régression du sujet hors le site de la cure ­ – je pense là très clairement à ce qui de la servitude volontaire des analysants est encouragée au titre de l’étude ou du « combat » pour la Cause – n’est à mes yeux l’indice que de la plus lourde résistance des « analystes » à la psychanalyse.]

Habiter sa place comme place du tiers exclu c’est se distinguer tout à la fois, j’y reviendrai, de l’Autre (de la Place Souveraine) et de l’autre (de la place de l’autre). Cette élaboration de la distinction de soi d’avec l’Autre, de soi d’avec l’autre, à travers laquelle chacun, à égalité, vient payer son propre dû subjectif à la Loi (loi de l’espèce qui nous situe chacun comme mortel dans le cours des générations qui se succèdent), est au fondement de la justice, de la justice généalogique. Mais en cette affaire l’humanité a depuis la nuit des temps inventé une autre solution : la solution qui consiste à faire que les sacrifiés à la Cause payent pour que d’autres, au ciel divin des maîtres, demeurent dans l’intouchable et l’indivisible de l’image d’eux-mêmes. [Pour ceux que ça pourrait intéresser je renvoie au film chef d’œuvre de Tarkovski, Le Sacrifice .]

La tentation de la maîtrise, qui concerne et regarde chacun (pas les seuls « chefs »), est très liée (pour des raisons que je laisse là de côté) à la demande infantile, inconditionnelle, de reconnaissance ; et c’est bien en raison du poids « incestueux» et du jeu « meurtrier » méconnus de cette demande que sous des prétextes disciplinaires divers on peut tendre à transformer l’institution en Un-stitution 4 , en cet Autre du fantasme des parents combinés (fantasme que dans certaines institutions réalise la réunion des chefs et des spécialistes psy) incarné par cette Institution si bonne et si juste à laquelle nul des castrés (des « enfants ») ne saurait échapper… Je force un peu le trait, mais le poids du fantasme des parents combinés, du mythe unaire d’avant la différence des sexes , aujourd’hui culturellement entretenu si fortement sous la notion confusionnelle de parentalité , est loin de n’être qu’imaginaire. Le risque de subversion de l’espace institutionnel comme espace tiers, comme espace potentiel, de culture, comme espace de respiration et de pensée, est réel ; ce risque est dans la nature des choses humaines, je veux dire dans la nature du désir inconscient qui nous tient.

Il y a donc lieu me semble-t-il de ne pas faire comme si les choses allaient de soi. La vie d’une institution, comme la vie tout court, est en mouvement ; on va dans un sens ou on va dans l’autre. Le mode de l’alliance dans lequel s’inscrivent le fonctionnement institutionnel et la direction des pratiques se trouve noué à notre rapport au lieu souverain, à cette Référence Absolue, lieu de l’éblouissement comme dit Legendre, indisponible à quelque sujet ou quelque fonction ou institution que ce soit.

Le lien de Référence et la question du sexe

Qu’en est-il de l’élaboration institutionnelle de notre lien de Référence ? J’entends là ce lien, proprement politique, que l’institution comme chacun de nous entretient avec la représentation instituée du Pouvoir, avec les représentations (les signifiants-maîtres culturels) du Phallus. Je précise là : pas davantage que la Psychanalyse le Droit ne peut être la Référence commune, pas davantage que le psy, que tel ou tel, le juge n’est le Référent. Le Référent (selon le mot si imprudemment employé dans nos milieux, dans la plus ou moins grande confusion du Référent, du Tiers à majuscule, et du simple « référent » lui-même plus ou moins bien référé à la Référence) n’existe pas, c’est une métaphore du Pouvoir. C’est pourquoi, tout en prenant soin de saisir la dimension de légalité de nos pratiques, il nous faut aussi penser le droit, l’au-delà du droit, penser les limites du droit, si nous ne voulons pas nous retrouver dans des situations fâcheuses. Il nous faut aussi penser les limites de la psychanalyse, l’au-delà de la psychanalyse, si nous ne voulons pas transformer le discours qui s’y réfère en un simple discours idéologico-politique, qui mobilise ses militants au service de sa Cause, sans que ceux-là, tel le sujet de la servitude volontaire, n’y trouvent naturellement à redire, tout au contraire.

Elaborer ce lien de Référence ne se peut donc sans toucher à l’enlacement subjectif, au lien d’image peu ou prou « incestueux », de fascination, que nous entretenons à l’endroit des figures culturelles, politiques, institutionnelles, maîtresses. Que ce soit pour certains celle emblématique du Juge ou pour d’autres, sous couvert de celles de Freud et Lacan, celle du Psychanalyste.

Ce lien, pour employer les termes de la psychanalyse, est celui du rapport plus ou moins symbolisé de chacun au Phallus ; un rapport où se signe, quoique nous nous employons à en masquer, la vérité qui est nôtre par rapport à la différence sexuelle .

Le lien aux figures institutionnelles du Pouvoir (lien transférentiel qui transite plus particulièrement, pour ce qui concerne les pratiques de l’AEMO, dans nos relations et « rapports » aux juges) engage toujours en vérité notre rapport à la question du sexe, à la différence et à l’égalité des sexes. Il convient en ce point de chercher à saisir pourquoi.

Pourquoi la question du sexe – question à entendre comme question de l’articulation de la différence et de l’égalité des sexes , comme question de savoir s’il peut y avoir ou non dans nos relations égalité dans la différence, et différence dans l’égalité – s’articule au lien à la Référence ?

On ne peut s’engager dans cette compréhension si l’on ne saisit que la Référence politique instituée (pour nous l’Etat de Justice, l’Etat de la République) est d’abord une fiction : la représentation institutionnelle du tiers terme qu’est pour l’un et l’autre sexe le Phallus – le Phallus en tant qu’il est la représentation, la métaphore de cet Absolu du Sexe que n’est ni l’un ni l’autre sexe.

Dans leur rapport au Phallus l’un et l’autre sexe se trouvent placés dans une dissymétrie qui est de nature négative pour l’un et pour l’autre : aucun des deux sexes ne peut prétendre être le Phallus, être le Pouvoir ; ce qui fait que de ne pas être le Phallus ils sont égaux dans la différence – différence qui pour avoir son origine dans la biologie, dans le fait d’avoir ou de ne pas avoir le pénis, s’inscrit dans et par le langage comme une fiction juridique structurale.

Cet abord de la question du sexe, telle que la psychanalyse l’éclaire 5 , permet de comprendre en quoi le Phallus, pour être la marque princeps de notre division (d’avec l’absolu, d’avec l’Un de la Complétude), est comme dit aussi Legendre, le voile de la finitude humaine, une finitude au regard de laquelle l’égalité des sexes s’impose avec tous effets de droit.

Si l’on rate la marche de ce tiers terme du Phallus (tiers terme fictionnel qui en toute société s’inscrit symboliquement au plan social au titre de la Référence fondatrice) on ne peut considérer la différence des sexes qu’en termes d’opposition duelle, avec à la clef la suprématie du masculin. Ce qui entraîne en logique, pour restaurer l’égalité, de nier la différence elle-même : ce dont témoigne l’inversion des genres (l’envers de la guerre des sexes promu par un certain féminisme) et le déploiement à tout va des identifications homosexuelles.

J’ajoute ici, sans développer, qu’à cette représentation princeps de la différence et de l’égalité des sexes (représentation dont l’assomption subjective est nouée à l’élaboration œdipienne), s’articulent toutes nos représentations des relations institutionnelles, sociales, toutes les représentations de la division sociale du travail et de la hiérarchisation des places.

Le phallus et le théâtre œdipien

Cette question du sexe, située en vérité bien en deçà des duels idéologiques, est d’un abord beaucoup plus difficile que ne le prétend dans sa superbe (démocratique, libérale et libertaire) le discours dominant occidental. Elle est très habituellement faussée de deux manières : soit par un égalitarisme (œdipien) négateur de la différenciation des places et des genres (cf. la propagande homosexualiste actuelle), soit par une vision inégalitaire (tout aussi œdipienne) faisant valoir la différence dans le seul registre de la domination, de la suprématie d’un sexe sur l’autre. Ces deux positions, participant au fond du même clivage inconscient de la représentation du sexe, en phallique et châtré, jouent en miroir ; en chacune se dit la part de refoulé de l’autre.

En ce clivage dans la représentation du sexe, qui fait de l’un celui qui l’a un supérieur, et de l’autre celui qui ne l’a pas un inférieur, s’origine cette envie de pouvoir, proprement phallocratique, qui pour les deux sexes est amour du phallus imaginaire – un équivalent de cette envie du pénis du père en laquelle, position hystérique et obsessionnelle s’y conjuguant, se noue le lien institutionnel homo-sexué.

L’élaboration du lien de Référence, pour s’engager comme symbolisation du Phallus, participe de cette assomption subjective de la différence et de l’égalité des sexes concomitante à la symbolisation des figures parentales comme fictions croisées, elles-mêmes distinctes et égales. Autrement dit la question du sexe est la question même du lien de représentation que chacun entretient avec les Images Père et Mère, avec ce théâtre œdipien constitutif de notre scène intérieure et de la scène institutionnelle. Par où, j’y insiste, la scène du sujet et la scène sociale se trouvent intriquées.

A partir de ce qui précède s’entend peut-être un peu mieux pourquoi le travail d’élaboration institutionnel du rapport au Pouvoir est concomitant de notre ouverture à la dimension imaginale, fictionnelle, de toute fonction sociale, ou pour employer un mot de Lacan, un repérage et un accès au semblant des fonctions. Ce travail, pour faire valoir notre propre division (division d’avec l’image narcissique de l’Idole sur laquelle nous instruit si bien la précieuse fable de La Fontaine, L’âne qui portait des reliques ), implique la confrontation la plus commune aux enjeux de la différenciation subjective, aux enjeux de l’identification sexuée, séparée.

L’effort d’élaboration, pour être tout à la fois travail de distinction, de séparation et de re-liaison 6 , n’est pas une simple affaire de compréhension, de savoir positif, un plus à gagner, mais implique bien davantage un renoncement, une perte de jouissance 7 . En ce travail, qui a à voir avec ce qu’on nomme de manière parfois bien rapide et légère travail de deuil, advient au fil des épreuves de la vie et de nos échecs, cette assomption subjective du négatif, de la division, à partir de laquelle s’établit un autre rapport au manque, à l’absence, un autre rapport à autrui. Dès lors parlant d’autrui nous apprenons que c’est de nous que nous parlons. Regardant l’autre je me regarde, semblable et différent.

Du rapport au Phallus procède donc en logique le rapport à la différence des sexes. De là procède le fait que l’élaboration du clivage dans la représentation inhérent à l’illusion suprême du genre humain, d’après laquelle il n’y a pas deux sexes, mais un seul (la femme n’étant dès lors qu’une espèce d’homme castré) est noué au mouvement, infini, de symbolisation du Grand Autre institutionnel (du Tiers-Phallus) que représente la Référence politique instituée, l’Etat. Je dirais : symboliser notre rapport à l’Etat, c’est symboliser notre rapport de croyance, c’est d’une certaine manière passer de la croyance à la foi, à l'imparable de cette foi qui comme le dit le philosophe Jean-Luc Nancy est "signe de fidélité de la raison".Ce qui est autrement plus sérieux, et si je puis dire au final beaucoup plus « freudien », que de se prétendre « athée ».

Elaborer le lien de Référence c’est donc saisir que l’Etat (les tutelles administratives, judiciaires) n’est pas réductible à une seule réalité sociologique, mais vaut au lieu de l’Autre pour le sujet du désir. Le juge par exemple, homme ou femme, n’est pas un père : il est comme représentant du Père un semblant du père. L’Etat peut ainsi valoir, à travers ses représentants des deux sexes, comme symbole du Phallus, comme symbole du Tiers garant de la division. En ce sens cet Etat, au titre institutionnel (totémique) symbolique du Phallus qui est le sien, a dans son principe (principe du Totem, du Miroir symbolique qui peut se trouver détourné, subverti, perverti, lorsque l’Etat se met à délirer), une fonction de garant du principe commun du manque pour chacun des deux sexes, une fonction, par la légalité promue, de garant de la Limite pour toute fonction et institution.

Le transfert institutionnel

La justice généalogique réclame cet effort d’élaboration à partir duquel chacun, confronté à son propre conflit, à sa propre culpabilité subjective, est en quelque sorte rendu à soi. Cet effort n’est toutefois pas sans provoquer ces défenses (la sophistique des rationalisations et justifications les plus variées) derrière lesquelles se masquent l’idolâtrie, l’amour politique de ceux qui refoulant leur désir d’Institution 8 , leur amour de la Cause, méconnaissent la place qu’ils occupent dans le familialisme social 9 , dans le mythe institutionnel œdipien. Les plus « savants » de ceux-là récusent « théoriquement » la dimension proprement institutionnelle du transfert ; ils dénient ce qu’il en est du transfert du sujet du désir inconscient sur les figure culturelles (d’autorités diverses) d’un Père Idéal en charge de perpétuer la dépendance et la soumission à l’endroit de cette Mère Toute phallique gardienne du système de l’union, de l’union des fidèles.

Peu nombreux sont ceux qui se référant à la psychanalyse prennent acte et tirent conséquences de cette dimension institutionnelle du transfert. Je ne vois pourtant pas qu’il y ait de clinique soutenant l’émancipation du sujet si les praticiens ne considèrent le contexte, l’au-delà institutionnel de ce sujet – cet au-delà du Pouvoir parental institutionnel auquel ce sujet, comme eux-mêmes, se trouve lié, réellement, imaginairement et symboliquement lié.

Le mythe adéquat et le travail de culture

Quoiqu’en proclament nos post-modernes l’institution familiale – théâtre œdipien noué à l’institution du langage, à sa loi – est dans son invariant structural fondatrice du mouvement du « grandir » du sujet ; elle est, dans sa scène intérieure, le carcan symbolique institutionnel fondateur de son accès à la parole, à sa parole. J’y insiste : c’est à partir de cette scène de la représentation œdipienne que peut être comprise, et partant analysée , la relation la plus profonde de chacun au social et aux institutions.

A partir de cette mise en perspective œdipienne, fictionnelle, du théâtre « familial » institutionnel, l’on peut saisir en quoi chacun, à quelque place où il se trouve, peut valoir comme interprète, c’est-à-dire exercer la fonction parentale institutionnelle sans se prendre pour… Ce par quoi cet exercice, pour le meilleur profit des sujets traités, prend efficience symbolique dans l’ordre du mythe adéquat au « grandir » du sujet. J’entends là ce mythe proprement anti-totalitaire en lequel les images Père et mètre, jouent à la fois comme limitées, différenciées (sexuées) et croisée.

Ce mode d’exercice de la fonction en interprète jouant son rôle dans le texte (j’entends là le texte de la structure langagière de la Loi, un texte non faussé ou perverti en droit) , est la condition même de la triangulation de la scène, la condition de cette mise en jeu de l’espace tiers de la créativité, de la sublimation. L’espace où naît ce travail de culture au service du sujet dont parlait Freud.

Ceux qui se réfèrent à la psychanalyse sauront-ils saisir que ce travail institutionnel de culture (travail d’élaboration et de symbolisation de la scène œdipienne, qui suppose que la parole ne soit pas administrée, technocratisée, réglementée par le discours médico-psycho-gestionnaire, au profit d’une logique managériale, administrative, instrumentalisant les praticiens) est d’une certaine manière identique, mais dans des modalités qu’il faut savoir rigoureusement différencier (cf. ma Remarque plus haut), à ce qui se passe dans une cure analytique, si tout du moins de cette cure « la visée est de fortifier le moi, de le rendre plus indépendant du sur-moi, d’élargir son champ de perception et d’étendre son organisation, de sorte qu’il puisse s’approprier de nouveaux morceaux du ça. Là où était du ça, du moi doit advenir.» (Freud dans La décomposition de la personnalité psychique , Nouvelle suite des leçons , O.C. F. tomeXIX, puf, p.163) ?

Pour conclure

Que la scène de la représentation œdipienne, je ne dis pas tel ou tel imaginaire modèle familial, soit la scène obligée et nécessaire au « grandir » du sujet, voilà une proposition qui de nos jours passe pour affreusement dogmatique. Dogmatique, tel est bien le mot maudit, le mot qui depuis des années se trouve confondu avec sa maladie, le dogmatisme. Pour beaucoup de ceux qui épousent l’air du temps, cette idéologie du libre service normatif, du sujet-Roi du « c’est mon choix », nulle loi, nul invariant langagier, juridique, nul ordre des discours et des places ne présideraient au théâtre institutionnel du « grandir », à la scène de la clinique. L’identité, l’identification seraient à disposition. Fin du principe généalogique, fin de l’Histoire. A chacun son genre, le désir est de retour, c’est la loi qui doit suivre ! Autrement dit la problématique œdipienne, à partir de laquelle se noue dans l’assomption subjective de la différence des sexes et des générations l’accès du sujet à une parole et à un désir distincts de la parole et du désir d’autrui, serait à ranger derechef au magasin des antiquités freudiennes !

La peur d’être pris pour « dogmatique », indignité suprême dont nul n’est censé se relever, en amène beaucoup à fermer les yeux sur les dégâts provoqués par ce retournement de la vieille carte machiste en anti-œdipisme. Un anti-oedipisme qui n’est, comme l’a très tôt soutenu le psychanalyste André Green (commentant le livre célèbre de Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe ), « bien moins une contestation de l’Œdipe qu’une manière de ne pas en sortir ».

Nombreux considèrent, à l’image de la plupart de nos grands intellectuels, qu’il s’agit « d’accompagner les évolutions sociales en cours », sans se poser la question de l’économie sacrificielle du mythe que ces dites évolutions de « progrès » transportent. Il ne semble pas par exemple venir à l’idée de l’anthropologue Godelier, dernier héraut du relativisme culturel et nouvelle star du discours libéralo-libertaire, que l’inceste frère/sœur dont il fait la quasi apologie – nous racontant que cet inceste fut dans l’Egypte des pharaons et l’Iran mazdéen non pas un « inceste » mais une des formes les plus accomplies de l’union des humains à l’image et au service des dieux – n’était peut-être pas sans rapport avec les sacrifices sanglants offerts aux dieux et aux maître divins qui gouvernaient ces sociétés. La jouissance de ces hommes qui se prenaient pour des dieux ou des sur-hommes n’aurait-elle donc rien à voir avec ce que les esclaves et autre sacrifiés devaient payer à leur place ? L’inceste ne serait donc plus en rapport avec le meurtre, avec l’ordonnancement d’une société en deux espèces d’humanité ? Etre « romantiquement » fasciné par l’inceste frère/sœur est une chose disons naturelle, à laquelle la littérature et le cinéma ont toujours fait écho, mais en promouvoir la réalisation innocente en est une autre, politiquement irresponsable. A moins que nos intellectuels libéraux, insouciants de la folie post-moderne qui s’avance comme d‘autres avant hier l’ont été de celle du nazisme et du communisme, ne veuillent nous faire revenir à ces temps bénis de l’Islam mazdéen et du culte d’Osiris, ces temps bénis des amours frère/sœur légitimés…

Bordeaux, avril 2005

1 Je pense là par exemple aux développements de Piera Aulagnier sur le désir d’aliéner , ou à ceux de Pierre Legendre sur l’ amour politique .

2 La destructivité , concept repris de Winnicott, est en ses deux versants (son versant séducteur et son versant plus directement meurtrier ) l’expression du désir inconscient oedipien .

3 Sous cette formule se dit ce qu’il en est du conflit intra-psychique à partir de l’élaboration duquel le sujet se séparant , se différenciant , en vient à se dégager du poids projectif de la culpabilité d’autrui pour accéder, soutenir et élaborer sa propre culpabilité et responsabilité.

4 Ce mot renvoie au titre du livre ancien de Lucien Kock, De l’Un-stitution

5 Le lecteur peut ici se rapporter au petit exposé récapitulatif récent et très clair de Pierre Legendre, Sur l’importance de la question du sexe en anthropologie. L’abord de la question phallique par la culture occidentale. (dans La Société comme Texte, Fayard, p.199)

6 Tel est le sens, comme le signale le sens originel de symbolon , du symbolique : couper, diviser le Un, pour permettre que les deux se relient en se reconnaissant. Ce sur quoi Winnicott insista en indiquant que la séparation n’est pas la séparation mais une autre forme de liaison.

7 Jouissance ne signifie pas ici le plaisir de vivre, cette jouissance dont parlait Montaigne écrivant « c’est une absolue perfection, comme divine, de savoir jouir loyalement de son être » , mais ce qui de la jouissance , au sens freudien du principe de plaisir , fixe l’ enfant œdipien, « polymorphe pervers », dans la scène primitive, dans la scène de la séduction homo-sexuée.

8 J’appelle désir d’institution ce désir de Mère dont le négatif se révèle dans les manifestations les plus communes de la haine transférentielle projetée sur certaines institutions ou certaines mères réelles.

9 Dans ce champ du familialisme social, où ça colle on ne peut plus à la fonction, les clivages et les idéalisations du roman familial triomphent. Il ne peut y avoir que des « parents » (les tutelles , les chefs , les supposés-sachants et les supposés-bons-écoutants ) et des « enfants » (les obéissants, les supposés-non-sachants , les exécutants ), des innocents et des coupables, mais point de cette sexuation où chacun boîte !

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