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Le transfert et son maniement dans les pratiques sociales.

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Joseph Rouzel

jeudi 02 janvier 2003

1

La sphère clinique du social.

Dans un article intitulé « La sphère clinique du social », paru dans le numéro 500 de Lien Social , le 23 septembre 1999, Michel Chauvière, que l’on connaît bien par ailleurs pour ses travaux sur l’histoire du travail social, notamment autour de la période de Vichy, soulève un certain nombre de questions qui mènent tout droit à creuser plus avant dans la question clinique et au cœur de cette question, à prendre au sérieux la dimension transférentielle. En effet toute action sociale relève d’une rencontre entre humains. 2 Cette rencontre, balisée par les impératifs des politiques sociales, l’accomplissement d’une mission confiée à un établissement, n’en relève pas moins d’une relation engagée avec les usagers, au-delà du service rendu et des prestations sociales exigibles. On n’a pas assez pris en compte dans ces métiers de la relation qui composent le travail social, cette dimension relationnelle, faite avant tout de paroles échangées.

« Entre ingénierie et services, précise Michel Chauvière, demeure une importante sphère d’action sociale, tant en nombre d’agents qu’en institutions spécialisées, qu’on devrait sans hésiter, qualifier de clinique sociale. Ici clinique signifie métaphoriquement : « au chevet du client, c'est-à-dire des personnes, des groupes ou des quartiers difficiles. Il s’agit là d’une intervention au plus près des gens, faite d’observations et de dialogues, et irréductible au simple accompagnement social. Elle implique légitimement des pratiques d’interprétation des événements et comportements. » Même si nous ne suivrons pas l’auteur dans tous ses prolongements, puisque pour nous il s’agit avant tout d’une clinique du sujet et non pas des groupes sociaux, on peut noter ici qu’il fonde le socle même du transfert.

Il poursuit d’ailleurs que « Travail clinique n’implique pas que l’on se détournerait du contexte, des conditions sociales d’existence des personnes, ni même que l’on renoncerait à s’engager pour les changer. Depuis l’analyse institutionnelle, on sait que tout travail social clinique est inséparable d’un « travail des circonstances », selon la belle expression de Paul Fustier ». Donc pas de travail clinique sans une dimension politique, soit proche, au sein de l’institution, soit plus lointaine, dans les politiques sociales, où les travailleurs sociaux ont le devoir de faire remonter ce que, engagés dans ces relations complexes, ils peuvent observer des dysfonctionnements de la société.

Et Michel Chauvière de conclure : « La sphère clinique constitue même un mole de résistance, dans une période marquée par une forte déflation des qualifications ». S’il existe bien une spécificité du travail social, elle réside dans cette capacité très développée d’entrer dans un lien assez intime avec un autre humain stigmatisé, ségrégué par les représentations sociales (délinquant, handicapé…) et en souffrance. Consolider, formaliser et transmettre dans les formations ces qualifications, situe tout l’enjeu à venir des pratiques sociales. Un seul mot cependant n’est pas avancé par cet auteur, c’est celui de transfert. En effet il ne suffit pas dans les métiers du social d’entrer en relation, encore faut-il faire quelque chose de ce lien particulier. La psychanalyse en nous transmettant le concept de transfert et de son maniement va nous permettre de franchir un pas de plus. Savoir y faire avec le transfert, voila la perspective incontournable pour soutenir une position clinique.

De l’utilité du concept de transfert dans les pratiques sociales.

Dans une bande dessinée signée Morris et Goscinny, faisant partie de la série célèbre des Lucky Luke, intitulée La guérison des Dalton, on voit intervenir un « psy » en prison, qui entend soumettre à l’association libre, telle que Freud l’inventa, les quatre irréductibles Dalton. En fait si ceux-ci s’y prêtent c’est uniquement pour échafauder un plan d’évasion. On s’apercevra que le « psy » en question est animé par tout autre chose que le sens clinique. Mais il se trouve que devant la fenêtre de la cellule où se déroulent les séances, le chien Rantanplan se prend lui aussi à associer sur son père, sa mère, son enfance etc Cela produit un changement radical, de benêt qu’il était, il devient, pour le temps de la BD, intelligent et futé. La rencontre dans le transfert et la dynamique de la parole enclenchée sont facteurs de transformation !

Dans sa préface à l’ouvrage d’August Aïchhorn, Jeunes en souffrance 3 , que j’ai republié récemment aux Editions du Champ Social, Freud pose un certain nombre de jalons quant à la pratique d’un travail social au risque de la psychanalyse. D’un point de vue pratique, la psychanalyse n’a pas appris son métier à Aïchhorn, éducateur qui avait déjà le sens de la relation avec les jeunes qui lui étaient confiés. L’approche analytique des situations lui a cependant permis deux choses. Elle lui a donné d’une part « un aperçu théorique clair du bien fondé de son action » et d’autre part, elle lui a permis « de la présenter (son action) à autrui comme une activité fondée sur des principes. ». Non seulement la psychanalyse permet à l’éducateur et directeur d’institution qu’est August Aïchhorn, de faire des observations, de formuler des hypothèses et de produire des évaluations cohérentes, mais c’est aussi un levier pour en rendre compte. Notamment dans cette série de dix conférences qui composent l’ouvrage, modèle s’il en est d’une évaluation en acte, où Aïchhorn invite les citoyens viennois à venir entendre ce qu’il a fait des deniers publics. On peut en effet estimer que la série de conférences qui composent son ouvrage, produites en directions des travailleurs sociaux, des parents, des médecins, des enseignants et plus largement des citoyens viennois des années 20, constitue bien une forme de rendre des comptes sur l’utilisation des fonds publics qui lui sont confiés par la municipalité, mais aussi sur l’action et le sens de l’action menée auprès des jeunes « délaissés » qui ont été placés dans son établissement. Voila une leçon en matière d’évaluation dont on pourrait aujourd’hui, à l’époque des statistiques agrémentés de camemberts et autres histogrammes, tirer parti. Sur le plan clinique, Freud précise que de son point de vue tout éducateur, tout travailleur social, devrait avoir une formation analytique. « Dans le cas contraire, affirme Freud sans équivoque, l’objet de ses efforts, l’enfant (entendons, l’infantile, l’enfant-roi, l’enfant merveilleux, le fond increvable de jouissance présent chez tout sujet) restera un énigme inaccessible ». Il ne dit pas que l’approche analytique permet de réduire l’énigme, ni l’opacité du sujet, elle en permet l’accès, notamment, nous l’allons voir, dans le transfert. Mais comment s’acquière cette formation analytique? Ni dans des cours, ni dans des livres, ni dans des écoles. Elle s’acquiert au mieux lorsque le travailleur social se soumet à une analyse, lorsqu’il la vit, souligne Freud « à même son corps ». Autrement dit lorsqu’il fait l’épreuve par lui-même et en lui-même, de « l’enfant » jouisseur inconscient qui le mène par le bout du nez. Il n’y a donc pas de formation à la psychanalyse, pas de formation du psychanalyste, il n’y a, comme aimait à le dire Lacan, que des formations de l’inconscient et un sujet qui s’y coltine dans sa propre cure. Que cette formation soit ensuite complétée par la fréquentation de telle association ou école de psychanalystes, n’en invalide en rien la primauté. Le travail de la cure reste premier en matière de formation à la psychanalyse.

Ensuite de quoi Freud, toujours dans cette préface, introduit une différence de taille entre pratique analytique et pratique sociale. L’exercice de la psychanalyse nécessite chez le patient « l’accès à un plein développement de certaines structures psychiques » (parole, associations, capacités de symbolisation et d’élaboration…) ainsi qu’une attitude particulière à l’égard de l’analyste (le transfert dans le cadre de la cure). Lorsque ces deux éléments font défaut, chez des jeunes par exemple dont le mode d’élaboration s’exprime par le passage à l’acte, « il convient, précise Freud, de mettre en œuvre une pratique autre que l’analyse, qui a ses règles propres, pratique qui converge toutefois avec elle dans son intention. » C’est ainsi qu’il désigne l’éducation spécialisée (on devrait plutôt parler d’ « éducation spéciale » au sens où Itard emploie l’expression dans une lettre à propos du jeune Victor de l’Aveyron) et au-delà le travail social, comme une pratique différenciée, mais non divergente de la psychanalyse. Par des voies différentes le but poursuivi est le même : l’accès à la jouissance (l’enfant-roi !) et à son traitement. Dans la cure analytique, dans le champ de la réalité psychique et dans les pratiques sociales, dans le champ de la réalité sociale. Et Freud de conclure qu’empêcher un travailleur social de pratiquer cette voie, s’il y a été formé « à même son corps », relève de la mesquinerie. La pratique du travail social sous transfert relève bien d’un savoir-faire, d’une compétence spécifique.

La clinique sociale opère dans une rencontre singulière où le travailleur social est touché, affecté, travaillé par ce qui se joue et se noue en lui dans cette rencontre. Le sujet ( dit usager !) transfère sur sa personne un certain nombre de représentations, de mots, de projections, de désirs, de motions, d’émotions, d’affects, qui se ramènent tous à une supposition : l’usager suppose au travailleur social un savoir, un pouvoir sur ce qui lui arrive, voire la possession d’un objet qui pourrait gommer sa souffrance, qu’il attribue au manque de cet objet. Dans le mouvement du transfert qui scelle toute rencontre humaine, l’usager attribue au travailleur social une toute puissance sur sa personne. Objet de stigmatisation, de relégation, de discrimination, pour ce que la « toise » du discours médico-social pointe comme étant de l’ordre d’un dysfonctionnement, d’une carence, d’une dysharmonie, d’une déviance, d’une délinquance, le sujet redevient sujet par le transfert. De ce qui le fait souffrir il peut faire symptôme en l’adressant à un analyste. Il sort de l’objectivation, de la réification où le discours social l’assigne à résidence en pointant du doigt ce qui lui manquerait - on peut désigner les usagers du travail comme le monde des « sans » : sans abri, sans famille, sans domicile fixe, sans repère…- , il se fait demandeur de ce qui pourrait faire cesser ce manque. Or le manque chez l’être humain, n’est pas manque d’objet. Le sujet est en manque comme les pipes sont en bois. Mais assigné à la place du manquant, il suppose dans le transfert à l’Autre un pouvoir pour le faire cesser, le combler, répondre à ses ennuis, sa souffrance, ses emmerdements… Il suppose au travailleur social un savoir pour « s’en sortir ». « S’en sortir » est un des maîtres mots de la langue de bois du travail social. Il repose sur un fond d’illusion. A savoir que certains travailleurs sociaux pensent effectivement avoir justement ce qui manque au sujet pour s’en sortir. Cette illusion vaut quelques retours de manivelle féroces dans le transfert. On ne s’en sortira, usager ou travailleur social, de cette histoire pleine de bruit et de fureur, qu’à son terme « On sait comment tout cela finira, plaisantait Freud, au cimetière central ! »

La question du transfert, accrochage affectif et affecté, travaille au corps le travailleur social. Que faire avec cette charge émotionnelle, affective, sensible ? Comment mettre au travail ce qui travaille le travailleur dit « social », pour mener à bien, par-delà et à l’occasion de cette rencontre entre sujets, la mission qui lui est confiée auprès d’un usager de l’action sociale ? Telles sont les questions que soulève le concept de transfert et de son maniement.

Le transfert apparaît en fait dans toute relation humaine, c’est ce qui se noue entre deux corps façonnés par le langage, habités par une subjectivité qui ne trouve ses points de visibilité que dans la mise en scène que permet l’appareil-à-parler. Autrement dit la rencontre se fait bien dans des mots échangés : il n’y a pas d’autre lieu où l’on puisse avoir accès à un sujet que cette médiation par le langage mis en acte par la parole. Ce qui se transfère d’un corps à l’autre, ce sont d’abord des mots. Le sujet n’apparaît que dans cet espace de représentation qu’offre le théâtre langagier. Il y est sans y être, il y est manquant d’être.

« Il ne faut pas croire, précise Freud dans l’ouvrage Sigmund Freud présenté par lui-même , que c’est l’analyse qui crée le transfert et que celui-ci ne se rencontre que chez elle. Le transfert est seulement mis à jour et isolé par l’analyse. C’est un phénomène universellement humain, il décide de la réussite de toute influence médicale, il domine même de manière générale les relations d’un individu à son entourage humain. »

Dans La technique psychanalytique , Freud enfonce le clou en insistant « Il est faux, déclare-t-il, que le transfert soit dans une analyse plus intense, plus excessif qu’en dehors d’elle. Dans les établissements où les nerveux ne sont pas traités par les méthodes psychanalytiques, on observe des transferts revêtant les formes les plus étranges et les plus exaltées, allant parfois jusqu’à la sujétion la plus complète ». Au passage Freud, me semble-t-il, nous met en garde contre des relations transférentielles intenses qui ne seraient pas analysées. Transfert à tous les étages, donc ! C’est le lot de toutes les relations humaines. La structure de l’être humain, façonné par le langage qui lui vient d’emblée de l’Autre et l’inscrit dès la naissance dans le lien social, se présente comme un trou bordé par des représentations langagières. Le sujet divisé par la parole qui scinde en deux le mot et la chose, s’en retrouve lancé dans une quête incessante d’un complément d’objet. Ça désire, chez le sujet, à mesure que ça manque; et ça manque, à mesure que ça parle. Cette quête incessante, tel Don Quichotte de la Mancha, poursuivant « l’inaccessible étoile », comme le chanta magnifiquement Jacques Brel, explique le fond de scène sur lequel se déroule toute rencontre humaine. On peut entendre alors que les analystes ne sont pas les seuls à être objet de transfert.

« « Ils s’inscrivent, souligne Jean-Bertrand Pontalis dans La force d’attraction , dans la série psychique bien connue du prêtre, du médecin, du professeur et du maître. Autant de figures, moins d’autorité, comme on le dit parfois hâtivement, que de détenteur de secret : secret de l’âme, du corps, du savoir, du pouvoir sur l’esprit. L’analyste, en ceci plus proche des parents, étant supposé, lui, détenir le savoir sexuel (mais cela est déjà inscrit dans les figures précédentes. »

Etymologie.

L’étymologie 4 du mot « transfert » nous fait remonter jusqu’à une racine indo-européenne : « bher » qui se décline en – pher, en grec, donnant naissance à pherein , porter, phoros , porteur, et à métaphorein (d’où est issu notre métaphore) : qui porte au-delà.

En latin c’est la filiation du verbe ferre , porter, supporter, qui nous amène à trans-ferre : porter à travers, transporter. Dans la langue française le terme fait son apparition au XIVe, comme verbe, transférer ; et seulement au XVIIIe comme substantif. Le terme de transfert désigne d’abord un enregistrement, dans les registres du commerce, d’un déplacement, d’un mouvement de marchandise. Et plus généralement ce mot a pris le sens d’un déplacement, d’objets ou d’hommes (transfert de prisonniers) ; d’idées, de savoir-faire, de responsabilités (transfert de compétences). Dans le travail éducatif, il désigne une pratique exceptionnelle de déplacement d’un groupe hors l’institution, pour un camp, une période de vacances…

Deux histoires.

Le Banquet de Platon met en scène une épure du transfert. Un groupe d’amis est réuni pour une soirée et décident de parler d’amour. Chacun donne sa conception. Socrate arrive en retard. Surgit à la fin de la nuit, Alcibiade qui déclare sa flamme à Socrate. Celui-ci lui rétorque que ce n’est pas lui qu’il aime mais cet objet brillant qu’il lui attribue ( agalma ). Et il lui dit qu’en fait celui qu’il aime, c’est Agathon, le maître des lieux. Il botte en touche, sans désillusionner Alcibiade. Dans la manière d’un jeu que connaissent bien les enfants : « passe à ton voisin » ! Ce faisant Socrate nous donne à entendre le transfert dans toutes ses conséquences : il ne s’agit pas de le repousser, mais d’en faire tourner l’objet. En effet si le transfert met en œuvre une illusion majeure, à savoir qu’un autre sujet au monde pourrait nous compléter, il emporte aussi une charge désirante qu’il s’agit de faire circuler. S’il n’y a pas d’objet qui puisse combler un sujet - étant construit autour d’un objet constitué par l’entrée dans le langage comme perdu - cependant le mouvement qui le fait le chercher est à entretenir. Ce travail qui constitue l’essentiel du maniement du transfert est à entendre alors comme « transfert du transfert ». Que le sujet ne puisse trouver chaussure à son pied n’est pas une raison pour l’empêcher de chercher sans cesse, au contraire, sa pointure. S’ouvrent ici les deux dimensions du transfert dont Freud va souligner les coordonnées : à la fois frein et accélérateur.

Dans Tous les matins du Monde , un roman baroque de Pascal Quignard 5 , dont Alain Corneau a tiré un film éblouissant, un jeune musicien, Marin Marais, dont la carrière de chanteur dans la chambre du Roi s’est brutalement arrêtée, lorsque sa voix a mué, va trouver un maître de viole, Monsieur de Sainte Colombe, pour qu’il l’enseigne et lui permette de prendre une revanche sur cette voix brisée qui l’a trahi : il veut devenir célèbre. Après l’avoir entendu, la réponse de Saint Colombe est cinglante : vous faites de la musique, Monsieur, vous n’êtes pas musicien ! C’est cette phrase, plantée comme une épine dans l’âme du jeune homme, proférée et entendue du lieu du transfert au maître (le grand Autre), qui poussera Marin Marais à tenter de répondre à ce que peut bien être un musicien. Sainte Colombe lui a transmis en une petite phrase négative l’essence même du manque-à -être. Marin Marais ne peut pas refermer cette blessure, qui va se présenter au fil de sa vie, de plus en plus comme une énigme : qu’est-ce qu’être musicien ? Il n’y aucune revanche à prendre. La voix brisée, c’est une métaphore de la castration qui fait plier le sujet humain sous son joug : à savoir qu’aucun objet au monde ne peut venir le libérer de ce manque fondamental. La musique est tout au plus une compensation, un dédommagement (le mot est de Freud) de cette brisure. Ce qui n’est pas si mal, parce que du coup c’est aussi une façon de faire avec, à savoir de se faire l’écho dans la sublimation et la création de ce qui déchire l’être du sujet. Sainte Colombe peut produire cette opération dans le transfert parce que lui aussi en sait quelque chose, « à même son corps », de la perte de l’objet. En, effet sa femme est morte. Celle qui portait et supportait pour lui la dimension de l’objet du désir a disparu, disjoignant de façon irréconciliable l’objet désiré et l’objet du désir. Et depuis, 15 heures par jour, il s’enferme dans une cabane pour faire résonner cet objet perdu, avec toute la puissance évocatrice de son art, la musique, comme une bordure, voire une « brodure » autour du trou béant laissé par la disparition de son objet d’amour. « Tous les matins du monde, souligne Quignard, sont sans retour. ». L’homme ne sait comment faire avec ce qui se présente comme deux grands trous noirs à l’horizon de sa naissance : le sexe et la mort.

Ces deux histoires mettent en scène ce qu’il en est du transfert comme espace de transmission. S’il y a erreur sur la personne, au sens où personne au monde ne peut répondre à l’objet demandé dans le transfert, autant Socrate que Sainte Colombe nous font entrevoir qu’il s’agit de ne pas « casser la baraque » trop vite, pour en passer par une illusion nécessaire, jusqu’à ce que le sujet puisse la conduire à sa chute. Il s’agit donc, dans le transfert, de le supporter pour ensuite… le transférer sur un autre objet (le corps d’un autre, la musique, des activités sociales, l’exercice de la psychanalyse…), pour qu’il puisse poursuivre son chemin dans sa force désirante, toute en perdant l’illusion qu’un objet puisse y répondre. L’objet désiré n’est pas l’objet du désir, telle est la loi qui règle la marche du transfert. Encore faut-il que celui ou celle qui le supporte en assure la charge jusqu’à son déplacement vers un autre lieu que sa personne. Il s’agit bien d’accompagner la dynamique du désir dans un déplacement.

Genèse du concept de transfert chez Freud.

Dès 1882, s’appuyant sur l’expérience princeps vécue par Josef Breuer, à qui un jour sa patiente hystérique Anna O. déclare tout de go qu’elle est enceinte de ses œuvres et qu’elle va accoucher, ce qui le fait fuir, Freud comprend qu’il y a là, jusque dans une pure illusion, une force avec laquelle il faut apprendre à manœuvrer. Le transfert il s’agit de le supporter pour qu’il produise ses fruits. Freud, contrairement à Breuer qui s’enfuit devant l’énormité de la déclaration d’Anna O., dans sa position ne se dérobera pas à la puissance du transfert. « Tout est là, écrira Jacques Lacan dans son commentaire des Ecrits techniques de Freud, le petit Eros, dont la malice, au plus soudain de sa surprise, a frappé le premier et l’a contraint à la fuite, trouve son maître, le second »

Cependant c’est en 1895 dans les Etudes sur l’hystérie , qu’il co-signe avec Josef Breuer, que Freud donne un premier aperçu du transfert, qu’il nomme ainsi pour la première fois. « Le transfert au médecin se réalise par une fausse association : il y a une mésalliance, erreur sur la personne. » L’analyste n’est pas ce que le sujet espère, ni celui pour qui il le prend. C’est pourquoi il y a projection sur la personne de l’analyste des premiers autres rencontrés et donc mise en œuvre d’un manque archaïque (père et mère, imago maternelle et paternelle, précise Freud à cette époque).

Dans sa Traumdeutung (L’interprétation des rêves) Freud situe d’emblée le transfert comme un déplacement des représentations inconscientes. « La représentation inconsciente ne peut, en tant que telle, pénétrer dans le préconscient et ne peut agir dans ce domaine que si elle s’allie à quelque représentation sans importance qui s’y trouvait déjà, sur laquelle elle transporte son intensité et qui lui sert de couverture. C’est là le phénomène du transfert, qui explique tant de faits frappants de la vie psychique des névrosés ». Pour illustrer son propos Freud déploie la métaphore de ces dentistes venus du Canada à Vienne, dont le diplôme n’est pas homologué en Autriche et qui exercent sous couvert d’un confrère viennois patenté. Il souligne avec ironie que « ce ne sont pas les médecins les plus occupés qui se livrent à ce stratagème ! » Ainsi le travail de l’inconscient est-t-il déployé à l’enseigne du déguisement, du travestissement, du masque, de la couverture. On nage en plein roman d’espionnage!

Le travail auquel sont soumises les représentations inconscientes dans le transfert relève de deux mécanismes ou processus principaux. Dans la condensation, des images concentrent une série de représentations. C’est ce mécanismes psychique que Lacan, dans la foulée des travaux du linguiste Roman Jakobson, nommera métaphore : un mot est substitué à un autre. Dans le déplacement, une représentation est associée à une autre qui lui est contiguë. Soit on prend la partie pour le tout : une voile à l’horizon, pour un bateau ; soit on prend le contenant pour le contenu : boire un verre etc. C’est ce que Lacan désignera comme métonymie. A partir principalement de ces deux mécanismes, condensation et déplacement, (ou métaphore et métonymie), les représentations, dans un véritable travail de travestissement, de codage, de chiffrage, passent le barrage de la censure, en parasitant, en piratant les lois mêmes du langage. De plus, dans le rêve, comme dans le transfert, les mouvements de déplacement de l’inconscient sont suscités par les rencontres préconscientes, surtout de la veille : « le désir inconscient s’exprime et se déguise à travers les restes préconscients de la veille ». A ce déplacement de représentations projetées sur la personne de l’analyste est adjoint un déplacement d’affects. C’est ainsi qu’une représentation anodine, banale, peut déclencher des motions affectives intenses.

En 1905, relatant l’échec de la cure de Dora, Freud met en tension la dialectique du transfert. En effet s’il en a reconnu, dans un premier temps, la puissance de mobilisation chez le patient, il lui faut bien au fil de l’expérience constater que le transfert a aussi sa face obscure : il fait obstacle à l’élaboration. Il en fait le constat dans un véritable retournement de la pensée : d’abord ennemi, il s’agit de se faire un allié du transfert. « Le transfert destiné à être le plus grand obstacle à la psychanalyse devient son plus puissant auxiliaire si l’on réussit à le deviner à chaque fois et à en traduire le sens au malade ». Le deviner, comme dans la divination, exige un dispositif de révélation. C’est dans le travail d’élaboration, de parole avec ses pairs, de contrôle, de notes prises au jour le jour, d’écriture des cas cliniques… que l’analyste fait apparaître les coordonnées du transfert. En effet l’amour est aveuglant et touche l’analyste en un point aveugle, trou noir, qu’il ne peut éclairer que dans l’après-coup. Sur le coup, il y est pris. Et dans le cas Dora, un mouvement de maîtrise trop rapide fait croire à Freud qu’elle transfère sur lui une position paternelle, et la fait fuir. D’où l’échec. La foirade du transfert, on le voit dans ce célèbre cas inaugural de Dora, est toujours liée à une tendance de l’analyste à vouloir comprendre trop vite ce qui lui arrive. Cette compréhension ne peut venir qu’à l’issue d’un travail, long, pénible, voire déboussolant. Il réclame de l’analyste lui aussi un transfert du transfert. Ce que Lacan désigne sous le terme de « transfert de travail ».

Cette mise en tension du transfert est issue d’une longue et lente progression de Freud dans la réflexion. Partant de la règle fondamentale de « tout dire sans juger » imposée au patient, il constate que l’association libre fait du bien en ce qu’elle libère les vannes du refoulé. Le fait de parler – ce n’est pas spécifique à l’analyse – ça fait du bien. En se déplaçant, pour l’amour de l’analyste, les représentations inconscientes se travestissent en représentations sans importance, tout en y déposant leur intensité affective et leur charge émotionnelle. Mais assez rapidement, on tombe sur un point de butée double. L’appareil-à-parler produit des répétitions et parfois il tombe en panne : silence radio ! L’analyste fait ainsi partie de ce qui se répète, est placé en position de partenaire du symptôme, de ce qui cause et fait causer le sujet. Dans le transfert, l’analyste est inclus dans le symptôme que le sujet présente pour gommer la castration. Incarnant « à même son corps » l’objet perdu, impossible, qui n’a d’ailleurs jamais existé, il s’inscrit comme le centre obscur de ce qui chez le sujet se présente comme un disque rayé. La répétition témoigne d’un lieu du corps où la jouissance déborde sans cesse le contenant du langage.

Le silence vient traduire le mutisme qui frappe le sujet devant cet objet qui n’existe pas, mais que tout en lui tente de faire apparaître. L’obstacle est là : le patient aime (ou hait) l’analyste comme s’il avait trouvé son objet d’amour, son complément. L’amour et son déploiement autour de l’illusion de l’objet, enfin retrouvé alors qu’il n’a jamais existé, interviennent pour faire obstacle à l’association dite « libre », quand les désirs refoulés reviennent à grands pas. Il bute sur un point de réel, une totale incomplétude. Et s’il s’arrête net dans le mouvement de la parole, c’est que la parole produit dans son ratage permanent de l’objet qu’elle vise, cette incomplétude, ce manque. Il s’agit donc d’un point de résistance : ici le transfert fait obstacle. A l’analyste de ne pas s’y « empéguer » comme on dit dans le Midi. A lui de relancer l’objet comme manquant. C’est la fonction de l’interprétation, de la ponctuation, de la scansion des séances.

Cette dialectique de l’obstacle et de l’auxiliaire, c’est celle que Freud reprendra dans un texte intitulé « La dynamique du transfert » réuni avec d’autres travaux dans ses Ecrits techniques . Si le « transfert est le plus efficace des facteurs de réussite », c’est aussi « le plus puissant agent de la résistance ». On voit que dans un deuxième temps, en 1912, date de ce texte, il rétablit la dynamique. Le transfert est bien tout à la fois le moteur et le frein. Il s’agit donc d’apprendre à en mesurer les effets, en soi d’abord, pour s’en servir.

En 1914 Freud apportera des précisions sur les avatars du refoulement. Lorsque les désirs refoulés, représentations associées à une charge d’affect, font irruption de façon crue, peu ou mal masquées, soit il y a résistance, soit il y a passage à l’acte ( agieren ). On peut alors assister à l’aggravation des symptômes dans la mise en acte d’une compulsion de répétition. Les mots ne peuvent le supporter. Il faut tout le travail d’élaboration du patient ( durcharbeitung ) pour apprivoiser ce qui se présente comme une effraction impensable. Il y faut beaucoup de détours et de contours pour que ça prenne forme : d’où l’expression de « formations » de l’inconscient. Là où l’inconscient se forme dans une décharge impulsive et brutale, là où la jouissance cherche son plus court chemin d’évacuation, l’analyse propose une déviation, une dérivation, un shunt, une « école buissonnière » des représentations. Ce travail permet d’atténuer la brutalité des affects, tout en inscrivant le sujet dans la culture langagière. Mais au bout du compte le point de butée final se dessinera : on a beau parler, on ne peut pas tout dire. Ce « pas tout » qui fait tant souffrir est la marque, le signe de l’humanité. C’est le sceau du manque qui scelle la nature même de la parole et du langage. Le fantasme et les formations diverses de l’inconscient (lapsus, oublis, actes manqués, passages à l’acte, rêves, symptômes) sont la signature du sujet « pas tout » qui s’y confronte. Sujet divisé, dit Lacan à juste titre. Sujet manquant : produit par le manque et en état de manque. Dès cette époque Freud précise un point important quant au maniement du transfert : il doit se limiter à l’arène de la cure où jouent les règles de l’analyse. Pas d’analyse sauvage hors cadre. Il conviendra de la même façon de repérer dans le travail social les règles et le cadre qui permettent de baliser le maniement du transfert.

En 1917 Freud en remet une louchée dans ses conférences d’ Introduction à la psychanalyse . Le transfert, affirme-t-il, permet la fabrication d’une maladie artificielle qu’il nomme : « névrose de transfert ». Il s’agira alors dans la répétition du symptôme et des représentations, que l’analyste favorise un certain bougé, un déplacement. Il s’agit d’accompagner le patient à trouver des solutions nouvelles, plus vivables, plus économiques en matière d’investissements psychiques. Non pas au sens social du terme, non pas au regard d’une quelconque norme collective, mais dans le sens qui soutient un sujet dans ses propres constructions. Tout sujet est créateur de sa propre vie. Le mouvement de création est facilité par la prise en compte par le sujet du savoir inconscient, ce savoir dont généralement… il ne veut rien savoir. 6 Le transfert se résout ainsi dans l’analyse par une analyse du transfert du sujet sur l’analyste, c'est-à-dire la chute de l’illusion qu’un autre au monde (un Autre qui s’il existait serait absolu), puisse assumer à sa place sa position de sujet. L’analyste, sorti du cercle de l’illusion et de la supposition d’une toute puissance, peut alors disparaître. Il a été le moyen par lequel un sujet s’est confronté au réel, au manque, à la vacuité qui le fonde. Le sujet qui a passé cette épreuve peut désormais se séparer du psychanalyste qui en a été le véhicule et, comme dit Lacan, le laisser tomber comme une merde. Il ne lui doit rien. Ce qui ne signifie pas qu’il est quitte en terme de dette. Il se doit de faire ce qu’il a à faire de sa propre vie. Question d’éthique.

Notons ici que je ne fais aucune mention du concept de contre-transfert. Il me semble inapproprié : le transfert est bien ce qui se noue entre deux sujets. De fait il n’y a qu’un transfert pour deux. C’est, nous l’allons voir, lié à l’introduction du concept de « sujet supposé savoir » par Lacan. « Non seulement le Sujet Supposé Savoir (SSS) se constitue en tiers, mais il circule imaginairement de l’un à l’autre des partenaires. » 7 Il définit ce nouage du transfert comme « constituant ternaire ».

Les apports de Lacan.

Lacan pour sa part précisera un certain nombre de points restés obscurs chez Freud.
Ce qui se répète dans le transfert, ces scénarii automatiques, ces mises en scène compulsives, c’est d’abord du signifiant. Le signifiant est construit sur le manque, la perte. « Le mot est le meurtre de la chose » précise Lacan. Le sujet comme effet du signifiant se présente donc comme divisé, séparé, troué.

La grande invention conceptuelle de Lacan, il l’a toujours dit, c’est l’objet @. 8 Cet objet, greffé sur les orifices corporels, lieux de la source des pulsions, éclaté en objets partiels oral, anal, scopique, invoquant, voire en rien d’objet, il le faut entendre comme un objet en creux, un objet négatif, en moins, frappé de perte, qui accompagne tout mouvement du désir, un objet qui, s’il existait permettrait d’être comblé, tout comblé, non-manquant. Cet objet est donc l’objet investi comme manque par la jouissance sacrifiée en permanence par l’entrée dans la parole et le langage, donc dans la culture et la civilisation. Plus le sujet parle, plus il manque et plus il s’accroche à des objets @. Telle se dessine la logique du fantasme : S( barré) poinçon @:

L’objet @ est mis en scène dans le fantasme pour tenter une soudure du sujet là où le signifiant le divise.

Le grand moment chez Lacan de déploiement du concept advient lorsqu’en 1960 il décide d’y consacrer tout son séminaire de l’année. Partant du Banquet de Platon dont nous avons déjà esquissé les grandes lignes, il produit une définition on ne peut plus simple : « Le transfert, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir ». Dans le transfert, il ne s’agit pas que de relations répétitives infantiles (venues de ce que Freud nomme l’ « enfant », transfert imaginaire), ou du seul rapport du sujet au signifiant (transfert symbolique), le transfert met aussi en jeu un réel (transfert réel). Un réel enchâssé, en creux, enveloppé dans l’objet de jouissance, l’objet @. L’analyste intervient donc non seulement par sa parole, mais surtout par sa présence. Cette position dans le transfert n’est pas réservée à l’analyse, encore une fois. En effet : « Chaque fois qu’un homme parle à un autre d’une façon authentique et pleine, il y a, au sens propre, transfert, transfert symbolique » Séminaire I, p.127)

Cette démarche amène Lacan à produire un mathème du transfert. Il faut entendre par mathème une formule extrêmement condensée qui permet une fois dépliée de retrouver l’ensemble de la logique qui a conduit à l’élaboration du concept. On ne saurait y voir, comme certains on pu s’y fourvoyer, une quelconque formule mathématique !

St Sq

Sn (S1, S2, S3…)

La rencontre avec le psychanalyste est lourdement chargée en amont autant des représentations infantiles du sujet (imagos maternelle et paternelle, dit Freud) que des dires de celui que, à la suite des travaux de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada 9 , on peut nommer l’ « annonciateur », ce personnage qui connecte pour le sujet son symptôme à la fonction de psychanalyste (« avec ce qui t’arrive, tu devrais aller voir un psychanalyste, et plus particulièrement untel… »). Autrement dit dans la rencontre avec l’analyste le sujet s’annonce sur la scène de la parole en représentation. Théâtre du signifiant (St). Il y est représenté par un signifiant quelconque (Sq.) Ce signifiant, le travail de parole va le serrer dans une concaténation, un réseau de signifiants qui formera petit à petit la constellation signifiante du sujet, son berceau, sa niche langagière (Sn). Répétition, insistance de phonèmes ou de mots, lapsus, oublis systématiques etc permettront à l’analyste d’entendre cette signature singulière qu’opère sur le corps du sujet la greffe (voire la morsure, comme le précise Lacan) du langage, c’est à proprement parler cela que l’on nomme symptôme. Ce symptôme qui fait souffrir le sujet, dont il se plaint, c’est aussi ce qu’il a de plus intime, même s’il se présente comme corps étranger. Il ne s’agit donc pas de l’éliminer, mais que le sujet apprenne à faire avec. Sous transfert, dans le symptôme, objet de l’opération de l’acte analytique, que Freud comparait à une opération chirurgicale au bistouri, il s’agira de séparer ce qui relève d’une attache au symbolique de ce qui tient au réel. La souplesse retrouvée dans la parole et la circulation assez fluide des signifiants du sujet, ne suffisent pas. Même si devant cette parole qui se remet à circuler le sujet serait tenté de s’en contenter et de planter là le travail dans la cure. Reste à se coltiner cette dernière épreuve, voie que Lacan a ouverte au-delà du point de butée de Freud sur le « roc de la castration » : apprendre à faire avec le symptôme, ce qu’il désigne alors comme « sinthome ». Apprendre à faire avec l’impossible du réel, dont la nervure exacte incisée dans un corps biologique par l’appareil symbolique, produit une forme unique au monde : un sujet. Depuis qu’il y a des êtres humains sur terre, il n’y en a pas deux semblables. Assumer cette unicité, cette singularité, inexplicable parce qu’il n’y a rien à en comprendre, c’est réaliser à l’horizon de la cure analytique que, pour reprendre un expression que l’on trouve dans les Védas, et que Lacan célébra en son temps dans son discours de Rome : ta tvam assi , tu es cela.

Le transfert se définit chez Lacan surtout comme un déplacement de signifiants : dans la cure le patient y apporte ses mots, et … ses maux ! Mais il y aussi transfert de corps : seul l’analysant se déplace, l’analyste ne consulte pas à domicile. Et enfin, non négligeable il y a transfert d’argent et de ce qu’il représente. Le transfert est ainsi cerné chez Lacan à partir de la croyance chez le patient (et il faut l’être !) en un autre sachant, un autre non castré qui posséderait la clé de son être au monde. Il aime l’analyste au nom de ce savoir qu’il lui suppose. En effet si cet Autre tout-puissant existait, il pourrait lui-même prétendre à cette même toute-puissance (« l’enfant », dont nous parle Freud, dans sa préface à Aïchhorn). Le Sujet Supposé Savoir (SSS) est donc une tentative d’échapper à la castration. C’est l’illusion

qui fonde le mouvement du transfert. D’où la réponse logique de l’analyste, qui constitue la règle fondamentale de la cure : « Dites tout ce qui vous vient à l’esprit sans trier, sans juger ». La parole va faire son travail de destitution de ce savoir supposé à l’analyste, construisant dans le même temps un savoir du sujet sur son manque, un savoir sur le réel. A condition que l’analyste soit lui-même destitué de sa propre illusion de savoir à la place d’autrui. « Le psychanalyste ne doit pas oublier que ce n’est pas lui qui sait, c’est le patient ; l’analyste n’est là que pour soutenir l’image de l’analysant inscrite sur sa personne ». C’est ce qui permet de réaliser « la mise au travail du transfert. » Cet appel au savoir offre à l’analyste « un costume prêt-à-porter qu’il se doit d’accepter, mais le savoir reste à trouver et cette trouvaille dépend des associations du patient. »

Pour dresser un panorama du Sujet Supposé Savoir, je passerai par une série de citations qui permettent d’en donner les coordonnées.

« Le sujet SSS, c’est quelqu’un qui sait, il sait le truc, la façon dont on guérit une névrose. » (Juillet 1978, Lettres de l’EEP, p. 25)

« Cette supposition est bien utile pour s’engager dans la tache analytique. » (7 juillet 1968)

« Le psychanalysant, au départ, prend son bâton, charge sa besace pour aller à la rencontre du rendez-vous avec le SSS. » (24 janvier 1968)

« L’opération de l’acte analytique doit, ce SSS, le réduire à la fonction de l’objet @, c’est ce que dans une analyse, celui qui l’a fondée cette analyse, dans un acte, à savoir son propre analyste, est devenu. » (24 janvier 1968)

C’est en se positionnant en lieu et place d’objet @, à savoir de ce qui borde chez le sujet le lieu du manque, que l’analyste peut alors opérer, jusqu’à accompagner, autant qu’il s’y engage, le sujet vers cette évidence : aucune autre au monde, ni dieu, ni maître, ne peut l’assurer de son être. La place est vide. Si cet Autre n’existe pas, le sujet est manquant. Telle est l’aboutissement logique de la cure. La savoir est une chose, le réaliser en est une autre.

Le concept central dégagé par Lacan de SSS me servira maintenant de socle pour fonder ce qu’il en est du transfert dans la relation en travail social.

Le transfert et son maniement dans les pratiques sociales.

Je m’attacherai plus particulièrement ici aux pratiques éducatives (éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, éducateurs techniques, éducateurs sportifs…), mais ce que j’avance est tout à fait « transférable » dans les autres métiers du travail social : assistants de services sociaux, aides-médico-psychologiques, voire de l’éducation au sens large (instituteurs, professeurs….). Puisque toute rencontre est inscrite à l’enseigne du transfert, il s’agira alors d’en faire varier la structure en fonction du cadre où il se déploie.

Notons d’emblée que ces professions se sont développées dans un moment particulier de la socio culture. Ce moment où le discours de la science et de ses prolongements technologiques, a peu à peu envahi l’espace social, au point d’ériger en discours dominant ses deux avatars que sont la marchandise et le spectacle généralisés. Le tissu social est aujourd’hui tramé de scientisme. Cela n’est pas sans conséquence en ce qui concerne la façon de faire lien, à savoir que les hommes se parlent. Le scientisme ambiant touche gravement à la nature même du sujet de la parole, à la transmission des limites comme fondées sur une autorité de parole, et aux capacités de choix, donc de responsabilité, des sujets. Les éducateurs, comme dans tous les métiers de transmission de la culture et de la civilisation, sont à une place que la société exige de tenir : transmettre les limites. Mais par ailleurs, ces limites, elle s’empresse de les détruire. C’est pourquoi tous les agents de la fonction paternelle qui assure le socle de la transmission symbolique sous la forme princeps des lois du langage, comme les politiques, les enseignants et les éducateurs sont en grande difficulté. Ce n’est pas par hasard que Freud désignait ces métiers comme impossibles 10 . Impossibles parce qu’ils sont le lieu d’avènement de la subjectivité, le lieu d’invention de la liberté et de la démocratie. Mais aussi le lieu où tout sujet est confronté à ses limites, qui lui sont imposées par le fait de vivre en société, c’est à dire comme un parmi d’autres, mais aussi par cette facture particulière qu’a façonné en son propre corps le langage, comme produit unique. Seul, le sujet ne se réalise que par et dans le collectif, tel est le paradoxe de cet « animal social » comme le qualifiait Aristote. Dans ce lieu de l’impossible, le pouvoir que détient un éducateur par délégation doit se mettre au service de la communauté humaine mais aussi de la subjectivité inaliénable. Ce qui représente une tache jamais achevée et une position intenable.

Que faire alors dans une situation aussi difficile ? Les trois points d’appui d’un éducateur sont ceux-là mêmes qui sont touchés par le déclin de l’autorité entraîné par la suprématie du discours scientiste : l’énonciation, la limite, le jugement. Nous allons parcourir successivement ces trois points. 11

Le premier angle d’attaque pour un éducateur d’aujourd’hui est celui-ci : comment rendre à chacun la parole qu’il a à assumer ? Je me suis fâché récemment à Lausanne avec une pédagogue canadienne. Les canadiens sont complètement azimutés par la mode du pragmatisme américain. Elle posait comme équivalents, lors d’une discussion en classe, deux opinions émises par deux élèves, sous prétexte qu’ils employaient les mêmes mots. Elle faisait fi de toute l’énonciation du sujet. En oubliant que l’un s’exprimait sur le ton de la colère ; et l’autre pour plaire au prof. Bref elle tentait de rayer de la carte le sujet comme effet de la parole. Dans la parole, celui qui parle ne le fait pas que pour transmettre un message, l’énoncé, mais aussi et surtout pour affirmer devant autrui, sa propre existence, à travers l’énonciation. Donc première piste : restaurer l’énonciation. Entendre chacun dans sa singularité.

Deuxième angle d’attaque : la transmission des limites. Et Dieu sait si c’est difficile aujourd’hui. En effet sur quoi fonder son action ? Prenons un exemple. Récemment j’ai rencontré un groupe d’éducateurs qui m’ont confié l’histoire suivante. Un jeune vole des cassettes dans un supermarché. Il se fait repérer par le vigile et est conduit chez le directeur. Celui-ci est bien ennuyé : l’institution d’où vient ce jeune est un gros client. Il lui passe juste un savon, sans porter plainte et le laisse repartir. L’éducateur fait de même et le directeur de l’établissement également : juste une petite admonestation. Le problème c’est que le soir même ce jeune fugue de l’institution. L’interprétation que je leur ai proposée est la suivante : ce jeune fuit parce qu’il ne trouve personne à qui parler. Il se fatigue à transgresser, sans doute parce que c’est comme pour tout adolescent, la seule façon de repérer son désir à travers une confrontation à la loi, et rien ne répond. Rien ne répond de son acte et donc rien ne lui permet d’en répondre à son tour. Il est dépossédé du sens de son acte. C’est un jeune sans limite. Les adultes qu’il rencontre, directeur du magasin, éducateurs et directeur de l’institution se défilent et démissionnent de leur place d’adultes. Ils lui font faire l’économie de buter contre la loi qui interdit le vol et le punit. La question que je leur ai laissée en partant est celle-ci : qu’est ce que devra faire la prochaine fois ce jeune pour se faire entendre : tuer, mettre le feu, se détruire? Ce n’est que dans la rencontre de l’autre qu’un être humain trouve à se construire, encore faut-il qu’il trouve à qui parler, quelqu’un en face de lui qui ait, comme on dit, du répondant.

Troisième angle d’attaque : accompagner un sujet à faire des choix. « Le salut de l’homme est dans le choix » affirmait Freud interviewé par Robert de Traz dans Les Nouvelles Littéraires de mars-avril 1923. Faire des choix relève d’une position subjective affirmée. C’est en dehors de toute morale ou idéologie, c’est une question d’éthique, éthique des conséquences qui plus est. Faire des choix c’est aussi en payer le prix. Car comme l’annonçait Jacques Lacan « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables ». Mais comment choisir quand tout se vaut ? Quand les idées perdent leur tranchant, que les valeurs s’émoussent, que les théories se consomment et se consument à vitesse grand V? Le philosophe politique américain, John Rawls, dans sa vision d’un Libéralisme politique (titre d’un de ses ouvrages traduit en 1995), en vient même à considérer l’espace social comme le lieu indifférencié de circulation de matières culturelles, philosophiques, religieuses, morales, ethniques… Tout est valable pourvu que cela ne dérange personne et surtout pas le libre marché des biens. Le rôle de l’Etat se bornerait alors à jouer l’agent de la circulation. Si tout est dans tout et réciproquement, si rien ne vaut rien, si la seule raison qui prévaut c’est celle du plus fort et du plus riche – marchandise et spectacle - alors comment choisir et surtout comment permettre à un jeune de choisir ? Le seul choix qui s’impose à lui c’est de jouir par tous les moyens, de jouir sans limite. C’est le sens de tous les slogans publicitaires : jouissez, c’est un ordre, tel est la parole des maîtres d’aujourd’hui. Jouissez et nous deviendrons encore plus riches et plus forts. La société capitaliste à trouvé « le joint » (l’objet @ de Lacan) qui prétendrait boucher le trou du manque avec des objets de consommation. « Consommez et vous serez heureux » tel est le slogan. Pourquoi alors respecter un chauffeur de bus ou le bien d’autrui ? Pourquoi pas parce que ça vous prend, cracher à la gueule du premier et mettre le feu au second ?

Restaurer la parole de chaque sujet, transmettre les limites et accompagner à faire des choix : ces trois objectifs dessinent la ligne d’horizon de tout éducateur. Or ils sont en voie de destruction dans la société capitaliste et marchande. Du coup, on mesure la difficulté de tenir une position éducative aujourd’hui. Ça va dans le sens contraire de l’évolution de ce qu’on appelle la post-modernité. C’est une position subversive. Mais notons cependant que tout dans notre société n’est pas atteint par la décomposition. La transmission de la fonction symbolique qui alimente de sa sève l’humanisation du petit d’homme prend aujourd’hui des détours étranges. Si les représentants traditionnels de la fonction paternelle sont en déclin, notamment les pères, la fonction poursuit son processus de construction. La « pluralité des Noms-du-Père » annoncée par Lacan opère sous nos yeux un peu déboussolés. Il s’agit donc pour les éducateurs d’aujourd’hui de repérer ce qui dans la culture ouvre des voies de passage à cette transmission et d’en indiquer le chemin aux sujets qu’on leur confie. Evidemment la tache est difficile : en cette période de « père-mutation », comme le serpent, dit-on, pendant sa mue, nous sommes aveugles.

Cette position, éclairée par ce que j’appelle une clinique du sujet, force l’éducateur à tenir lui-même une place de sujet. Or ce n’est certes pas ce qu’on demande aux éducateurs aujourd’hui. Ce qu’on leur demande c’est de faire que les personnes qui leur sont confiées se tiennent tranquilles. En les amusant avec quelques gadgets qu’on appelle mesures d’insertion. Les exclus qu’ils le soient pour des raisons de handicap, maladie ou récession économique forment un réservoir de main d’oeuvre surnuméraire. Il s’agit donc, tant que la machine capitaliste n’a pas besoin d’eux, qu’ils se tiennent tranquilles et en état de marche.

Il s’agit alors pour un éducateur de subvertir la commande sociale et pour cela de devenir un homme rusé. Il s’agit, au lieu même de l’aliénation, de poser des actes créateurs. Des actes qui visent l’avènement du sujet chez chaque personne qu’il rencontre. Au-delà des étiquettes de la stigmatisation qui pétrifient la personne sociale, il s’agit de chercher à rencontrer le sujet. Pour ce faire, il lui faut retrouver la métis des anciens grecs, cette qualité qui conduit aux ruses de l’intelligence, dont parlent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant. 12 L’éducation exige de la ruse parce qu’elle est située dans l’entre-deux, dans l’intermédiaire. Il s’agit souvent de savoir nager en eaux troubles. Entre le politique (aujourd’hui frappé de libéralisme galopant) et les sujets et leur choix éthique, comme le titre joliment Eduardo Scarone. 13 Lieu de médiation, là encore. Quand le politique s’aliène au discours du marché, il s’agit de le subvertir pour faire apparaître au grand jour que le monde des humains ne se construit pas sans croyances, sans fondements, sans valeurs. L’homme n’est ni de la chair à spectacle ni une marchandise. Il s’agit aussi de frayer des voies d’accès renouvelées dans l’espace culturel à ces valeurs qui ne sauraient se contenter, pour perdurer, d’injonctions bien pensantes à l’humanisme ou au respect des droits de l’homme. L’éducateur apparaît ici dans sa fonction microsociale de fomentateur et de ferment du changement social. En agissant au plus près de chaque sujet qu’il rencontre, il fait le pari qu’à long terme, la chose sociale, justement nommée Ré-publique, s’avère plus vivable pour tout un chacun.

« L’analyste ne s’autorise que de lui-même » affirmait Jacques Lacan, mais il ajoutait, ce que certains se sont empressés d’oublier « et de quelques autres ». Il en va de même pour un éducateur. Il est seul devant ses choix subjectifs, seul face à sa position éthique; mais il ne peut tenir sa place qu’en prenant appui sur un trépied : l’institution, les médiations, le transfert. Je défends ici ce que j’appelle une clinique de l’éducation. Clinique au sens où le cœur du travail éducatif, c’est la rencontre avec un autre humain en souffrance.

Le transfert est le moteur de cette rencontre humaine. Mais l’éducateur n’entre pas dans la relation pour se satisfaire ou se faire plaisir. Il a une mission : aider la personne à s’approprier le plus possible son espace psychique, physique et social. Pour cela l’éducateur dispose de lieux de mise en scène de la relation, ce que j’appelle des médiations. Ce sont ces lieux qui permettent ce mouvement de translation que je nomme « le transfert du transfert ». La charge désirante engagée dans le transfert par la force de la pulsion, ne peut être anéantie, il faut donc en envisager un déplacement : de la personne de l’éducateur, de ce qu’il représente pour l’usager, vers des objets sociaux : travail, loisirs, création etc Mais attention, j’insiste sur un point, de ces mouvements de déplacements, l’éducateur pas plus que l’usager, n’en est le maître. Le maniement du transfert ne signifie en rien manipulation. La manœuvre du transfert, autre expression employée par Freud, est à considérer comme la manœuvre sur un voilier. Si le marin a bien à maîtriser ses outils, les voiles et la marche du bateau, s’il doit disposer d’une solide connaissance des éléments, des courants, des fonds marins, il n’est en rien le maître du vent. Dans le transfert le vent du désir est le maître. Il s’agit donc de se placer sous son aile. Les ailes du désir, pour emprunter au titre du beau film de Wim Wenders, guident le déplacement dans le transfert.

Avec les uns l’éducateur fait de la poterie, il en accompagne d’autres dans la recherche d’un emploi, d’une formation, d’un hébergement; ou bien avec des personnes très atteintes, comme certains grabataires, il construit une ambiance quotidienne vivante et source d’échanges. C’est dans l’espace des médiations que l’éducateur va travailler la dimension transférentielle. Le transfert, je n’irai pas par quatre chemins pour le définir, nous l’avons déjà vu, c’est de l’amour - et parfois de la haine. Cette charge d’amour (ou de haine) emporte son poids d’illusion puisqu’on aime toujours chez l’autre ce dont on croit manquer, c’est-à-dire précisément ce dont on a été castré, l’objet perdu. On n’a à faire qu’à des ersatz de l’objet du désir, nous dit Freud, ajoutant avec un grain d’humour, que ces ersatz valent bien l’original... qui de toute façon n’existe pas. Il ne faut pas que l’éducateur casse trop vite ce pouvoir que lui prête la personne avec qui il noue une relation. Ce pouvoir, bien illusoire au fond, que Lacan nomme « le Sujet Supposé Savoir » (SSS), il lui faut plutôt le mettre au travail. D’abord pour lui-même : toute institution doit se doter d’outils d’élaboration comme les réunions de synthèse, les séances de supervision ou d’instance clinique 14 , des journées de réflexion, des publications, des prises de parole dans l’institution ou à l’extérieur où l’éducateur, dans l’écriture et la parole, va donner forme à ce qui se joue et se noue pour lui dans la relation éducative. Le but est qu’il conserve dans la relation une certain humilité, qu’il ne s’y croit pas trop, comme on dit, qu’il ne se prenne surtout pas pour celui qui aurait ce qui manque à l’autre (le fameux objet @ qui…n’existe pas !). Qu’il ne s’y croit pas permet qu’il puisse, à l’instar d’un bon comédien, mettre en scène, jouer, incarner cet objet qui se profile comme perdu. Il convient que la relation soit le plus possible désencombrée de toute velléité de maîtrise, de tout fantasme de transformation, de changement, de tout affect de pitié ou de charité, de tout penchant à vouloir faire le bien de l’autre, pour que la fonction éducative puisse opérer. Il faut donc que l’éducateur fasse régulièrement le ménage en lui-même et dans sa relation aux autres. L’amour (ou la haine) qu’il reçoit, il ne peut en profiter. Il doit répondre au travail de l’amour par l’amour du travail. Et dieu sait si ça nous travaille d’être aimé, et parfois haï! L’instance clinique constitue cet espace de « décrassage » du narcissisme. L’important dans ce travail d’élaboration n’étant pas de comprendre, ce que l’on a tendance à faire trop vite, mais de libérer de l’espace psychique, de laisser aller les associations de représentations, pour s’ouvrir à la nouveauté, l’inconnu, l’inouï, qu’apporte autrui dans la rencontre éducative.

D’autre part c’est dans les médiations éducatives que l’éducateur va accompagner la personne. Dans mon ouvrage sur Le travail d’éducateur spécialisé , j’en ai donné la définition suivante : c’est « l’espace de rencontre et d’activité dans lequel la relation éducative s’exerce, espace où se transmet (...) un certain savoir et savoir-faire sur le monde et la vie en société » 15 . C’est dans cet espace partagé à plusieurs que le sujet va apprendre à réaliser sa propre castration, sa propre incomplétude, son manque, sa confrontation avec le réel qui s’inscrit en lui sous les espèces du sexe et de la mort. Alors qu’il imaginait que l’éducateur allait le combler, il va lui falloir apprendre à vivre avec son “malheur banal”, comme disait Freud, à se buter à l’impossible. Les médiations éducatives ont ceci de particulier qu’elles sont une source de repères et de cadres humanisants : le respect des personnes, des règles collectives, des lieux et des horaires, des consignes, du matériel etc. sont autant d’occasions d’intégrer les contraintes de la vie en société. Les médiations sont le lieu où un sujet peut mettre en scène ses difficultés à vivre avec les autres. Le lieu où il peut apprivoiser l’impossible en soi et chez les autres. Comme le précise Freud dans Malaise dans la civilisation , le monde, le corps et les autres résistent en permanence à notre volonté de puissance. Les médiations permettent ainsi au sujet de se délester de la part débordante de jouissance qui l’habite. Mais les médiations sont aussi la source de la création d’objets ou de situations partagées et socialement valorisés. Espace de création et de socialisation, les médiations sont l’outil de base de l’éducateur.

Reste l’institution, le troisième pied. « La fonction essentielle de l’institution, précise Ginette Michaud dans sa thèse de doctorat de philosophie en 1958, est de constituer un système de médiations permettant l’échange interhumain à une pluralité de niveaux ». L’institution est à distinguer de l’établissement, c’est ce que nous enseigna François Tosquelles. 16 L'établissement désigne tout ce qui est établi : les textes de loi, l’organisation et l’organigramme, l’architecture des bâtiments, les plannings, les budgets... Quant à l’institution il faut y voir ce qu’un groupe humain qui vit au sein de cet établissement construit à partir de l’intervention de tous ses membres. J’insiste sur tous ses membres. Autrement dit l’institution est à fabriquer en permanence et elle est le fruit de chacun, quelle que soit sa place : directeur, éducateur ou femme de ménage, et il faut aussi compter dans ce collectif, les usagers. C’est une des grandes difficultés actuelles des institutions sociales et médico-sociales que cette confusion entre l’établissement et l’institution. Les lieux où se fabrique l’institution ce sont tous ces lieux de parole et d’activité, formels ou informels, qui permettent à un groupe humain de rester vivant et à ses membres de se supporter les uns les autres. C’est par le maillage et le tissage de la parole de chacun, que se construit en permanence l’institution. Comme Trotski parlait de « révolution permanente », je propose pour ce faire le concept d’« institution permanente ». L’institution procède bien d’un système de médiations en perpétuelle mutation, d’une tache jamais achevée. Inutile de dire que s’il y a beaucoup d’établissements sociaux et médico-sociaux, peu dans cette perspective ici annoncée peuvent se prévaloir de fonctionner comme institution.

Pour résumer ma position sur le transfert en travail social, je propose le schéma suivant dont on trouvera de plus amples développements dans l’ouvrage que j’ai consacré à ce sujet. Ce schéma permet d’articuler les trois volets du transfert : l’élaboration, les médiations et l’institution. Les lignes brisées représentent les barres de la castration.

Conclusion, pas clôture…

« Pourquoi des poètes en ces temps de détresse ? » demande le poète allemand Hölderlin. On pourrait poursuivre : pourquoi des éducateurs en ces temps de détresse ? Pourquoi des psychologues, des rééducateurs, des instituteurs, des formateurs, des psychanalystes... ? Oui, pourquoi ? Et si leur fonction première était de rappeler dans l’espace social, mais aussi pour chaque sujet, qu’à l’impossible chacun est tenu. L’impossible, que Lacan nomme par ailleurs, le réel, c’est ce qui tient chaque sujet dans son rapport aux autres, au monde, à lui-même. C’est aussi ce qui tient chaque groupe humain, chaque communauté, chaque équipe, chaque collectif, chaque société, chaque civilisation. Notre époque, en voulant faire disparaître les frontières de l’impossible, sur les injonctions de la science, ne risque t-elle pas du même coup de détruire ce qui fonde le lien social ? L’impossible qui assigne chaque humain à l’enseigne du ratage, n’est-il pas alors ce qui entre nous fonde toute médiation ? L’être humain parce qu’il est être de parole, « parlêtre » comme dit Lacan, est soumis de structure à cet impossible à tout dire, tout faire, tout être, tout avoir, tout savoir. C’est ce manque fondateur qui le fait humain, et parfois trop humain. La parole crée le manque dans l’homme, et c’est de ce lieu qui le fait manquant qu’il peut rencontrer les autres. Ce lieu, celui de l’impossible à combler, l’impossible à satisfaire, est en même temps la source d’où jaillit le lien social. C’est ce manque qui nous humanise et fait de nous des animaux sociaux. C’est dans ce contexte que le terme si galvaudé d’accompagnement prend tout son relief. Issu d’un mot latin, qui se décompose en ad-con-panis , il signifie au pied de la lettre : « qui partage son pain en cheminant dans une direction ». Le terme d’accompagnement fait briller sur la ligne d’horizon du travail éducatif l’essence même de la fonction d’éducateur. L’éducateur est un compagnon de route. D’emblée la question éducative prend l’allure d’un compagnonnage. Un peu comme les compagnons du Tour de France « voyageaient la France » pour apprendre leur métier d’artisan, les jeunes accueillis en institution s’initient au chemin de leur propre vie, cherchent leur voie. 17 Sur ce chemin où ils s’avancent hésitants, il est bon que certains, rencontrent sur leur route un compagnon plus âgé sur lequel pendant un temps ils peuvent prendre appui et transférer leur fardeau. L’éducateur comme bâton de route… Tel son ancêtre romain (e(x)-ducator : qui conduit hors de…) ou athénien (paid-agogos, guide d’enfant), l’éducateur est un accompagnateur, un passeur : il fait, auprès d’un enfant, d’un adolescent, d’un adulte en souffrance, la navette entre l’origine familiale du sujet et ses lieux d’insertion sociale. En cheminant auprès de lui, il veille au grain. Si le sujet est celui qui donne le sens, l’éducateur est celui qui ferme la marche. Pour que le voyage se passe sans trop d’encombre. L’accompagnement devient ainsi, ancré dans les relations au quotidien, le lieu de fabrication pour un sujet du sens de sa vie. L’orientation, ce qui donne la mesure de cet accompagnement, prend ses marques dans ce que j’ai nommé une éthique et une clinique du sujet. C’est dans cet entre-deux, dans cette médiation accompagnée, dans cet espace initiatique qui a perdu ses rites dans nos sociétés modernes, que se produit la séparation d’un sujet avec son origine parentale, origine à la fois mythique et réelle qu’il ne cesse de transférer dans toute relation. A la fois il s’en sépare et à la fois il y prend appui. La séparation, dont relève l’acte éducatif 18 , n’est pas une mise à distance géographique. Elle relève d’un acte du sujet, où l’éducateur, s’il fait ce qu’il a à faire, n’est pas pour rien dans les conditions de sa production : il doit en rendre compte, même si cela lui échappe. La séparation se profile, comme nous l’a montré Jacques Lacan dans une belle trouvaille de langage : une sépartition. 19 Séparation et partition. Autrement dit une coupure sur le plan psychique. La séparation n’opère pas sans perte. Elle inscrit le manque au cœur du sujet et l’introduit à répondre en son propre nom de ce qui lui arrive. C’est ce que dans le jargon éducatif on nomme l’autonomie. La conséquence en matière d’éducation coule de source : éduquer, ça doit laisser à …désirer.

31 janvier 2002.

Bibliographie

Aïchhorn A., Jeunes en souffrance , Nîmes : Editions du Champ Social, 1999.

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Biographie sommaire.

Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé, Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur en libéral. Diplôme d’ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime, avec une dizaine de formateurs, l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC) qui dispense des formations permanentes en travail social et intervient à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales.

1 Pour de plus amples développements consulter mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative. Psychanalyse et travail social , Dunod, 2002.

2 Sur le thème de la rencontre, voir GOGUEL D’ALLONDANS T. et GOLDSZTAUB L., La Rencontre , Arcanes, 2000.

3 AÏCHHORN A., Jeunes en souffrance , Editions du Champ Social, 2000. Préface de Sigmund Freud.

4 PICOCHE J., Nouveau dictionnaire étymologique du français , Hachette-Tchou, 1971.

5 QUIGNARD P., Tous les matins du monde , Gallimard 1991 et QUIGNARD P., La leçon de musique , Hachette, 1987.

6 Sur ce point d’un sujet créateur de sa propre vie, voir le chapitre intitulé « Entre routines et surgissements, les sentiers de la création » dans mon ouvrage Psychanalyse pour le temps présent. Amour obscur, noir désir , Erès, 2002.

7 LACAN J., Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole, Scilicet 1 , p.19.

8 J’emprunte ici l’écriture proposée par Jeanne Granon-Lafont, à partir de l’arobase de l’Internet, pour transcrire l’objet a de Lacan, puisque, précise-t-elle, « il mérite le statut d’un signe plus que d’une lettre ». In Topologie Lacanienne et clinique analytique, Erès, 1989.

9 Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts , Gallimard, 1977.

10 « J’ai fait mien le mot plaisant qui veut qu’il y ait trois métiers impossibles : éduquer, soigner, gouverner. » Voir sa préface à Jeunes en souffrances d’AÏCHHORN A., Editions du Champ Social, 2000.

11 Sur ces points, on pourra consulter LEBRUN J.P., Un monde sans limite , 1997.

12 Voir également DE CERTEAU M., L’invention du quotidien , 1990.

13 « Donner la parole au sujet sur ce qui le fait souffrir permet à chaque praticien de tirer des enseignements. » SCARONE, E., Le choix éthique du sujet , Editions du Champ Social, 2002.

14 J’y consacre tout un chapitre dans mon ouvrage, Le transfert dans la relation éducative , « L’instance clinique : parler le transfert » (chapitre 9). J’y présente un dispositif que j’ai « bricolé » au fil des années pour accompagner des travailleurs sociaux dans ce travail très fin d’élaboration. (p.103-119). Cette réflexion a également fait l’objet de nombreux exposés et d’une publication dans le n° 302/303 des Cahiers de l’Actif .

15 1997, chap. « Les médiations éducatives », pp. 69-99

16 François Tosquelles, médecin psychiatre et psychanalyste fut un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle. Voir son Cours aux éducateurs , que je viens de republier aux Editions du Champ Social en 2002.

17 Voir le bel ouvrage de BARRET P. et GURGAND J.N., Ils voyageaient la France. Vie et traditions des Compagnons du Tour de France au XIX ème siècle , Hachette, 1980.

18 Voir ROUZEL J., L’acte éducatif , Erès , 1998.

19 Jacques Lacan dans L’angoisse , séminaire inédit

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