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Transfert à tous les étages…

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Joseph Rouzel

jeudi 29 mars 2018

Transfert à tous les étages…

« Il ne faut pas croire que c’est l’analyse qui crée le transfert et que celui-ci ne se rencontre que chez elle. Le transfert est seulement mis à jour et isolé par l’analyse. C’est un phénomène universellement humain, il décide de la réussite de toute influence médicale, il domine même de manière générale les relations d’un individu à son entourage humain. »  Sigmund Freud présenté par lui-même .

« Il est faux, déclare-t-il, que le transfert soit dans une analyse plus intense, plus excessif qu’en dehors d’elle. Dans les établissements où les nerveux ne sont pas traités par les méthodes psychanalytiques, on observe des transferts revêtant les formes les plus étranges et les plus exaltées, allant parfois jusqu’à la sujétion la plus complète ».  Sigmund Freud, La technique psychanalytique .

« Des voix, des corps, des présences vivantes pour faire résonner ceci : « L’amour demande l’amour. Il ne cesse pas de le demander. Il le demande… encore. Encore, c’est le nom propre de cette faille où dans l’Autre part la demande d’amour.  » (Jacques Lacan, 21 novembre 1972)

I-    Le garde-corps

 

Je démarre en faisant part d’un événement que j’ai vécu récemment, événement qui s’est doublé d’un événement de corps. Pour les besoins de cette intervention sur le transfert, j’ai mis en chantier un texte il y a un mois. Et un jour, sans crier gare, le texte s’est entièrement effacé de mon écran d’ordinateur. Impossible d’en retrouver trace, malgré plusieurs sauvegardes. Qu’à cela ne tienne, je ne me suis pas laissé abattre, je me suis remis au travail. Et huit jours plus tard, même scénario : tout s’efface. Mon fils Erwan, ingénieur informatique, est venu à mon secours. Mais rien n’y a fait, nous n’avons récupéré que des bribes. Ce deuxième effacement m’a plongé dans un état d’effroi. Un trou béant s’ouvrait devant moi. Une angoisse irrépressible me tenaillait. J’avais la sensation que mon corps se vidait. Un abîme s’ouvrait sous mes pieds. Le sol se dérobait. Même pendant les séances avec les patients au cours de la journée, j’en étais pétri et envahi. La vision de l’écran blanc persistait devant mes yeux. Je vivais un moment de profond démembrement, de décomposition. Cet Autre, la machine, à qui j’avais confié mon travail d’écriture, à qui je supposais, dans un transfert de fond, une capacité à le conserver, tout à coup m’abandonnait, me laissait en plan.

Je ne suis pas assez parano pour imaginer qu’un Autre méchant et persécuteur a infiltré mon ordinateur. Je ne suis pas assez bouddhiste pour affronter dans la zénitude la béance qui s’ouvrait en moi et devant moi, comme le Sutra du coeur 1  peut en donner la mesure, ou encore le beau récit de Catherine Millot, Abîmes ordinaires . 2

Il y a un bug, une énigme, un trou, un réel…

Passé le temps de déstabilisation j’ai essayé de faire ce que je pouvais. Ourler l’oubli, l’effacement. J’ai repris les bribes, puis j’ai constitué un garde-corps, terme utile pour regrouper ce qui partait en eau de boudin… Un garde-corps ça empêche de tomber dans le vide. C’est comme un puits : on fore un trou d’eau, mais ça ne tient que par l’effet d’un bord, ce qu’on nomme une margelle. Le trou du réel ne tient que par un garde-corps symbolique. Que serait un trou sans bord, si ce n’est une image irreprésentable de la psychose ? Mais puisqu’il y a trou, reste à l’échafauder. Alors je me suis laissé dériver au gré de ce qui me venais en tête, sans réfléchir, associant plus ou moins librement.

D’abord une chanson de Claude Nougaro :

Que sa passe-t-il ?

J’y comprend rien.

Y’avait une ville

Et y’a plus rien.

Puis m’est revenu en mémoire une phrase qui a marqué la fin de ma cure. A cet époque je travaillais comme éducateur dans un centre d’accueil pour toxicomanes que j’avais créé avec des collègues à Toulouse. Et entre midi et deux j’allais à mes séances. Un jour, je me pointe, je sonne en bas de l’immeuble : rien. Je vais faire un tour en me disant que l’analyste avait un peu de retard. Je reviens, je re-sonne : toujours rien. Je fais encore une fois le manège et, le temps passant, je retourne au boulot. A la fin de la séance suivante je prends à partie mon analyste : elle ne fonctionne pas votre sonnette ! Il me regarde fixement et lance : il n’y a qu’à vous que ça arrive. Et il ajoute : vous paierez cette séance.

Mon sang n’a fait qu’un tour, je suis sorti du cabinet en maugréant dans ma barbe : je suis sûr que sa sonnette ne fonctionne pas et si ça se trouve il était absent. J’ai ruminé ça pendant une bonne semaine, jusqu’au moment où, dans la dynamique du transfert, j’ai enfin entendu : c’est à moi que c’était arrivé, sonnette défaillante ou analyste absent, peu importe, ça m’est arrivé. Et ce qui m’est arrivé, ce fut la même chose que devant l’écran blanc, des années plus tard, lorsque l’Autre à qui je supposais un savoir sur mon manque, bref mes emmerdements, se dérobe. Même impressions en écho avec de sensations beaucoup plus anciennes primitives, archaïques. Le Hilflosigkeit que Freud situe à l’orée de la venue au monde du petit d’homme. Helplessness  en anglais. On traduit par : désaide, déréliction, désarroi… Martin Luther utilise ce terme en précisant que nous ne sommes que des étrons tombés de l’anus du diable. Des laissé-tombés.

M’est alors revenue en mémoire une tradition d’origine celtique, et plus tardivement bretonne, encore vive dans certaines régions de l’ Ar Vro  : on enterre le placenta à la naissance d’une enfant et on y plante un arbre : arbre de vie.

C’est alors que j’ai renoué, dans cet effort de construction de garde-corps, avec une belle invention de Lacan, le mythe de la lamelle. On en trouve trace, si je me souviens bien, dans deux occurrences : Les Ecrits (Positions de l’inconscient) et le Séminaire XI . Je suis allé au texte : «  A la section du cordon, ce que perd le nouveau-né ce n’est pas, comme le pensent les analystes, la mère, mais son complément anatomique, ce que les sages-femmes appellent : le délivre. » 3  Et il précise que la lamelle, c’est la libido. Puis un peu plus loin dans le texte : «  Notre lamelle représente ici cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se produit par les voies du sexe.  » 4  Cette lamelle, cet « organe » n’existe pas, mais n’en insiste pas moins. « C’est cela que sont les représentants, les équivalents, toutes formes que l’on peut énumérer de l’objet a. » 5

Ce sont ces objets, ces resucées de l’organe manquant, que les hasards de la vie nous font rencontrer dans notre propre inconsistance, qui fournissent le socle vivant du transfert et du désir qui y circule.

C’est à partir de ces bribes de texte récupérées que j’ai reconstruit ce qui suit.

« Ruines métonymiques de l’objet du désir », précise Lacan.

II-    La dynamique du transfert.

Le transfert met en branle, entre deux corps parlants, ce pour quoi on les dit « humains », puisqu’à ma connaissance l’humain est le seul animal dont le corps est appareillé à la parole, « aparollé », ce qui constitue son « humus », 6  donc le transfert met en branle le petit dieu Eros, l’amour. C’est l’essence même de toute rencontre humaine. Hésiode qui, il y a 2500 ans en Grèce ancienne, recueillit les fragments épars de légendes et de mythes pour les réunir en une cosmogonie, fait d’emblée la part belle au petit dieu aux flèches acérées. 7

C'est ainsi que l'on peut entendre le mythe de la naissance d'Aphrodite. 8  Au début il y a Chao s , mot que l'on traduit malheureusement par chaos, ce qui n'a rien à voir. Chaos, in-siste avant tout langage, c'est un innommable, une béance. Chaos engendre Gaïa qui deviendra la terre, puis Ouranos. Ouranos, animé par le petit dieu, le jeune Eros, comme le désigne cet auteur, est un agité sexuel qui passe son temps à copuler avec Gaïa, dans un corps à corps tel qu'il n'existe aucun espace pour que viennent au monde les fruits de cet accouplement. Un jour Gaïa dit à un de ces rejetons, Chronos, qui est en train de pourrir dans son ventre : quand Ouranos me pénètrera prends cette serpe et coupe-lui les couilles ! Ce qui fut fait. Ouranos se détacha du corps de Gaïa dans un cri déchirant et alla se loger là où on peut encore le voir aujourd’hui : il forme la voute céleste. Des gouttes de sang tombèrent sur la terre et donnèrent naissance aux Titans. Le membre tranché d’Ouranos roula dans Pontos, le premier océan. Il se forma une écume, et de cette écume jaillit Aphrodite, d'où son nom « née de l'écume » ( aphros , écume). Mais si l'on lit ce mythe à l'envers, Aphrodite, déesse de l'amour, de l'harmonie, de la beauté́, se présente comme le paravent de la castration. 9  D'où le terme : « aphrodisiaque ». Le produit issu d'Aphrodite, la drogue entre autres, ce pourquoi on le désigne comme aphrodisiaque est bien, lorsqu'on lit ce mythe à rebours, ce qui masque la castration.

Ceci dit dans la vie dire privée, et parfois privée de beaucoup de choses d’ailleurs, de ce petit dieu Eros ou Amour qui se manifeste dans le transfert, on en fait ce qu’on peut, pas ce qu’on veut. Dans la sphère privée il est bien rare que l’on ait recours à ce concept élaboré par Freud. J’ai rarement entendu dire : je fais un transfert massif sur ma meuf !

Par contre dans les métiers où la relation humaine est centrale, où la clinique constitue le fer de lance de la pratique, les professionnels (psychanalystes, enseignants, travailleurs sociaux, psychologues, médecins etc) ont le devoir d’en faire quelque chose. Entrer en relation est la moindre des choses, mais on ne peut s’en tenir là.  Alors que faire de ce qui se noue entre un professionnel et un dit « usager » (parfois bien usagé !), entre un soignant et un patient ? Que faire de ce qui ne peut manquer de nous affecter ?

Et pourquoi sommes-nous touchés dans cette relation singulière ? S’agit-il de se remparder pour se préserver de ce qui nous touche, comme d’aucuns le prétendent : il faut rester neutre, être professionnel, se mettre à la bonne distance…  Autant de positions qui viennent contrer le mouvement du transfert et se réduisent peu ou prou à des modes de résistance. Personnellement j’ai toujours pensé, et j’en ai fait l’épreuve comme tout un chacun, que nous n’avons pas la maitrise de ce qui nous affecte dans une relation. On ne saurait se lever le matin en décidant d’aimer untel et d’en haïr un autre. Nous n’avons pas prise sur le petit dieu Eros. Il décoche ses flèches où il veut, quand il veut et comme il veut. Par conséquence j’en ai tiré dans ma pratique, d’éducateur d’abord, puis de formateur et depuis plus de vingt ans, de psychanalyste, qu’il était beaucoup plus tranquille et efficace de ne pas résister aux mouvements transférentiels, bref de se laisser prendre dans un premier temps par ces mouvements subtils, en grande partie inconscients. Par contre dans l’après-coup, car nous ne sommes pas dans ces métiers pour nous faire aimer ou haïr, il y a lieu de mettre au travail ce qui nous travaille. C’est ce processus en deux temps : le transfert et son maniement - Lacan dans le Séminaire III sur Les Psychoses, emploie le terme de manœuvre - qu’il s’agit de repérer dans l’usage professionnel du concept et de la pratique du transfert.

III - Le Banquet de Platon

Pour l’illustrer je vais parcourir à grands pas un texte lui aussi très ancien, et bien connu, puisque Lacan en fit le socle de son séminaire consacré au transfert, j’ai nommé, Le Banquet de Platon. 10  Notons qu’il s’agit d’un long récit d’après-coup et de seconde main puisque Platon met en scène un ami d’Apollodore, un disciple de Socrate, qui le prie de lui raconter ce qui s’est passé une quinzaine d’année plus tôt. 11  Il tient ce récit, d’Aristodème, présent au cours du Banquet. Notons qu’Apollodore s’était aussi enquis auprès de Socrate des événements de cette soirée.

  Le Banquet  met en scène une épure du transfert. Un groupe d’amis est réuni pour une soirée. La veille ils ont célébré le grand prix de tragédie remporté par Agathon. Le lendemain ils ont bien mal aux cheveux et, comme on dit, la gueule de bois. Que faire de la soirée ? On renvoie les musiciens, et plutôt qu’un banquet, on fait une collation légère. Ce qui compte, c’est ce que Platon désigne sous le terme de sumposion 12 , un temps et un lieu où l’on boit du vin ensemble, tout en dissertant. C’est Aristophane, poète comique, qui propose que l’on parle de l’amour. Proposition adoptée. Chacun donne sa conception de l’amour. Aristophane ne peut commencer, il est pris d’un hoquet. Comme quoi parler d’amour, ça vous reste parfois en travers de la gorge. Phèdre commence donc, suivi de Pausanias, d’Eriximaque et enfin d’Aristophane… Agathon prend la suite. Tous rendent hommage à l’Amour, dans une forme d’abstraction.

-   Phédre  : l’Amour est de tous les dieux le plus ancien, seule capable de rendre l’homme vertueux ( aristos ) pendant sa vie et après sa mort.

-   Pausanias  : Il y a deux Amours, comme il y a deux Aphrodites : l’un céleste attaché au sexe masculin, l’autre vulgaire uniquement tourné vers le corps, sans distinction de sexe. Donc l’amour n’est ni bien ni mal, ça dépend des intentions qu’on y met.

-   Eriximaque, médecin, passe le tour d’Aristophane, pris de hoquet. Il donne une définition très large de l’amour qui étend son empire non seulement sur l’homme, mais sur la nature, en réalisant l’harmonie des contraires. Tout est sous l’emprise de l’amour, précise Eriximaque : la gymnastique, l’agriculture, la musique. L’amour est universel. Approche médicale et hygiéniste.

-   Aristophane  invente un mythe d’origine. Au début il y avait trois sortes humains créés par Zeus : l’homme double, la femme double et l’homme femme, l’androgyne. Ils ressemblaient à une sphère, avaient 4 bras, 4 jambes et 2 visages opposés, mais une seule tête. Zeus décida une division : il les coupa en deux et leur tourna le visage du côté de la coupure. Les deux morceaux n’avaient de cesse que de s’emmancher l’un dans l’autre pour reformer la sphère originelle et ils se laissaient mourir. Zeus leur greffa des organes génitaux par devant, alors qu’ils étaient jusque-là placés derrière.  Chacun de nous n’est jamais qu’une moitié d’humain et cherche sa… moitié.

-   Agathon  : l’Amour est le plus heureux des dieux, le plus beau, le plus délicat, le plus subtil, il est bon, habile etc

Socrate a été invité, mais il est plongé dans une extase, un de ces moments particuliers où il est en lien avec son daïmon,  être intermédiaire entre les dieux et les hommes. Il arrive sur le tard. Dit selon sa bonne habitude qu’il ne sait rien, sauf justement des choses de l’amour. Sous couvert de Diotime, une de ses amies qui en connait un rayon sur la question, il affirme que l’Amour est un daïmon , conçu le jour de la naissance d’Aphrodite (la revoilà !) fils de Penia  et Poros , 13  mots que je traduirai par : maque et désir. L’amour est donc l’enfant du manque et du désir.

La soirée est bien avancée lorsque surgit Alcibiade accompagné par une bande de joyeux fêtards et d’une joueuse de flute. Eraximaque l’encourage à faire lui aussi l’éloge de l’amour. Alcibiade, lui, déclare sa flamme à Socrate. Il commence par dire que ça n’est pas pour sa beauté qu’il aime Socrate. Celui-ci, c’est de notoriété publique, est laid. Mais il le compare aux Silènes et au Satyre Marsyas. Les Silènes sont des statuettes présentant des personnages paillards, laids et difformes à l’extérieur, mais lorsqu’on les ouvre, ils abritent l’image d’un dieu, un agalma . To agalma , est également un objet dont on se pare et s’enorgueillit. Dérivé du verbe agollomaï , qui signifie exulter, ressentir de la fierté. Mais le terme se rapproche aussi du mot aglaos  qui traduit la brillance, l’éclat, la gloire, la pupille de l’œil. On l’utilise en parlant des enfants : la prunelle de mes yeux. Il s’agit d’un objet précieux, brillant, artisanal, offert aux dieux, puis par la suite il désigne l’image même du dieu : une sculpture, une peinture… Finalement le terme d’agalma finit par désigner un peu n’importe quoi : une bossette de mors pour les chevaux, une coupe, une statue du culte, un bouclier, des armes, des bijoux, des étoffes, un individu, le cheval de Troie, des chevaux etc Bref Lacan dirait : c’est un objet scopique. Un objet qui, s’il existait, permettrait de jouir avec ses yeux, alors qu’on n’éprouve jamais que l’absence et le manque de l’objet. L’objet brille par son absence ! Ce pour quoi le poète Francis Ponge a inventé le joli néologisme d’« objeu », cet objet qui brille par son absence et met en jeu le désir. Lacan dans son commentaire du Banquet dans le Séminaire VIII consacré au transfert, insiste peu sur cette dimension de brillance…

Quant à Marsyas, c’est un Satyre joueur de flûte qui un jour défia Apollon. Apollon est reconnu vainqueur par les Muses et fait écorcher vif Marsyas dont il attache la dépouille sur un pin. Alcibiade dit à Socrate que, certes il ne joue pas de la flûte, mais qu’il enjôle les jeunes gens avec sa voix. Après le regard, la voix. Second objet @ mis en perspective par Alcibiade dans sa déclaration d’amour à Socrate.  

Alcibiade rappelle que 15 jours plus tôt il a tendu une embuscade à Socrate. Il l’a fait boire pour l’attirer dans son lit. Alors qu’ils dormaient dans deux lits adjacents, il fait une tentative en direction de Socrate :

-   Tu dors Socrate ?

-   Non

-   Une idée m’est venue. Tu es un amant digne de moi.

Quelque temps plus tard Socrate l’avertit :

-   Fais attention, détrompe-toi à propos des agalmata , ça n’existe pas ! (218a-219a) 

Comme on dit, Alcibiade a fait chou blanc. Il s’est offert comme objet du désir qu’il suppose à Socrate. Socrate donne à Alcibiade ce qu’il n’a pas 14 . Il produit un manque, un vide. Et selon la loi du désir : le désir s’accroit à mesure que l’objet se dérobe. 15 jours plus tard, il est à cran.

IV-   Le maniement du transfert

 

Ce soir-là Socrate lui rétorque que ce n’est pas lui qu’il aime mais cet objet brillant qu’il lui attribue (  agalma  ). Et il lui dit qu’en fait celui qu’il aime, c’est peut-être Agathon, le maître des lieux. Il botte en touche, sans désillusionner Alcibiade. Dans la manière d’un jeu que connaissent bien les enfants : « passe à ton voisin»! Ce faisant Socrate nous donne à entendre le transfert dans toutes ses conséquences : il ne s’agit pas de le repousser, mais d’en faire tourner l’objet. En effet si le transfert met en œuvre une illusion majeure, à savoir qu’un autre sujet au monde pourrait nous compléter, il emporte aussi une charge désirante qu’il s’agit de faire circuler. S’il n’y a pas d’objet qui puisse combler un sujet - étant construit autour d’un objet constitué par l’entrée dans le langage comme perdu, comme j’ai pu le montrer dans l’évènement qui borde le début de cette réflexion, - cependant le mouvement qui le fait le chercher est à entretenir. Ce travail qui constitue l’essentiel du maniement du transfert est à entendre alors comme « transfert du transfert ». Que le sujet ne puisse trouver chaussure à son pied n’est pas une raison pour l’empêcher de chercher sans cesse, au contraire, sa pointure. Dans sa posture, dont pourrait s’inspirer tout clinicien, Socrate évite deux écueils. D’une part il ne refuse ni ne rejette la déclaration d’Alcibiade, ce qui peut se produire lorsqu’on est trop affecté ; d’autre part il ne l’accapare pas, il ne prend pas cette déclaration pour lui. Il se laisse traverser et dans un mouvement d’esquive digne des arts martiaux, il désigne Agathon. Façon de dire : continue à désirer, mon bonhomme, c’est cela qui te rend vivant. 

S’ouvrent ici les deux dimensions du transfert dont Freud souligne les coordonnées : à la fois frein et accélérateur. 15  Lacan pour sa part cerne un seul transfert, le SSS (Sujet Supposé Savoir), en précisant qu’il s’agit d’un tiers. Le patient suppose à l’analyste, mais aussi au professionnel du soin ou de l’éducation, un savoir sur son manque. C’est le point de nouage du transfert. Cette approche ouvre au professionnel qui en soutient le processus, la marche à suivre. Elle en détermine le maniement (Freud) ou la manœuvre (Lacan). Le professionnel pour s’extraire de cette illusion que le patient lui a fait porter de savoir, de pouvoir, d’avoir… à sa place, doit se livrer lui-même à un travail d’élaboration particulier. L’outil le plus adéquat pour ce travail se dessine dans les séances de supervision. On peut en attendre deux effets. D’abord une prise de distance du professionnel engagé dans la relation et ensuite le dégagement d’un savoir issu du transfert. Ce savoir singulier se distingue radicalement d’un savoir extérieur sur le transfert qui se réduit peu ou prou à un mode de résistance du professionnel : il n’en veut rien savoir de ce qui lui arrive dans le transfert et lutte intellectuellement contre ce qui, de toute façon, le travaille. On peut attendre du professionnel qu’il mettre au travail ce qui le… travaille. Ce n’est qu’en fonction de ce maniement ou de cette manœuvre que le professionnel peut se rendre disponible pour soutenir chez le patient (décrit dans les textes comme usager… bien usagé !) un mouvement de désillusion : non il n’existe pas au monde un autre qui puisse répondre à sa place de sa position subjective. « De notre position de sujet, affirme Jacques Lacan à des étudiants en philosophie dans les années 60, nous sommes toujours responsables » 16 .  Ce travail de désillusion se produit dans l’espace d’intervention dévolu à chaque professionnel : espace de médiation s’il en est On peut schématiquement déterminer deux grands champs d’intervention : réalité sociale, apanage des travailleurs sociaux 17  ; réalité psychique, domaine des psys. Dernier point, ce travail repose sur une pointe de diamant : l’institution. Patient et professionnel ne se sont pas rencontrés par hasard, mais leur rencontre est balisée par des textes qui donnent l’assise à l’établissement qui accueille les processus de transfert. Textes législatifs, textes du projet d’établissement, références à la législation du travail, le droit des malades et usagers etc Autrement dit : les murs qui bornent l’établissement ; alors que l’institution se situe du côté des… murmures ! L’institution ne vit que par les paroles échangées, en soi elle est soumise à une institutionnalisation permanente. Réunions d’équipe, espaces d’élaboration clinique etc sont les conditions d’accueil des mouvements transférentiels. Ils favorisent l’accroche multidimensionnelle, ce que Jean Oury désignait comme « constellation transférentielle », mais aussi son traitement. Oury ajoutait que dans établissement qui ne mobiliserait pas les moyens de soutien dans le transfert, mieux vaut fuir à toutes jambes. En effet, la loi de la parole dégagée par la linguistique et la psychanalyse veut que ce qui n’est pas élaboré dans la parole rejaillit dans le réel. Combien de passages à l’acte de professionnels, de violences, de maltraitances, d’humiliations, trouvent leur origine dans ce défaut de symbolisation.  

 Joseph ROUZEL

1  Dit Sutra du cœur , car il transmet le cœur de l‘enseignement de la Prajnaparamita , ensemble de 35 textes du bouddhisme mahayana, écrits entre le II ème et le IV ème siècle, articulés autour du vide des choses, des concepts, des êtres : «  En conséquence, dans la vacuité, il n’y a ni forme, ni sensation, ni notion, ni facteur d’existence, ni connaissance discriminative ; ni œil, oreille, ni nez, ni langue, ni corps, ni mental ; ni formes, ni sons, ni odeurs, ni goûts, ni objets tangibles, ni objets mentaux ; ni éléments de la vue jusqu’à ni élément de la connaissance mentale ; ni absence de Vue, ni cessation de l’absence de Vue jusqu’à ni déclin et mort, ni cessation du déclin et mort ; ni souffrance, ni origine, ni extinction, ni Sentier ; ni connaissance, ni obtention, ni absence d’obtention. »

2  Catherine Millot, Abîmes ordinaires , Gallimard, 2001.   « Avoir été un jour au monde sans défense et sans réserve, tout abri renoncé, aussi vide que le vide où se tiennent toutes choses, libre et sans frontières, est une expérience inoubliable. C’est aussi une expérience humane fondamentale qui enseigne à trouver son sol dans l’absence de sol, à prendre appui dans le défaut de tout appui, à ressaisir son être à la pointe de l’annihilation. »

3  Jacques Lacan, Position de l’inconscient, Ecrits , Seuil, 1966, p. 845.

4  Ibidem, p. 847.

5  Jacques Lacan, Le séminaire Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,  Seuil, 1973, p. 180.

6  Jacques Lacan : « Le savoir désigné par Freud de l’inconscient, c’est ce qu’invente l’humus humain pour sa pérennité d’une génération à l’autre. » Note Italienne, 1973, Autres écrits , Seuil, 2001.

7  Hésiode, Théogonie , Folio-Gallimard, 2001.

8   Jean-Pierre Vernant, L'univers, les dieux, les hommes , Seuil, 1999.

9   Voir le philosophe Charles Pepin, Quand la beauté nous sauve , Robert Laffont, 2013

10  Jacques Lacan, Séminaire Livre VIII. Le transfert , Seuil, 2001

11  On pourra lire l’excellente  BD de Patrick Chambon, Lacan, ô Banquet de Platon, BD  (érès , 2016) qui suit fidèlement le fil du commentaire de Lacan dans le Séminaire VIII de 1960-1961, préface de  Claude Rabant. 

12  Le verbe sous-jacent, pinein signifie : boire. D’où le fameux « pinard » dans l’argot des carabins.

13   Poros,  nom masculin, désigne un passage, le lit d’un fleuve, un détroit, une voie, une ressource, un moyen d’arriver à ses fins, un trajet. Le verbe peiro  signifie : embrocher, transpercer, traverser. Quant à Penia , nom féminin, c’est la pauvreté, l’indigence, le manque. Le verbe peinomaï  signifie : faire un travail pénible, manquer. La traduction que je propose de « manque ( Penia ) et désir ( poros ) », évidemment inscrite dans la modernité de la psychanalyse, s’impose à partir de la dialectique qu’emporte ces deux mots. L’amour ou ce qui transperce un sujet à partir du manque ! Dans le texte de Platon, Penia  est désignée comme A-poria , autrement dit : im-passe. Venue aux fêtes de la naissance d’Aphrodite, elle profite du sommeil de Poros pour se faire engrosser par lui. De cet accouplement volé nait l’Amour, le jour même de l’avènement au monde d’Aphrodite.

14  Définition de l’amour chez Lacan : « c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».

15  Sigmund Freud, La technique psychanalytique , PUF, 1985.

16  Jacques Lacan, « La science et la vérité », Ecrits , Seuil, 1966.

17  Ceux que je désigne comme « trouvailleurs soucieux » dans un article paru dans la revue Empan   n°109  qui avait pour thème: « Travail social et professionnalisation ».

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