institut européen psychanalyse et travail social  
   N° de déclaration: 91.34.04490.34   
Lettre info

Partage Facebook
Partagez votre amour pour psychasoc avec vos amis !

REZO Travail Social
Connexion au REZO Travail Social

Musique
Lecteur de musique

Livres numériques

Textes > fiche texte

Un lien social “as if” (“comme si”)

Suggérer à un ami Version imprimable Réagir au texte

Jean-Pierre Lebrun

dimanche 01 février 2009

Un lien social “as if” (“comme si”)

Il faut bien convenir d’un changement extrêmement profond dans la façon dont s’organise le lien social aujourd’hui. Une psychanalyste qui s’appelle Hélène Deutsch avait à propos de certains patients qui se présentaient « normalement » mais qui étaient beaucoup plus perturbés que ce qui apparaissait à première vue, avait parlé de « personnalités comme si (as if) ». Je souscrirais volontiers à l’expression pour l’étendre à notre société : nous sommes dans une société « comme si », et je vais essayer d’expliquer en quoi.

Pour qu’il y ait communauté d’humains, il faut prendre acte de ce que la société humaine est toujours plus que la somme de ses composantes. Ce constat parait d’une banalité déconcertante mais les sociologues, et Durkheim le premier, ont très bien identiifié cela : un groupe, un collectif, une société humaine qu’elle soit large ou étroite comme une équipe médico-sociale ou une institution d’État, ne peut être résumée dans la pure et simple somme de ses participants. Ne fut-ce que précisément parce qu’on parle de nation ; la nation, c’est le nom de plus à tous ceux qui en font partie. Et ceci n’est pas rien, parce que cela traduit que pour qu’il y ait société humaine il faut qu’il y ait de la place pour l’instance qui représente la collectivité. Pour l’ensemble de ceux qui la constituent bien sûr, mais aussi à l’intérieur de la tête de chacun de ses membres, il faut de la place pour l’instance du collectif.

Il s’en déduit ce que j’appelle la règle des trois A. Si cette instance collective est implicitement reconnue, il s’en déduit de l’antériorité, de l’altérité et de l’autorité. Il y aura de l’antériorité parce que l’instance collective est toujours avant chacun de nous. Même si on crée demain une institution, il y aura des choses auxquelles nous nous référerons. Il y aura toujours de l’antécédence, de l’antériorité, il y aura toujours une histoire.

Il y aura de l’autorité puisque c’est à partir de cette place de l’instance du collectif, que sera légitimée l’autorité. Je ne parle pas ici de pouvoir . Je parle d’autorité , Hannah Arendt nous a appris à distinguer l’autorité du pouvoir ; pour l’autorité, il n’y a pas besoin de persuasion, encore moins de violence. L”autorité est reconnue comme telle mais pour qu’elle soit reconnue comme légitime, il faut qu’elle puisse se soutenir de cette instance collective.

Il y aura de l’altérité parce que si l’instance collective vient prévaloir sur chacun des membres du collectif, elle viendra limiter et donc entamer chacun dans son fonctionnement ; et de ce fait, la place sera préalablement faite pour que l’autre surprenne comme différent. C’est parce qu’il y a cette instance du collectif qui est venue entamer la toute puissance narcissique que l’altérité peut trouver sa place. Freud écrivait à cet égard : « La vie en commun des hommes n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que droit à la puissance de l’individu qui est condamné en tant que “violence brute”. Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté, est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leurs possibilités de satisfaction alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre. » 1

Voilà d’ailleurs pourquoi il est demandé aux enfants de grandir, simplement parce qu’il leur est ainsi signifié qu’il va bien falloir qu’ils acceptent d’être limités dans leur toute puissance afin d’être capables de vivre avec les autres, avec l’altérité de l’autre qui est toujours dérangeante et ne peut jamais être réduite à ce qui est déjà connu.

Depuis la nuit des temps, il n’y a pas une société qui n’ait pas installé la prévalence du collectif sur les individus. A tel point d’ailleurs que le fait qui pour nous est banal, de poser la question de savoir ce que nous sommes comme sujet, de ce que nous voulons faire de notre vie, est une question relativement neuve dans l’histoire de l’humanité. Jusque là, nous étions à la place qui nous était désignée ; on pouvait essayer de s’en dégager et de transgresser cette contrainte mais c’était relativement rare parce que le prix de la transgression était très élevé et donc peu accessible au premier venu.

Aujourd’hui il y a une aporie à ce que notre société veuille donner sa place à chaque sujet. Il n’est pas possible d’en même temps défendre et le collectif et chaque individu. Il y aura toujours un moment où ce sera un hiatus. Cela ne pourra que se cogner ! C’est d’ailleurs exactement le point où nous en sommes !

Une autre raison à cette prévalence de l’instance du collectif, je peux évoquer Lacan, c’est que le fait même de parler, la parole vient d’avant chacun de nous ; elle fait autorité (Si je dis « j’arrive à midi », je suis engagé dans ma parole), et elle ne fait jamais mieux que de soulever de manière incessante des malentendus ; donc, l’altérité est bel et bien au cœur de notre humanité. Il suffit de prendre en compte que nous sommes des êtres parlants pour pouvoir dire que notre lien social est organisé autour de cela. C’est irréductible ! Or nous avons aujourd’hui une société qui semble faire perdre sa légitimité à cette instance collective. Celle-ci ne dispose plus de légitimité pour entamer le fonctionnement d’un chacun. Elle n’est plus une instance tierce. On se trouve dès lors avec un affaiblissement de l’altérité, de l’autorité et de l’antériorité : il suffit de voir la vie des équipes soignantes aujourd’hui - à cet égard véritablement paradigmatiques - pour prendre la mesure de la difficulté à mener un projet collectif.

Au fond, la postmodernité, c’est précisément quand on en arrive à être spontanément persuadé que chacun s’est auto-construit. C'est-à-dire que l’instance collective a disparue, ou qu’elle n’est plus là que de manière complètement occultée. On a dès lors le fantasme que c’est à partir de chacun d’entre nous que le monde commence. L’idée de base derrière tout ça, c’est que l’ensemble du discours social est constitué par la pure et simple somme des gens qui participent au lien social. On ne parle plus de la notion supplémentaire d’instance collective.

Jusqu’il y a encore quelques siècles, cette instance collective dans nos sociétés européennes était indiquée par la place de Dieu. L’instance collective avait un fondement théologique. Aujourd’hui c’est terminé, même si certains veulent y revenir ! Mais il y a deux manières d’entendre de quelle façon ça s’est terminé : soit l’instance collective n’a plus de fondement théologique et il faut faire le constat qu’il n’y a plus d’instance collective ; soit l’instance collective n’a plus de fondement théologique mais la question alors se pose de savoir comment soutenir cette instance collective que je viens de déclarer irréductible : où trouve-t-elle sa légitimité, comment est-elle encore représentée ?

Ce n’est pas la même chose que de lire d’une façon ou d’une autre la mort de Dieu ! D’un côté il n’y a plus d’instance collective du tout et de l’autre, on ne peut plus se fier au caractère théologique de cette instance mais nous sommes dès lors contraints à chercher comment continuer à lui donner sa place. Ce sont donc là deux lectures totalement différentes ! Et j’avancerais volontiers qu’aujourd’hui la confusion va bon train à cet égard. Nous sommes actuellement en plein milieu du gué car nous nous sommes débarrassés de l’instance collective à légitimité théologique mais nous n’avons pas encore décidé de prendre sur nous la construction de l’instance collective qui, pourtant, caractérise comme nous l’avons vu une société humaine.

Ce sont donc, entre autres dans les équipes, mais aussi dans le social de manière générale, des modèles qui ont l’air de s’enchevêtrer, voire de secréter la confusion et de ce fait, nous poser d’importantes difficultés pour mener à bien un quelconque projet collectif.

Chacun aujourd’hui en fait à sa guise et l’instance collective n’a plus d’autre fonction que de devoir organiser la manière dont ça s’enchevêtre et ça se rencontre. C’est une instance collective “comme si” au service de mon fonctionnement privé. Elle doit s’arranger pour me mettre en compatibilité avec mon voisin qui ne pense pas comme moi et pour ce faire, s’il le faut, je ferai appel au droit pour qu’il vienne mettre de l’ordre.

Mais ce droit, j’attends qu’il accompagne ma difficulté et n’apprécie pas qu’il veuille me normativer. C’est à lui de suivre les moeurs comme on le dit, ce qui est vrai mais pas au point de pouvoir perdre sa dimension de normativation. Car si c’est le cas, l’instance collective est alors d’abord priée de me reconnaître mais à la condition qu’elle ne s’autorise pas d’entamer ma singularité personnelle.

Certains qui ont la responsabilité du collectif (les politiques par exemple mais pas uniquement), sont ainsi contraints d’organiser la vie collective mais sans encore pouvoir disposer de la légitimité de l’instance collective reconnue implicitement par chacun ; ils doivent alors passer leur temps non pas à interdire mais à empêcher ! D’où qu’ils de régulent alors au nom d’une instance réelle et non plus symbolique, horizontale et non plus verticale, bureaucratique, administrative - l’ordinateur et sa logique leur est d’un grand secours à cet égard - et ils nous demandent d’être capable de nous évaluer, de faire allégeance parce qu’ils n’arrivent plus à exiger l’obéissance, au sens de la soumission à l’instance collective. C’est donc leur impouvoir, plutôt leur inautorité qui leur fait devoir inventer des consignes, des mots d’ordre, des décrets qui se succèdent à un rythme de plus en plus accéléré comme pour masquer leur impuissance d’encore diriger. Toutes manières de traiter la chose, de telle sorte que l’on va espérer atteindre la normalisation en se passant de la normativation. On ne nous demande plus de faire le travail d’intérioriser la norme comme quelque chose à quoi il s’agit de reconnaître sa place prévalente mais on nous demande de ne pas embêter le monde, de ne pas atteindre l’autre, et pour ce faire d’être normaux. Autrement dit, toutes ces consignes ne sont que des cache-misère à la disparition de l’instance collective dans notre propre représentation.

Nous sommes donc du coup sans direction qui ait le poids qu’elle devrait avoir. Nous sommes sans reconnaitre sa légitimité à cette instance collective, voire même, nous sommes plutôt invités à la récuser, à la déclarer obsolète, nuisible à notre satisfaction et à notre autonomie. C’est ce fonctionnement que j’appelle un lien social « comme si » et la question est alors de nous demander si ce tableau va nous condamner à retourner au modèle d’hier ou si, au contraire, il va nous obliger à consentir à cautionner ce fonctionnement.

Mais avant d’aller plus loin dans cette question sans issue, il nous faut revenir sur les conséquences de ce type de lien social auquel nous avons aujourd’hui à faire.

Si je délégitime la dite instance collective, la première conséquence c’est que je ne sais plus comment je vais être reconnu, puisque c’était cette instance collective - un grand Autre - qui nous reconnaissait et nous octroyait de la considération. Si l’instance collective disparait, je me retrouve orphelin du grand Autre et je ne vais avoir de recours qu’à m’adresser à d’autres, à des petits autres, de faire groupe avec eux, voire des sectes c'est-à-dire de reconstituer un univers où j’ai quand même à disposition ce qui peut me servir d’instance collective, fut-ce à en passer par un gourou. Car sinon je suis en difficulté pour être considéré ou alors je ne peux être considéré que par mon voisin, que par les petits autres, d’une manière seulement horizontale et donc pas par le grand Autre de l’instance collective ; mais c’est oublier que ce petit autre ne me reconnaît que si je le reconnais, car sinon, il risquerait de perdre l’avantage qu’il a du fait de mon attente à son égard.

Le deuxième grand problème c’est que tous ceux qui ont la charge d’intervenir comme représentant de la dite instance – et c’était ça le travail social, c’était un travail qui se faisait à partir de l’instance collective, en son nom, pour essayer de tendre la main à ceux qui se trouvaient marginalisés – aujourd’hui le travailleur social ne sait plus à quoi il peut s’adosser puisque cette instance collective n’étant plus reconnue, la seule chance qu’il a encore, c’est d’être nommé au - le “nommé à” de Lacan 2 - travail social par la société. Le travailleur social pourra toujours occuper cette fonction mais il ne sera plus en mesure de pouvoir se légitimer de l’instance collective pour pouvoir être sensible à ceux qui s’adressent à lui, de telle sorte que grâce à son intervention, il y ait quand même un pont entre la société et la marginalité dans laquelle se trouve celui qui fait appel au travailleur social.

Je dirais même que le travail social devient plutôt à son insu le porteur de cette impasse d’un lien social “comme si”, c’est lui qui va devoir désormais porter la contradiction qu’il y a entre la conception d’un lien social sans instance collective qu’on nous présente comme étant une nouvelle société possible et les contraintes inéluctables de ce qu’un lien social humain implique, à savoir la nécessité de l’instance collective. Débrouillez vous, dit-on aux travailleurs sociaux, pour mettre les gens en projet ! Autrement dit, c’est à eux d’assumer désormais la contradiction dont le social s’est débarrassé, en laissant croire qu’un lien social peut exister sans instance collective.

Une autre conséquences encore qui n’est pas des moindres car ce “comme si” n’a pas que des effets sur les travailleurs sociaux, il en a aussi sur ceux qui s’adressent à eux : on dit que les gens sont aujourd’hui souvent “sans demande”, c’est vrai, mais ils ne sont pas sans faire appel ! Ce n’est pas la même chose de demander car la demande implique déjà que le sujet assume à l’intérieur de lui-même la question qu’il se pose, alors que quand il fait appel, il crie éventuellement fort mais c’est surtout pour que quelqu’un d’autre vienne lui régler sa question qu’il ne veut - ni ne peut - faire sienne. Il y a néanmoins quelque chose de commun entre la demande et l’appel, c’est que c’est nous qui sommes le lieu de l’adresse. La question devient alors celle-ci : comment transformer, en étant le lieu de l’adresse d’un appel, le transformer en demande ? Mais c’est nous qui devons désormais faire ce travail. Puisque de plus en plus de gens, non reconnus et en souffrance de ne pas l’être, ne peuvent plus s’adresser à l’instance collective, ils nous font des appels de plus en plus nombreux - raison pour laquelle on voit augmenter de plus en plus une psychiatrie psycho-médico-sociale. Autrement dit, nous devenons la DRH de la société anonyme « Néolibéralisme & Co. ». Nous sommes devenus le Département des Resssources Humaines de la société “comme si”. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si c’est vraiment là notre boulot !

A cet égard, je pense qu’effectivement nous sommes quand même - que nous le voulions ou non - les derniers à pouvoir rappeler qu’il y a le poids de cette instance collective, qu’on n’y coupe pas et c’est peut-être d’ailleurs même l’un des points sur lesquels on pourrait encore s’adosser pour tenir un certain travail. Mais non plus au nom de la société cette fois-ci. Mais au nom de notre humanité de parlêtres !

Ne nous étonnons donc pas, face à cette inflation de la psychiatrie psycho-médico-sociale, de ces gens qui font appel parce qu’ils ne sont pas reconnus et qui s’adressent à nous sans s’engager dans une vraie demande, ne nous étonnons pas que face à cette prolifération d’appels, nous n’ayons plus de temps pour les vrais fous. Les vrais fous aujourd’hui, on s’en fout, ils nous embêtent, alors on les met en prison ou à la rue simplement parce qu’il n’y a plus de place pour les entendre, et j’entends par « vrais fous », ceux qui le sont pour des raisons structurales privées et non pas par rapport au discours social.

Enfin, si vous enlevez la place de l’exception3 , que je nomme autrement cette fois-ci mais qui est la même chose que la place de l’instance collective, c’est une place qui est en plus de tout le monde, c’est une place d’exception. Mais si vous n’avez plus cette place de l’instance collective, les marginaux vont devenir des exclus, c'est-à-dire que là où il y avait hier marginalité dans une exclusion symbolique, elle devient une exclusion réelle et il sera donc d’autant plus difficile de travailler avec elle.

Je reviens à ma question, faut-il être nostalgique de l’ancien temps ou faut-il consentir à un fonctionnement du social où les caractéristiques du lien social ne sont pas respectées ? Je ne pense bien sûr ni l’un ni l’autre, je crois en revanche que nous n’avons pas le choix. Il faut inventer une troisième voie. Nous avons l’obligation de profiter de cette situation inédite pour faire un travail de discernement et pour essayer d’éclairer ce qui fait la spécificité du lien social, mais cette fois, non plus au nom de la société à laquelle nous appartenons, mais au nom de quelque chose qui est au-delà, c'est-à-dire au nom de notre humanité commune.

Voilà pourquoi nous avons à nous interroger sur ce que sont les invariants anthropologiques, sur ce qui fait ossature de l’humus humain et qui, peu importe la société dans laquelle il s’organise, reste une donne de la condition humaine. Nous avons donc à ne pas nous contenter de nous débarrasser du fondement théologique – le poète Valère Novarina a fait remarquer que Dieu est l’anagramme du mot « vide », le v français correspondant au u latin 4 - : là où il y avait Dieu maintenant il y a le vide, encore faut-il lui reconnaitre sa place à ce vide, croire que nous n’allons pas tout maîtriser par nos méthodes de fonctionnement.

Nous sommes dès lors dans l’obligation d’inventer comment redonner sa place à cette instance collective et ceci devient un programme que nous avons chacun à faire. On ne va plus pouvoir compter seulement sur le collectif pour le mettre en place, c’est nous qui allons devoir faire ce travail. Si on se débarrasse de la place d’exception, alors nous devenons tous - cela veut dire chacun, chaque un ! - responsables de ladite instance et donc il va bien falloir que chacun d’entre nous accepte d’être limité dans ses prérogatives - même si c’est un simple alter ego qui est engagé à cette place différente des autres et que forcément il risque de se tromper ; il va bien falloir consentir à accepter à ce que cette différence de place fonctionne alors que nous sommes dans un système horizontal qui promet l’égalité à tout crin. Cela va demander quelque chose de difficile à mettre en place puisque cela va inviter chacun d’entre nous à prendre et à assumer la responsabilité de ce que la place d’instance collective n’est plus représentée par quelque chose qui est de l’ordre du théologique ou de l’ordre du patriarcal. C’est cela, je crois, le fond de la fameuse formule de Lacan « Se passer du Père à condition de s’en servir » 5 .

Je vous donne là dessus un exemple parce que je trouve que l’invariant anthropologique auquel je pense, à savoir que dans toutes les sociétés humaines, il faut toujours se séparer de la mère, autrement dit l’interdit de l’inceste. On parle beaucoup de l’incestuel aujourd’hui, c'est-à-dire de quelque chose qui n’est pas vraiment de l’inceste. C’est probablement déjà une conséquence de la disparition de la perception claire de cette instance collective parce qu’elle va de pair avec la mise en place de cet interdit organisateur de l’humanité. Il y a une jolie formule que je reprendrais dans le livre d’Albert Camus, qu’il n’a jamais publié puisqu’il est mort avant de l’avoir terminé, Le premier homme , où il évoque à travers la figure d’un personnage, son père. Le père d’Albert Camus est mort lorsque celui-ci avait un an et il a donc vécu avec une mère qui était sourde et illettrée. Son père était un soldat dans l’Atlas, pendant la guerre et lors d’une prise de garde avec son collègue, ils ont trouvé leurs deux collègues soldats assassinés, égorgés et le sexe tranché et mis dans la bouche. Le collègue du père de Camus disait que c’était là les rites des gens de là-bas et le père de Camus, de manière extrêmement forte, s’opposait à une telle lecture et son argument était celui-ci : « parce qu’un homme, ça s’empêche ! ». Je trouve que c’est une très belle définition de l’interdit de l’inceste. Un homme, ça s’empêche : un homme sait qu’il n’a pas accès à tout.

Je trouve que des propos comme ceux là me semblent en rapport direct avec quelque chose qu’Orwell avait identifié lorsqu’il parlait de “la décence commune” c'est-à-dire d’une sorte de bon sens qui existe encore heureusement chez pas mal de gens, qui n’ont pas besoin nécessairement de grandes élaborations pour savoir tenir leur place, pour savoir qu’il y a des choses qui ne se font pas. Il y a quelque chose que l’humanité sait très bien mais qu’à force de se trouver pris dans une série de considérations de tous ordres, on finirait par oublier et que certaines personnes beaucoup plus simples dans leurs élaborations, elles par contre n’oublient pas, c’est qu’un homme ça s’empêche ! Si je ramène ce propos là, c’est pour vous dire que c’est dans nos ressources propres à chacun d’entre nous qu’il va devoir désormais aller chercher ce qui justifie, ce nous qui autorise à assumer dans le rapport que nous avons à quelqu’un d’autre, la chance de la rencontre que nous n’avons pas à laisser passer et que nous n’avons pas à croire qu’elle va pouvoir être légitimée par toute une série d’instances puisqu’aujourd’hui le discours social, tel qu’il est entrain de se constituer, ne trouve plus comment donner sa place à l’instance collective.

Le social “comme si” est et reste dans la jouissance de s’être débarrassé du fondement théologique de l’instance collective, mais faute de prendre acte de l’irréductibilité de ladite instance via la rationalité qui, pourtant, le lui permettrait, il se contente d’une mauvaise riposte managériale à cette disparition plutôt que de prendre acte d’avoir à aller chercher dans les ressources propres de notre humanité commune ce qu’il faut pour pouvoir soutenir le risque de la rencontre.

Jean-Pierre Lebrun

Commentaires

Remarques critiques

Cher Jean-Pierre Lebrun,

Je lis ici, comme je l’ai entendu lors de votre propos de clôture aux 2ème congrès de psychasoc, un certain idéalisme, et surtout la marque je dirais a-institutionnelle de votre discours. J’y repère les traits habituels d’un discours psy quelque peu dé-référé, alors même que vous tournez autour du pot, du pot de la Référence, du lien de Référence.
Ce paradoxe tient au fait, à mon sens, que la dimension juridique, encore et toujours, en reste absente. Ce qui referme votre discours, qui a tant de mérites, sur la fragmentation et le dualisme « psychanalyse-social » habituels, et sur son propre juridisme insu.
Voilà qui caractérise à mes yeux le travers majeur des interventions des « superviseurs » – superviseurs qui ne peuvent dès lors au final, comme je ne cesse de le lire, que se rabattre sur le surplomb d’une « éthique » (ou d’une « psychanalyse ») mise en place théologico-politique. Il y a pour moi là quelque chose qui ne va pas. Je vais essayer d’aller ici, au plus bref, pour vous, pour nos amis lecteurs, vers les fondements de ma critique.

Parlant du « social », du « lien social », du « travail social », vous en parlez comme si aujourd’hui nous ne vivions plus du tout sous le régime de l’Etat et du droit, comme si l’Etat ne conservait plus aucune dimension symbolique, totémique.

Restant étranger à cette dimension totémique de l’Etat, vous laissez toujours et encore de côté, comme la plupart des psychanalystes qui viennent vers le « social », la dimension anthropologique, proprement clinique, du droit.
Comment aujourd’hui, après le pas de Legendre, ne pas reprendre, au registre de l’invariant universel, du totem et du tabou, la problématique de l’Etat et du droit ?
Pourquoi l’anti-juridisme ?
C’est bien dommage que vous, vous persistiez dans cette voie. Car je ne vous confonds pas avec les « filles », de l’un et l’autre sexe, les filles de la Cause comme les filles des Associations les plus diverses, qui s’entendent comme larrons en foire, en communiant dans l’amour du père, du Père Idéal of course ! Je marque là le trait, homo-sexualiste, de notre post-modernité.

Quand Freud , dans Malaise dans la civilisation, évoque « le remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté » comme « le pas culturel décisif » – pas qui suppose comme l’a si bien développé Marie Moscovici, la « mise en miettes du père » » [d’où procède la mise en scène institutionnelle, totémique, de l’ancestralité, de l’inaugural, soit l’instance politique du Père comme « père mort »] – il ajoute dans le même fil : « L’exigence culturelle suivante est alors celle de la justice, c’est-à-dire l’assurance que l’ordre du droit une fois donné, ne sera pas de nouveau battu en brèche en faveur d’un individu. En cela rien n’est décidé sur la valeur éthique d’un tel droit. » Je souligne cette dernière expression, qui marque bien le sens que Freud a eu de ce que nous pouvons aujourd’hui appeler la « structure » invariante, toujours là, y compris dans ses perversions multiples, du lien insécable du Totem et du tabou, de la Référence et de l’Interdit !
Et notez bien, Freud, qui a lu Kelsen, parle de « l’ordre de droit »…

Avec Lacan, avec son apport sur le langage comme institution princeps, au fondement (juridique) du sujet et du social, nous pouvons saisir en profondeur pourquoi il n’y a pas l’individu (l’indivisé) d’un côté et le collectif ou le social de l’autre…
On peut donc dire après Freud et Lacan que la conquête du langage, concomitante à l’advenue de l’institutionnalité (dans l’homme et hors de l’homme), est le « pas culturel décisif ».

Le langage, la dogmaticité du langage, structure tout discours, et cela a affaire, comme le percevra Lacan (sans aller plus loin), avec le juridique. Je cite :

« « … il s’agit cette année de prendre la psychanalyse à l’envers, et peut-être justement de lui donner son statut, au sens du terme qu’on appelle juridique. Cela, en tous cas, a sûrement toujours eu affaire, et au dernier point, avec la structure du discours. Si le droit, ce n’est pas ça, si ce n’est pas là que l’on touche comment le discours structure le monde réel, où sera-ce ? » (Séminaire L’envers de la psychanalyse, p.17)

si le droit est d’essence langagière, expression du « pas culturel décisif », et donc en rien réductible à la seule domination, ou à la seule gestion-régulation des comportements et du « social », c’est donc bien parce qu’il est porteur, en son noyau, de la loi du langage, soit du « principe généalogique », dont le concept de Filiation répond…

Voilà pourquoi Jean-Renaud Seba (philosophe qui enseigne à l’Université de Liège) me paraît toucher le plus essentiel lorsqu’il écrit :

« 1- La prétendue immédiateté de l’opposition de l’individu et de la société doit être critiquée comme fausse évidence car aucun des termes qui la constituent n’est autofondé. (…)
2- Il en va de même pour la fausse évidence qui oppose la société civile à l’Etat et qui tient la société civile pour l’unique fondement de l’Etat. Si on entend par société civile (…) l’ensemble des relations contractuelles qui s’établissent entre individus et si on présuppose que ceux-ci sont autofondés, alors de fait, l’existence de l’Etat devient incompréhensible. Dans cette hypothèse, un marché « autorégulé » peut très bien être conçu comme la conséquence « naturelle » de la mise en relation de sujets « autofondés ». Les délires libertariens de Nozick apparaissent alors comme la vérité de l’utopie marxienne de l’abolition de l’Etat [JL Nancy a aussi relevé cela, ajouté par moi, D Px]
Mais ce qui permet de déterminer le néolibéralisme comme un délire mortifère et l’utopie marxienne comme une illusion toxique, c’est le fait, fondateur de toute l’humanité jusqu’à nos jours, que les individus ne sont pas autofondés mais produits par un système symbolique de filiation.
3- Il s’ensuit que la société civile est en outre fondée par le système empirique de l’éducation, qui prolonge et met en œuvre le système symbolique de filiation… »
(dans Le partage de l’empirique et du transcendantal, éditions Ousia, 2006, p. 345)

Voilà aussi pourquoi pour moi l’essentiel pour les interprètes, pour les praticiens de ce dit « travail social » comme pour les psychanalystes, serait :
1 – de soucier enfin des conditions (institutionnelles, juridiques) de l’ institution du sujet
2 – de mettre politiquement à jour, dans le creuset de l’élaboration des cas, des pratiques, et dans les lieux de formation, la colonne vertébrale symbolique, la facture « parentale » médiatrice – médiatrice de la relation du sujet à la Référence – de nos métiers.

Nous ne le ferons sans mettre à jour plus avant le fondement généalogique, juridique, de ces métiers.

Bien cordialement à vous,

Daniel Pendanx
Bordeaux, le 3 février 2009

lien social

merci pour ce texte lumineux et fondamental qui éclaire sur la société actuelle

Vous n'êtes pas autorisé à créer des commentaires.

rss  | xhtml

Copyright © par PSYCHASOC
n° de déclaration : 91.34.04490.34

— site web réalisé par Easy Forma