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Ouverture au quotidien

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Joseph Rouzel

mercredi 10 septembre 2003

« Chaque jour est un bon jour » Un maître zen.

Le pain quotidien n’est pas toujours tendre. Il y a parfois sous la croûte une certaine dureté. Et même depuis quelque temps, les travailleurs sociaux ont beau implorer le ciel (« donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ! », c'est-à-dire de l’argent, des moyens, de la sécurité, des références claires…), ce qui leur tombe sur la tête, c’est pas de la tarte. La recomposition des textes législatifs qui encadrent l’action sociale (Loi de Rénovation sociale du 2 janvier 2002, Réforme de l’assistance éducative du 15 mars 2002 etc), si elle met l’accent à juste titre sur l’implication des usagers dans les projets, ne fournit guère les moyens aux professionnels de cette intention louable. Les tracasseries pour faire vivre le quotidien se multiplient, les prises de risque, inhérentes à toute action éducative vivante, se raréfient sous les coups d’« ouverture de parapluie » des personnels de direction, l’accélération des rythmes de vie et de travail poussent à la prédominance des interventions ponctuelles et dans l’urgence, le moindre projet au quotidien exige des démarches à n’en plus finir et des assurances sans cesse augmentées, la chute des idéaux et des valeurs fait se réfugier les acteurs sociaux dans l’activisme ou le non-sens. Qu’en est-il par exemple des transferts éducatifs, véritables laboratoires du quotidien, de par les déplacements géographiques, psychiques et sociaux qu’ils favorisent, à l’heure des RTT et des textes tatillons sur la sécurité ? Bref, disais-je, le quotidien éducatif, ce n’est pas de la tarte ! Métaphore boulangère mise à part, le quotidien est un de ces concepts mous, au sens où Salvador Dali peignait des montres molles, dans lequel baignent ceux que Jacques Ion appelle joliment « les rempailleurs du quotidien ». Le temps est venu de serrer de plus près ce terme qui tisse au jour le jour l’étoffe de travail de milliers d’intervenants sociaux. Il n’existe pas actuellement d’ouvrage prenant en compte cette dimension comme un élément central des pratiques éducatives, comme une médiation où peut s’engager la rencontre avec les usagers, rencontre qui constitue le fer de lance de toute action en « éducation spéciale ». 1

On trouve, dans un texte des années 80, indiqué que « l’éducateur observe et utilise la vie réelle, aussi bien l’environnement social que les situations de la vie quotidienne, comme support principal de toute action. ». Quant à Redl et Wineman, ils envisagent le quotidien comme « révélateur du symptôme ». Les mises en scène des sujets dans la vie quotidienne sont ainsi cernées comme voies d’accès à ce qu’on nomme la problématique de l’usager, mais de plus sont projetées comme ouverture aux hypothèses et aux projets d’intervention éducative. Où en est-on aujourd’hui, à quelques 30 années de distance ?

Malgré les années qui passent et charrient leur flot de changements parfois difficile à suivre, il demeure, autour de la notion de quotidien, des invariants. Le quotidien est tramé de ces petits riens qui occupent chaque jour : dormir, se lever, se laver, faire le lit, les courses, la vaisselle, le ménage, manger, bavarder, rigoler, bailler, regarder la télé, se balader, bouquiner, rêvasser, s’ennuyer…. Autant d’infinitifs qui désignent autant de territoires où les éducateurs, AMP, veilleurs… croisent et rencontrent des gens, petits et grands, qui vont mal dans leur corps, leur tête, leur être, qui sont mal dans leur quotidien. Des personnes « déquotidiennisées », déraillées, que la folie ou le malheur a jeté hors des rails et repères du quotidien.

Le quotidien est peuplé de choses, de bricoles qui constituent, comme l’écrit Georges Perec 2 , l’infra-ordinaire : assiettes, casseroles, vêtements, draps, moutons sous les lits, poussière… qu’il faut ranger, d’« hommestiquer », humaniser. C’est pourtant à l’endroit de ces banalités, de ce terre-à-terre, de ce « ras les pâquerettes », que se construit la clinique éducative, longtemps dévolue à une majorité de femmes.

En internat, en lieu d’accueil, dans des centres de post-cure, des CHRS, des hôpitaux de jour, en MAS, en MECS, en ATO., en CAT, en foyer d’hébergement, en lieu d’accueil ou de vie, mais aussi en AEMO etc … la dimension du quotidien est centrale, puisqu’on y travaille dans le quotidien, mais surtout avec le quotidien, dans toutes ses dimensions, de routine mais aussi de surprise. Tout à la fois lieu de la relation entre éducateur et usager, lieu d’observation dans l’implication, et non en position d’extériorité, lieu d’intervention, le quotidien est un espace de répétition de l’archaïque et en même temps un lieu d’invention et de création, le lieu de la rencontre entre des humains. 8 Les éducateurs ont cette spécificité d’être les spécialistes du quotidien en institution, notamment en internat, qui emploie 80% de la profession. L’approche du quotidien, à travers le soin, l’accompagnement, l’aide, les diverses activités, est une technique de haut niveau dans le social et le médico-social. Lieu de rencontre avec le symptôme, espace de projection du transfert, mais aussi de partage des rythmes et des rites, le quotidien s’émaille de continuités et de ruptures. Peut-être faudrait-il distinguer dans la foulée d’un auteur, Claude Javeau, dont les travaux en sociologie portent principalement sur la vie quotidienne, ce qui relève du concept de « quotidien » renvoyant à tout ce qui est de l’ordre du « jour-le-jour », de celui de « quotidienneté », qui ne concernerait que la dimension négative, voire péjorative du quotidien, la routine en quelque sorte. Cependant cette distinction utile ne prend pas en compte la rupture dialectique que nous introduisons dans le quotidien. La difficulté résidant dans cette mise en tension entre ce qui fait répétition et le toujours nouveau. Le concept de « résistance » que développe cet auteur recouvre en partie cette notion. Il a le mérite de mettre en avant une position subjective face à la routine du quotidien. Autrement dit pour qu’il se passe quelque chose, nous n’y sommes pas pour rien. Mais ce faisant, Claude Javeau rate la dimension d’impondérable, d’inconnu, d’immaîtrisable qui, en faisant irruption dans le quotidien bien huilé, convoque le sujet à prendre place, soit qu’il s’y refuse et ne veuille rien savoir de ce qui le dérange, soit qu’il assume ce qui lui échappe. C’est tout le paradoxe que nous allons développer au cours de cet ouvrage. Changement sur fond de continuité et continuité sur fond de changement. Tel est l’enroulement du quotidien sur lui-même qui peut le faire apparaître comme une bande Möbius. « Un conjugaison permanente des effets « papillon » (l’imprévisible aux causes intraçables) et « escargot » (plus ça change, plus c’est la même chose » précise Claude Javeau.

Il s’est trouvé que depuis quelques années, j’ai eu, dans le cadre de formations initiales et continues 9 , à intervenir auprès de divers professionnels de la fonction éducative (éducateurs techniques, moniteurs d’atelier, moniteurs éducateurs, éducateurs de jeunes enfants, éducateurs spécialisés, aides médico psychologique...). Ces professions sont trop souvent dévalorisées, prises qu’elles sont dans l’imaginaire des représentations hiérarchiques. Ceux qui traînent les mains dans le cambouis ou passent la serpillière ne font pas bon ménage avec ceux « d’en haut » : le psy, les cadres de direction… 10 Les AMP par exemple, trop souvent considérées comme le bas de l’échelle des professions sociales, ont rarement droit au chapitre dans les établissements. Parfois elles (la profession est essentiellement féminine) font de la garderie pendant que leurs collègues se réunissent pour parler des prises en charge et faire des projets. Il en va de même pour les moniteurs d’atelier cantonnés à des taches de contremaître en CAT.

Évidemment une telle relégation, qui ne fait que dupliquer dans le personnel, la stigmatisation qui frappe les personnes prises en charge (délinquants, cas sociaux, jeunes désinsérés, SDF, malades mentaux, handicapés lourds, déficients sensoriels, quant on parle pas d’ « incasables »…) est non seulement un gaspillage du potentiel soignant et éducatif, mais aussi une profonde erreur sur le plan clinique. Sans compter le mépris dont témoigne une telle attitude. À se passer de la parole de celles et ceux qui vivent au quotidien auprès des usagers, les institutions se privent de l’essentiel. Quand passera-t-on dans le secteur social et médico-social, d’une hiérarchie de subordination, où la parole est étouffée, à une hiérarchie de coordination, où la parole de chacun est invitée à construire en permanence l’espace de vie institutionnel? 11 Comme ont pu nous le montrer des pionniers tels que François Tosquelles et Jean Oury à travers l’expérience de la psychothérapie institutionnelle, c’est sans doute cela une institution : un lieu de vie au quotidien sans cesse modelé et construit par la prise en compte de la parole de chacun. Et non seulement de la parole, mais de ce que chacun « fabrique » avec sa propre vie, y compris dans ce qu’on n’a trop souvent de cesse d’éradiquer, à savoir le symptôme. Quelle que soit la place de « chaque un » dans une institution, usager, technicien, direction, services généraux et administratifs, ce n’est que dans la prise en compte de chaque singularité qu’un collectif peut prendre vie. Il s’agit de produire une œuvre qui s’édifie en commun, une œuvre sans cesse inachevée, une création permanente. L’institution ainsi pensée est le produit de ces échanges sans cesse remis sur le métier. On peut alors parler au quotidien d’institutionnalisation permanente au sens ou Léon Trotski proclamait la révolution permanente. Il s’agit avant tout dans l’arène du quotidien, comme l’écrit un juriste du moyen âge d’ « instituere vitam », d’instituer la vie. Car là où l’homme parle, là est son seul lieu de vie. Là où le sujet naît à sa dimension d’être parlant, là émerge la vérité. C’est à partir de cette vérité subjective, portée par chaque sujet, énoncée et accueillie dans un collectif, que peut s’envisager une institution démocratique. Au quotidien l’institution est faite par tous. Il s’agit d’articuler au quotidien, dans ce que Felix Guattari nomma « la transversalité », le singulier, le collectif et l’institution. Le troisième terme, l’institution se profilant comme le résultante des deux autres.

En l’exerçant d’abord pendant plusieurs années, puis en tentant, dans divers espaces de formation, de le transmettre, j’ai appris à comprendre la richesse de ce métier et à l’aimer. Il est fait d’un partage du quotidien avec des personnes en grande souffrance. Il est fait de suppléances vitales là où la maladie, l’accident, le sort, la nature ou l’injustice sociale ont causé des dommages. Il est fait d’une attention permanente au bien-être, à la relation vivifiante, à l’ambiance de vie.

L’ouvrage qui suit est issu de ma pratique déjà ancienne d’éducateur. Il témoigne aussi de ce que les éducateurs en formation m’ont enseigné plus récemment. Si j’ai tenu à partager les mots qui sont les miens sur un métier qui est le leur, et que j’ai tant aimé exercer, c’est pour souligner combien ce métier est précieux pour notre société d’aujourd’hui, dans un moment socio-historique où la valeur humaine est battue en brèche, l’être humain transformé en marchandise ou en spectacle. Il est indispensable d’en parler pour que ce travail de fourmi de mes amis éducateurs ne reste pas lettre morte. Comme dans beaucoup de professions, alors qu’ils témoignent, en formation et sur le terrain, d’un vécu foisonnant au quotidien, les professionnels de l’éducation spéciale n’ont pas toujours les mots pour le dire. Ils redoutent aussi que l’on se moque d’eux, que l’on juge ce qu’ils disent comme banal, sans importance. L’expression des éducateurs ne rentre pas dans les cases prêtes à penser du formatage universitaire : le quotidien ça déborde, c’est aussi des histoires de WC bouchés, d’armoires en désordre, d’excrétions corporelles qui envahissent l’espace, de coups de gueule, d’imprévus, de dérangements... J’ai appris auprès des éducateurs en formation qu’ils avaient un savoir sur leur quotidien, un savoir qui ne se sait pas. Dans les professions éducatives, on ne saurait exercer sans un savoir-faire où le quotidien partagé prend tout son poids. La difficulté est non seulement d’en tirer un savoir, mais surtout de le faire savoir. Savoir-faire, savoir et faire savoir constituent les trois volets de l’acte éducatif, mais seul le premier est largement ouvert. À côtoyer tous les jours la misère humaine, les spécialistes de l’acte éducatif ont acquis au fil des années un savoir qu’il leur reste à mettre en forme, à faire savoir, pour faire reconnaître au grand jour ce qu’ils accomplissent dans l’ombre.

J’ai ici voulu faire oeuvre utile, partager, avec mes collègues éducateurs, une réflexion issue d’années de pratique et d’enseignement. Cet ouvrage représente la pierre modeste que je souhaite apporter à la reconnaissance de ces métiers qui composent l’ensemble des professions éducatives. Sans ces « techniciens du quotidien », qui assurent la base du travail, les autres professions du champ social et médico-social, dont la place est trop souvent jugée plus noble (psychologues, rééducateurs, médecins, directeurs...) ne pourraient pas exercer leur action. Ce métier méconnu gagne justement à l’être, connu.

Ce texte constitue l’introduction d’un ouvrage « Le quotidien éducatif » à paraître chez Dunod en 2004.

1 Ce terme, beaucoup plus juste que celui, bien flou, d’éducation spécialisée, apparaît pour la première fois sous la plume d’Itard dans sa « Lettre au rédacteur des Archives sur les sourds-muets qui entendent et qui parlent », datée du 7 décembre 1826. Victor, l’enfant sauvage recueilli en Aveyron, ne peut être confié à une éducation normale. Compte tenu de sa situation et des soins quotidiens qu’il nécessite, il lui faut « une éducation spéciale », ce pour quoi Jean-Marc Gaspard Itard, demande au ministère, des subsides.

2 Georges PEREC, L’infra ordinaire, Le Seuil,

3 Voir l’article de Marie-Josée BERGER, De l’observation d’un « petit rien », Paroles et pratiques sociales , n° 58/59, 1998.

4 Le concept de « vivre avec » a été élaboré par Marie et Claude Sigala, à partir de leur expérience d’un lieu de vie depuis les années 70 à Aimargues dans le Gard. Cette expérience a donné lieu à la publication d’un numéro spécial de la revue Transitions , n° 38, 1995. Le film de Jean-Michel Carré Visiblement je vous aime se déroule également sur ce lieu de vie et est largement inspiré du travail des Sigala.

5 Michel LEMAY, Les médiations de la vie quotidienne, Empan n° 4 , Toulouse, fev. 1991 (Dir. Joseph ROUZEL)

6 Paul FUSTIER, Les corridors du quotidien , Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1993.

7 Je fais allusion ici à un remarquable article de Daniel Roquefort paru dans la revue toulousaine Empan , n° 24 de décembre 1996, « Le quotidien de l’éducateur à la lumière de la psychanalyse ».

8 Le quotidien, Empan , n°24, Toulouse, déc. 1996 (Dir. Joseph ROUZEL)

9 J’ai exercé comme éducateur dans diverses institutions de la région toulousaine, puis comme formateur aux CEMEA de Toulouse et à l’IRTS de Montpellier. J’ai créé en 2000 l’Institut Européen Psychanalyse et travail social, que je dirige et qui intervient en formation continue, soit en stage, soit sur site.

10 Souvent logés, il est vrai, dans les étages des établissements, doublant ainsi l’aliénation hiérarchique d’une aliénation topographique.

11 Sur ce point on peut se référer au chapitre 13 de mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative , intitulé : « L’institution, soutien du transfert ». Ouvrage paru chez Dunod, en 2002.

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