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Psy-chose : toujours

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Joseph Rouzel

jeudi 06 juillet 2006

Le jour où Marc Maximin m’a invité à parler dans une journée de rencontre des Hôpitaux de jour 1 , un titre a jailli comme ça, comme une évidence. Mais une évidence, ça évide, ça fait trou dans le savoir. Une fois passée la fulgurance, reste un festin de cendres. Une ruine de pensée. Totale énigme! Qu’est-ce que j’en sais moi de la psychose ? Quelques expériences de terrain, comme on dit, quelques rencontres : celle d’enfants psychotiques au Centre psychothérapique de Saint Simon à Toulouse, celle de toxicomanes qui pratiquaient l’automédication, reçus à l’Association Accueil Toxicomanies dans la même ville. J’ai exercé dans ces deux lieux comme éducateur. Mais aussi dans mon cabinet de psychanalyste où j’ai pu depuis plus de dix ans maintenant, accueillir des jeunes psychotiques et mener avec eux un travail 2 . Et enfin en formation continue, puisque je dirige un Institut de formation 3 où nous ne reculons pas avec quelques collègues à réfléchir sur les psychoses, ce qui a pu trouver quelques prolongements lors d’interventions dans diverses institutions …

I- Reprenons le titre pour en déplier les déclinaisons qui m’ont échappé:

  • « cause toujours », la psychose ça fait causer , pourquoi ? Est-ce un mode de défense ? Est-ce qu’on en causerait pour n’en rien vouloir savoir , pour pas que ça nous cause… des ennuis ? Une façon de caser le fou dans un savoir prêt-à-penser, pour qu’il ne dérange pas le bel ordonnancement de la « normose » ambiante.
  • « psy-chose », le psychotique ne risque-t-il pas de devenir la chose des psy ? Ici j’oserai une formulation un peu osée, à savoir que le psychotique n’existe pas, que le sujet n’est pas psychotique. C’est Françoise Dolto, un jour où, à Saint Simon, nous travaillions sur un groupe d’enfants que nous qualifiions d’handicapés, qui s’écria, en tapant du poing sur la table : « le sujet n’est pas handicapé », assertion que l’on peut décliner : le sujet n’est pas psychotique etc. D’abord la dite psychose est une construction entièrement socioculturelle. Catherine Clément et Sudhir Kakar l’ont bien montré dans La folle et le saint 4 . Au même moment de l’histoire au début du XXé siècle, à deux endroits éloignés de la planète de 8000 km, deux sujets présentent le même tableau clinique, Madeleine Lebouc en France et Ramakrishna en Inde. Tous deux ont des élans mystiques, semblent retirés dans un monde étrange et étranger, mangent peu, semblent évaporés, ravis, raptés par le haut vers des êtres divins invisibles qui peuplent la sphère céleste. C’est pourquoi Madeleine, par exemple, marche en permanence sur la pointe des pieds, en élévation constante etc. Madeleine sera prise en charge chez le professeur Janet au titre d’un épinglage de sa folie qui dérange sérieusement son entourage. Ramakrishna sera lui accueilli dans le temple de Kali et deviendra un des grands sages modernes. Il faut frapper ferme dès le départ : la structure n’est pas le sujet. Le sujet habite la structure. Il ne faut pas confondre la maison et son habitant, même si la dite maison est produite à partir de formes et de topologies non-ordinaires. Du coup le concept de suppléance à la forclusion du Nom-du-Père de Lacan devient problématique. Suppléance cela signifie que le psychotique a été produit en défaut par rapport au modèle névrotique dominant et qu’il faut suppléer à ce défaut. Bricolage serait plus juste que suppléance. Le psychotique est un sujet qui bricole avec les moyens du bord ce qu’on peut nommer sa réalité, donc la réalité qui ne saurait, pour chaque sujet qu’être unique. Comme tout un chacun, finalement. C’est d’ailleurs un point sur lequel reviendra Lacan à la fin de son enseignement, dans les années 70, en promouvant une clinique borroméenne des psychoses, allant jusqu’à faire de la structure psychotique « le modèle du noyau réel de tout symptôme » 5 . Retournement à 360° s’il en est. Comment le psychotique arrange sa maison ? serait la vraie question et la réponse clinique : comment peut-on lui donner un coup de main dans cet arrangement, voire cette construction? Voilà bien la vocation d’un Hôpital dit de jour. Un lieu où l’on donne asile, un lieu où se fait hospitalier envers le psychotique pour le protéger des vacheries du dehors et lui permettre au jour le jour d’habiter sa maison, peut-être sous une forme plus acceptable pour lui et son environnement. Mais il faudrait aussi que le dit environnement, la société, comme on dit, c’est-à-dire chacun d’entre nous, accepte qu’il y a des façons de construire la maison de l’être, la boite-à-l’être, pour flirter avec l’Heideggerien 6 , non-orthodoxes, un peu comme ces maisons qu’a construites à Vienne en Autriche le peintre et architecte Hundertwasser, des maisons pleines de surprises, où l’on a parfois l’impression de marcher à côté de ses pompes ou d’avoir abusé du pastis.
  • « la chose » freudienne introduit peut-être un espace de pensée pour soutenir ce qui échappe. La Chose, Das Ding chez Freud 7 , ce qui chute dans le réel pour constituer le symbolique, cette opération justement qui n’opère pas dans la psychose, qui est forclose. Ce qui ferait de la psychose un inobservable, un phénomène qui échappe, comme les physiciens qui, entre onde et corpuscule, ou coalescence et fragmentation, ne peuvent attraper les deux en même temps. Une clinique de la lumière, quand une particule essaie de coaguler, les autres ramènent le fractal. Bande de Möbius. On tente de suivre un patient sur un bord, il est de l’autre coté. Toujours. On ne peut voir ce qui se passe ailleurs. Encore faut-il construire un bord pour qu’il se présente un envers. C’est toute la responsabilité du praticien, et dans ses ouvertures théoriques et dans sans pratique. Même s’il y a un continuum, sur la bande demeure localement un envers et un endroit. D’où l’approche de la psychose comme fiction. Coalescence/fragmentation en physique des fluides. Il faudrait donc tenter de penser la psychose du lieu où se produit toujours un envers, un manque à comprendre, un insaisissable, un incaptable. La psychose ou l’envers du penser.

II- « La psychose est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas » J. Lacan, « Ouverture de la section clinique » in Ornicar ? n°9, 1977, p.12. Et les éducateurs, devraient-ils reculer, sachant que peu de psychotiques fréquentent les cabinets d’analystes ? Je voudrais encourager mes collègues à ne pas reculer et à relever les manches. Il y a dans la tradition de l’éducation spéciale un savoir-faire remarquable avec les psychotiques, la seule difficulté c’est qu’il s’agit d’un savoir qui ne se sait pas, qui ne se sait ni des acteurs, ni du corps social. Comment passer de ce savoir-faire remarquable à un faire savoir remarqué ? C’est tout l’intérêt de journées ouvertes que de rendre compte d’une pratique singulière. Occasion rêvée non seulement de formaliser le travail quotidien, mais aussi de le transmettre.

La rencontre dans le transfert.

Henry Bauchau dans L’enfant bleu (p. 12-13) 8 nous en livre un bout de ce savoir faire. Ecrivain et thérapeute, l’auteur qui a allègrement dépassé ses 90 printemps, s’appuie sur son expérience clinique pour échafauder ce roman très touchant, très vrai. Je prélèverai juste dans ce roman - tout serait à citer - la rencontre inaugurale entre un enfant et sa thérapeute. En arrivant, la jeune femme voit d’abord un dessin affiché au mur de l’institution : « C’est une très petite île, une île bleue, entourée de sable blond et couverte seulement de quelques palmiers ». Cette île, pense la thérapeute, exprime le désir, la douleur d’un cœur blessé. Elle apprend qu’il s’agit du dessin d’un garçon de treize ans, Orion, « en qui alternent l’application, de fortes inhibitions et des crises de violence ». Le lendemain a lieu la rencontre in vivo avec ce jeune garçon. Elle s’approche de lui. Le dessin fait médiation pour se parler « J’ai vu ton dessin, il est très beau, je l’aime beaucoup ». Elle ajoute : « C’est un dessin qui fait du bien. » Alors l’enfant reprend : « Oui, dessiner une île, ça fait du bien ». Toutes les coordonnées du transfert sont présentes, d’emblée. La rencontre situe la place de l’Autre dans son lien au sujet dans le transfert. La thérapeute va devenir une alliée pour lutter contre les invasions, les irruptions, les infiltrations de jouissance débridée d’un Autre terrible qui prend pour Orion la forme du « démon de Paris », qui le terrasse, le traque, le cloue au sol. Depuis tout jeune il a déployé des merveilles de savoir-faire pour s’en préserver, dessins, rituels, mais le démon devient de plus en plus fort avec la puberté, et il n’y arrive plus tout seul. Le dessin est un des boucliers qu’il déploie pour se défendre

On assiste là à un renversement, de la pathologie à la structure. Il faut envisager trois déclinaisons de la façon dont un sujet peut s’emmancher, si j’ose dire, dans la structure psychotique. Il n’y a pas lieu, là, de projeter quelque relent de psychopathologie. Pourquoi la structure psychotique, qui est un des modes possibles de la fabrication du parlêtre serait-elle a priori une maladie ? Les structures freudiennes représentent une hypothèse posée pour donner du sens à la façon dont un sujet se construit dans la relation à l’Autre, c’est à dire la façon dont il s’appareille à ce que Freud nommait le « spracheapparat », l’appareil-à-parler 9 . Trois possibilités d’appareillage, nous dit Freud : névrose, perversion et psychose. La névrose et la perversion se caractérisent par la castration, c’est-à-dire un type d’appareillage décomplété par l’entrée dans le langage, ce qui produit un sujet manquant (barré dit Lacan et parfois même, mal barré), et la relation à un Autre « pas-tout » 10 . Ce manque s’incarne, au fur à mesure que l’enfant grandit, dans des opérations de pertes symboliques, à savoir que l’opération dite par Lacan « métaphore paternelle » permet l’inscription d’objets à l’endroit du corps, qui se constituent comme perdus. Perdus même si, comme le précise Freud dans une lettre à Ferenczi, ils n’ont jamais existé. Ces objets au nombre de quatre, nommés par Lacan objets @ 11 :le sein, les féces, le regard et la voix, marquent de leur perte le petit d’homme dans les quatre chemins pulsionnels dégagés par Freud : oral, anal, scopique et invocant. Cela détermine des positions subjectives soit de plainte quant à ce manque structural (contre autrui : hystérie ; contre soi-même : névrose obsessionnelle ; contre des objets, des animaux, ou des situations : phobie), soit de déni (perversion). Selon le degré d’acceptation et de tolérance de l’environnement familial ou social, ces manifestations peuvent tomber dans le champ de la psychopathologie. Il faut au contraire envisager dans la psychose que le manque n’opère pas : ça manque de manque. Là où névrose et perversion reposent sur le manque, il faut au psychotique inventer des substitutions, des stratagèmes, des bricolages. On peut à partir de là envisager quatre variantes : paranoïa, schizophrénie, mélancolie et autisme. Dans la paranoïa, le sujet tente une séparation mais est entouré par l’Autre, d’où une relation de persécution, comme pour Orion, l’enfant bleu. La localisation de cette jouissance persécutive pouvant prendre des formes très inventives, qui mènent souvent les paranoïaques vers les manipulation artistiques, dans une tentative de gestaltung , de formalisation, de production de forme, d’enforme pour délocaliser la jouissance qui les submerge. Dans la schizophrénie, la distance entre sujet et Autre est infinie, d’où des tentatives de colmatage, de jointure, dans le langage notamment, par exemple dans ces formes condensées nommées holophrases ; ou bien dans un maniement singulier de la langue. Je pense ici au travail final de James Joyce faisant littéralement exploser la langue anglaise dans Finnegan’s wake ou bien aux travaux de Louis Wolfson, qui se définissait lui même comme « étudiant de langues schizophrénique, étudiant malade mentalement, étudiant d’idiomes déments ». Refusant la langue maternelle Wolfson invente un procédé génial, très proche des découvertes du poète Raymond Roussel. Il apprend différentes langues étrangères, le français, l’allemand, l’hébreu, le russe etc afin de convertir le plus rapidement possible les mots anglais en mots étrangers, qui doivent leur ressembler et par le sens et par le son. Il convertit de la même façon le nom des aliments et des substances qui les composent avant de pouvoir les absorber. 12 On peut penser la mélancolie comme l’envers et le retournement de la paranoïa. L’Autre, au lieu d’entourer et de menacer le sujet de l’extérieur, est intériorisé : il persécute de l’intérieur, sous forme de manifestations étranges et étrangères au vécu corporel : des « aliens », en quelque sorte. D’où toute une série de stratégies chez le mélancolique pour soit tenir à l’écart, soit tenter de se débarrasser de ce qui l’encombre, notamment le retour dans le réel de ces objets @ non-symbolisés, ce qui fournit une explication assez juste des hallucinations auditives ou visuelles, objets alors de manipulations diverses. C’est ce qu’on peut voir dans les travaux d’un poète comme Antonin Artaud, ou chez le philosophe Louis Althusser. Mais malheureusement la mélancolie peut aussi conduire au suicide, par volonté d’élimination définitive d’un Autre qui menace à l’intérieur de soi. L’autisme peut-être représenté par une indistinction entre sujet et Autre : une « forteresse vide » comme l’écrit si bien Bettelheim.

La structure de la psychose et de ses déclinaisons apparaît d’emblée dans le transfert : ça s’éprouve. C’est dans la relation à l’Autre que la structure psychotique se déploie. Comme le dit Lacan « Le transfert, c’est la mise en acte de l’inconscient » (in L’acte analytique , séminaire inédit). Sur le versant de la persécution dans la paranoïa, de l’éloignement infini dans la schizophrénie, ou de la persécution interne dans la mélancolie, voire de l’abolition du sujet et de l’Autre dans l’autisme. Le sujet psychotique est situé en place d’objet de la jouissance de l’Autre, un Autre vécu comme tout puissant, absolu, non-barré, un Autre qui existerait. Un Autre qui le laisse dans une terreur totale de l’envahissement, ou au contraire le plonge dans une profonde déréliction et un désarrimage constants, d’où les stratégies développées par le sujet pour combattre la persécution ou l’éloignement de l’Autre, les dévier dans des rituels, apaiser cet autre trop proche ou trop lointain, le calmer, conjurer sa jouissance débordante, dériver ses rayons et ses traits menaçants, dérouter et détourer ses maudits mots dits etc . C’est au sein de cette relation à l’Autre, incarné dans le transfert par le petit autre, éducateur ou psychanalyste, qu’il faut agir. Agir pour pacifier cet Autre absolu, agir du lieu de cet Autre qui n’existe pas, le soigner et proposer des dérivés à sa jouissance. Autrement dit, il s’agit d’abord que les soignants se soignent. Dans la névrose ou la perversion, le transfert se noue à l’endroit d’un tiers nommé par Lacan « sujet supposé savoir » (SSS). L’analysant s’y présente dans cette illusion d’un Autre tout puissant possédant la clé de son manque. La position de l’analyste consiste alors à se faire le semblant d’objet qui cause le désir de l’analysant. L’analyste n’y est pas en tant que sujet mais en tant qu’objet. Par contre dans la psychose, il faut envisager un retournement des coordonnées du transfert. Le sujet y a affaire à un Autre absolu, un Autre qui sait d’un savoir absolument certain. Le sujet s’y présente alors comme déchet, comme objet chu de cet Autre tout puissant. La supposition laisse place à une certitude sans faille, le SSS au SS ! Il s’agit donc d’agir du lieu de ce grand Autre qu’incarne le psychanalyste, le soignant ou l’éducateur. D’agir pour l’entamer, le décompléter. C’est ce que j’appelle donner un coup de main à ce que le psychotique a entrepris et inventé pour se défendre. Ici les activités et les médiations thérapeutiques ou éducatives prennent tout leur sens. Il s’agit d’offrir un champ d’expression au sujet malade de l’Autre. Le symptôme, c’est-à-dire finalement le bricolage du sujet pour constituer une réalité, qu’il s’exprime en formations délirantes ou toute autre pratique, n’est pas alors à considérer comme négatif, mais comme une voie de guérison, comme un mode de réparation de ce dommage, de ce ravage radical infligé par l’Autre. A propos de Schreber, Freud précise ainsi qu’il « rebâtit l’univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu’il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction. » 13 En effet « L’univers , confirme Schreber, a subi une profonde modification interne ».

Que trans-faire ?

Ici se profile l’inévitable question : dans ces conditions, si l’on partage ces hypothèses, somme toutes elles-mêmes assez délirantes, alors : que faire du transfert, que trans-faire ? Réponse, dont je vais déployer la logique dans la vignette clinique qui suit, rencontrée en formation dans un établissement : soutenir l’élaboration du sujet.

Voici l’histoire de l’enfant qui attendait un bus qui n’existe pas. Un groupe d’éducateurs qui ont comme, on dit, de la bouteille. Au fin fond de la Bretagne. Ils savent y faire avec des enfants mâchés par les saloperies de la vie, massacrés par des parents à l’amour vache, le rejet de l’école, la misère... Mais là c’est nouveau. Le juge leur ordonne de prendre en charge deux enfants fous. Sur le papier, c’est pas marqué fou, mais un gros mot : psychotique à dysharmonie évolutive. Le chef de service et les éducateurs se grattent la tête, qu’est-ce que ça veut dire ce charabia ? En fait ça veut dire que la folie rentre dans l’établissement. Au début, le premier matin, on trouve qu’Antoine, un gamin de 10 ans, est plutôt tranquille et bien poli: il se lève, se douche, s’habille et prend paisiblement son petit déjeuner après un joyeux « bonjour » émis à la cantonade. Puis il file à l’entrée de l’institution et s’assoit sur un banc. Il dit qu’il attend le bus. Mais il n’y a pas de bus. Au début, tous trouvent son comportement un peu étonnant, mais les éducateurs ne veulent pas le brusquer. Il quitte son banc entre midi et deux pour le repas et reprend jusqu’à 5 heures, heure à laquelle il rentre au pavillon. Voilà quelque chose de bien organisé, mais à quoi l’on ne comprend rien. Passent quelques jours et le directeur s’en mêle en s’adressant aux éducateurs : qu’est- ce que fait ce garçon livré à lui-même, vous ne pouvez pas le prendre à l’atelier etc? Un éducateur sous la pression s’exécute et tente, d’abord gentiment, puis un peu plus pressant, de mener Antoine à son atelier. Celui-ci se lève et déployant une force insoupçonnable, massacre l’éducateur. Résultat : 15 jours d’arrêt maladie pour le professionnel. On se réunit : il faut punir l’enfant, ne pas laisser passer. On décide d’aménager une chambre de contention. Punition : 15 jours d’enfermement. Le psychiatre approuve : « contention thérapeutique », précise-t-il, ça fait mieux. 15 jours plus tard, l’enfant retourne sur son banc ! Lorsque j’ai travaillé cette situation avec les éducateurs mon commentaire, bête comme toujours, c’est-à-dire à ras des pâquerettes, a été de leur préciser que cet enfant allait à son travail : attendre un bus qui n’existe pas, et qu’il s’agissait alors de lui donner un coup de main, c’est-à-dire de le soutenir dans cette activité, bizarre certes, mais qu’il avait inventée pour mettre un peu d’ordre dans le monde, dans son monde. Lui donner un coup de main cela aurait pu être de s’asseoir de temps à autre sur le banc avec lui et de lui poser des questions : d’où vient le bus, il est de quelle couleur, et le chauffeur, il a des moustaches ?etc… C’est-à-dire prendre au sérieux le monde qu’avait bâti cet enfant. Faute quoi, puisqu’on touche à l’ordre du monde, que ça risque de basculer dans l’immonde, il se bat comme un lion. C’est pour lui une question de vie ou de mort et, mobilisant toute la force de sa pulsion, il massacre l’éducateur. Savoir y faire avec la psychose relève alors d’une évidence et se déplie en deux temps : d’abord se laisser enseigner dans le transfert 14 par ce que le psychotique fabrique, et ensuite, ensuite seulement lui donner un coup de main pour aller plus loin, et peut-être rejoindre des modes de construction qui s’intègrent plus facilement dans le paysage. Un des éducateurs à qui je confiais cette réflexion a eu ce cri du cœur : mais c’est une histoire de fou, votre truc ! C’est exactement ce que je disais : une histoire de fous.

Retenons de ce développement la nécessité de considérer le fou – c’est sans doute une nomination plus juste que psychotique, encore qu’elle produit aussi une forme de ségrégation sociale -, de considérer le fou non comme un être entièrement à part, à redresser, orthopédier, soigner, mais comme un parlêtre à part entière. Dans les trois structures, névrose, perversion et psychose peuvent se présenter des manifestations dites pathologiques. Le classement de ces manifestations, la nosographie très riche développée par le savoir psychiatrique, doivent d’abord être considérés comme faisant signe d’un sujet, plutôt que d’un dysfonctionnement. Soit le sujet s’en débrouille tout seul ; et la clinique nous enseigne qu’il existe un savoir-faire remarquable de ces sujets ; soit il faut leur donner un coup de main : c’est toute la noblesse des professionnels du soin et de l’éducation spéciale que de répondre à cette invitation.

Joseph Rouzel, psychanalyste, directeur de l’Institut Européen psychanalyse et travail social de Montpellier.

1 Les pratiques cliniques et théoriques des équipes en hôpitaux de jour, La Ciotat, le 10 juin 2006.

2 Travail dont j’ai rendu compte dans Psychanalyse pour le temps présent . Amour obscur, noir désir, érès, 2002.

3 L’institut Européen Psychanalyse et Travail Social (Psychasoc) de Montpellier organise des formations en direction des travailleurs sociaux soit sous forme de stages, soit dans les établissements.

4 Ctherine Clement et Sudhir Kakar, La folle et le saint , Seuil, 1993.

5 Expression de Colette Soler dans « L’expérience énigmatique du psychotique, de Schreber à Joyce » in La Cause freudienne n° 23, p. 51.

6 Voir La dévastation et l’attente. Entretien sur le chemin de campagne, de Martin Heidegger, L’infini/Gallimard, 2006.

7 S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », in La naissance de la psychanalyse , PUF, 1996. Voir également sur le concept de Das Ding , le séminaire de Lacan, L’éthique de la psychanalyse, séminaire VII , Seuil, 1986.

8 Henri Bauchau, L’enfant bleu , Babel Actes Sud, 2006.

9 S. Freud, Contribution à la conception des aphasies , PUF.

10 Voir Guy Le Gaufey, Le pastout de Jacques Lacan , EPEL, 2006.

11 J’adopte ici la suggestion de Jeanne Granon-Lafont, d’utiliser l’arobase pour transcrire l’objet a de Lacan, dans la mesure où, précise-t-elle, il « mérite le statut d’un signe plus que d’une lettre » (Jeanne Granon-Lafont, Topologie lacanienne et clinique analytique , Point Hors Ligne, 1989)

12 Louis Wolfson a laissé un récit étonnant, en français, de cette expérience, Le schizo et les langues , Gallimard, 1970. L’ouvrage a été préfacé par Gilles Deleuze.

13 S. Freud, « Le Président Schreber », in Cinq psychanalyses , PUF, 1973, p. 315.

14 Sur le transfert voir mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative , Dunod, 2002.

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