institut européen psychanalyse et travail social  
   N° de déclaration: 91.34.04490.34   
Lettre info

Partage Facebook
Partagez votre amour pour psychasoc avec vos amis !

REZO Travail Social
Connexion au REZO Travail Social

Musique
Lecteur de musique

Livres numériques

Kiosque > fiche livre

Psychanalyse et question sociale.

Suggérer à un ami Version PDF Version imprimable Réagir au texte

Psychanalyse et question sociale.
Passages... Fragments instituants.
L'Harmattan
26/08/2020

Serge Didelet. Le passant.

 

« Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir »

Georges Brassens. Les passantes. 

Deuxième ouvrage de Serge Didelet. 1  Et pour la seconde fois il me fait la demande d’une pré-face, cet écrit généralement confié à un autre, qui vient accueillir le lecteur avant de faire face au texte. C’est un pré-texte, un « pré » au sens où Francis Ponge le célébra dans  La Fabrique du pré 2 « Je suis allé au dictionnaire »,  nous confie Ponge. Entre prêt, près et pré, il se trouve  « à la racine de ce mot, dans un contradictoire admirable, qui signifie à la fois le passé, le présent et l’avenir.»  Le « pré » condense toutes les modalités du temps. C’est un peu comme l’inconscient freudien, qui contient ni temps, ni contradiction. Et le travail d’écriture de Serge Didelet a aussi cette particularité : elle défie le temps et se faufile entre des histoires et arguments qui parfois s’opposent, dévoilent leur contrastes, produisent un alliage des contraires, comme purent les explorer les pré-socratiques 3 . Il ne s’agit pas d’une écriture monolithique, mais d’un cheminement, celui qui témoigne des pas laissés sur le sable par un passant et que petit à petit la marée recouvre.

Bribes d’histoire dont l’historial, -concept cher au cœur de Jean Oury,  Geschichte , disait Heidegger 4  - se fait légende ( legenda , en latin : ce qu’il convient de lire), morceaux de bravoure où l’auteur comme tout sujet divisé court derrière son ombre morcelée pour tenter d’en rassembler les éléments épars, interventions de formation, éclats de pratique analytique en supervision auprès d’équipes de travailleurs sociaux… L’ensemble forme un tapisserie baroque, un assemblage digne du facteur Cheval, dans la lignée des cadavres exquis des surréalistes ou des dérives des situationnistes. Et pourtant tel un patchwork, l’ensemble n’a rien de décousu. L’auteur tient la main courante de ce qu’il faut bien nommer : son destin. Joë Bousquet n’affirmait-il pas que nous sommes nés pout l’épouser.  «  Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons – car c’est nous qui le tressons comme tel – notre destin. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez-là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé – nous appelons ça notre destin.» 5

 

En effet comment rendre compte du travail de psychanalyste sans en passer par ces micassures, ces captures aléatoires des poissons volants du réel. Un réel, au fin museau de loup, que la clinique apprivoise. L’analyste produit sans cesse cet étayage du réel. Comme un mineur de fond étaye les galeries qu’il creuse à même la roche. 

Mais souvenons-nous de l’assertion de Jacques Lacan : «  Le réel, c’est l’impossible  ». Serge Didelet, l’impossible, il se le coltine en permanence. Dans sa propre histoire tout d’abord. Pleine de bruit et de fureur, frappée par la misère de l’après-guerre, confinée tout un temps dans une forme de retrait (féroce mélancholia !) aux franges de la psychose ou le menacent des voix venues d’ailleurs, puis agitée de débordements digne d’un Arthur Rimbaud est de son « dérèglement systématique de tous les sens », s’adonnant au décrochage scolaire, la truanderie et la castagne. Ensuite dans ses investissements professionnels, éducateur de base, directeur d’établissement, superviseur, psychanalyste. Mais bien avant de s’engager dans la voie du social, il tâte des métiers des montagnards, pisteur entre autres, tout en essayant de se préserver d’une agoraphobie qui lui empoisonne la vie. Ça n’a rien d’un hasard que de s’embarquer dans l’éducation des plus jeunes, plus démunis, cabossés de la vie et autres mal foutus. Chacun répare comme il peut, ce qu’il peut. Serge Didelet répare en s’opposant sur un mode de rébellion d’un belle facture. Son engagement est lié au politique. Il prend fait et cause pour les plus fragiles, ceux que la machine capitaliste broie en ses mâchoires d’acier. Ainsi célèbre-t-il dans un chapitre ci-dessous «  les petites mains du travail social  ». Il défend en psychiatrie l’humanisme qui présida à l’invention de la Psychothérapie Institutionnelle, sous l’égide de François Tosquelles et Jean Oury, mettant en exergue l’institution comme soignante, à la condition d’y développer un espace vraiment démocratique. 

L’impossible, Freud en fit la pierre de touche dont il marqua l’exercice de ces métiers de la relation humaine que sont la politique, l’éducation et le soin. Ces métiers, souligne Freud en 1937, sont frappés du sceau de d’impossible au sens où «  on peut y être sûr d’un résultat insuffisant  ». Cette remarque de Freud devrait sérieusement calmer les velléités évaluatrices des décideurs et financeurs du travail social et médico-social auxquels Serge Didelet, dans les différentes facettes de ses métiers, est en butte. 

Ceci n’est pas «  l’autobiographie d’un quidam, fusse t’elle raisonnée et non raisonnable. »,  précise-t-il. En effet. Comme le titre l’indique, le projet d’écriture consiste à baliser des passes et des passages. Serge Didelet se fait ici passant. Il se saisit de là où il a été parlé, voulu, commandé, convoqué, trafiqué, ballotté, immergé, enfoui, tassé, bref parlé… par l’Autre dans ses impératifs génétiques, familiaux, sociaux, historiques. Il s’en saisit et s’en dégage. Il fait de ce magma qui le constitua dans sa propre histoire le terreau de sa parole propre. C’est ce qu’on peut attendre de mieux du travail de l’analyse. Freud mettait en perspective à l’horizon de la cure : travailler et aimer. J’ajouterai pour ma part : jouir des petits bonheurs de la vie et surtout, surtout, parler en son nom propre.

Il s’agit bien, au sens où Lacan en dégagea l’esprit, d’un moment de passe, qui porte témoignage de la fin d’une analyse. Un « passant », patient qui estime avoir terminé son analyse, faire part de ce qu’il a découvert dans le passage du divan au fauteuil et en construit la logique dans l’après-coup. Le passant témoigne d’un savoir élaboré, «  à même son corps  » nous dit Freud 6 , dans la confrontation à son propre inconscient : peu ou prou il en sait quelque chose des méandres obscurs où dérive son désir. Il en a éprouvé la vanité et s’est laissé mener jusqu’à un point ultime de destitution subjective. C’est de cette découverte que s’enracine son désir d’analyste, qu’il le mette à l’épreuve comme analyste en cabinet ou dans les extensions qu’explore le travail analytique, notamment dans le champ social, par exemple en formation ou dans les supervisions d’équipes. Ce dispositif génial de passe inventé par Lacan 1967 7 8 , dont les modalités, de mon point de vue, doivent restées ouvertes à l’invention, n’a rien à voir avec les dérives qu’on lui a fait subir et qui l’ont transformé en jury d’examen de bonne conduite où il s’agit de montrer patte blanche et soumission volontaire à une école ou un association quelconque. Fondamentalement Serge Didelet demeure insoumis : il ne se plie ni à la doxa du « disque ourcourant » dont s’abrutissent maints analystes, répétant jusqu’à plus soif les mêmes mantras, ni au fétichisme du cadre où s’enferment les dévots d’une cause qui n’offre plus rien d’analytique, mais se confond avec des rituels religieux. La psychanalyse est une école de liberté, mais de cette «  atroce liberté  » comme la célébrait le poète René Crevel, la plupart de nos contemporains n’en veulent pas. Ils veulent s’aliéner à un maître à penser ou à danser, s’enchaîner à des mots d’ordre. Alors que l’analyse, lorsqu’elle est menée à son terme, conduit à cette «  capacité d’être seul  » du sujet. Mais, ajoute Winnicott, seul parmi les autres. 9

Voilà, il me semble, en quoi cet ouvrage constitue dans son étoffe, ses agencements, ses éclairs et ses obscurités, un moment de passe, où le passant se fait passe-muraille et traverse les miroirs des identifications, dont les couches successives l’habillaient, mais aussi l’engonçaient. La charge scopique du regard d’autrui, son jugement imaginaire, sa persécution, son intrusion, est tombée. L’auteur s’avance à fleur de pulsion là où la sublime-action 10  qu’impose l’écriture trouve son chemin de façon socialement acceptable. Mais se libérer du connu et s’alléger du poids de sa propre histoire dans le secret de la cure ne suffit pas. Il faut, pour que le tableau reste ouvert, qu’il débouche sur une position politique, où aliénation mentale et aliénation sociale trouvent leur point de résolution. La libération du sujet dans la cure poursuit son prolongement dans le travail d’émancipation du citoyen. Faute de quoi la psychanalyse se cantonnerait à une thérapie de confort bourgeois et prendrait place sur les rayons du Marché au même titre que n’importe quel autre gadget, matériel ou idéologique. En cela le point d’appui que trouve Serge Didelet chez Louis Althusser s’avère solide. Comme le soulignait François Tosquelles : il faut marcher sur deux pieds, Marx et Freud. 11  «  La psychanalyse se fait passe-muraille et passager clandestin d’un navire capitaliste en perdition. » 12

Tout au long de ce récit, quelque chose m’a marqué : la constance chez Serge Didelet à savoir se saisir de ce que les stratèges chinois nommaient : « le potentiel de situation » que développe Sun Tzu dans son Art de la guerre.  13  La pensée occidentale met en avant le grand homme solitaire qui à force d’audace et d’un peu de chance réussit, alors que l’approche orientale préfère l’exemple de l’humble paysan qui travaille la terre autour de l’arbre pour mieux irriguer ses racines, s’appuyant par ces gestes quotidiens renouvelés sur le « potentiel de production ». 

Les grecs anciens désignaient cette capacité sous le terme de  kaïros,  la bonne occase.   «  Le kai ̈ ros, c’est le moment opportun, c’est aussi le moment où «  c ̧ a suffit », c’est de l’ordre de ce moment que Lacan appelait, dans Le Temps logique, « le moment de conclure », juste là, quand il faut ; c’est-à -dire le moment où quelque chose va se boucler.  »  souligne Jean Oury. 14  Et Jean -Pierre Vernant de préciser :  «  Le temps de l’opération technique n’est pas une réalité stable, unifiée, homogène, sur quoi la connaissance aurait prise; c’est un temps agi, le temps de l’opportunité à saisir, du kairos, ce point où l’action humaine vient rencontrer un processus naturel qui se développe au rythme de sa durée propre. L’artisan, pour intervenir avec son outil, doit apprécier et attendre le moment où la situation est mûre, savoir se soumettre entièrement à l’occasion. Jamais il ne doit quitter sa tâche, dit Platon, sous peine de laisser passer le kaïros, et de voir l’œuvre gâchée. » 15

 

On pourrait penser naïvement à la lecture de l’ouvrage qui suit que Serge se laisse ballotter par les évènements, tel le bouchon du pêcheur. Il n’en est rien. Le travail d’écriture, dans l’après-coup, «  moment de conclure  », moment de reprise d’une vie foisonnante, en fait apparaitre les reliefs et les contours. Une structure sous-jacente se dégage. Le sujet est là bien vivant dans ses choix les plus inconscients, mais lesté d’invariants qui signent, par-delà les déterminants de son historial, «  processus civilisateur qui n’allait pas de soi au départ  », un style, cette «  petite musique  » comme la nommait Céline. 16

Joseph Rouzel, Castelnau-le Lez, zone de confinement du virus couronné, le 8 avril 2020. 

1   Jean Oury : celui qui faisait sourire les schizophrènes , Nîmes, Champ Social, 2017.

2  Francis Ponge,  La fabrique du pré , Paris, Skira, 1994.

3  Yves Batistini,  Trois présocratiques : Héraclite, Parménide, Empédocle , Paris, Idées-Gallimard, 1968.

4   «  L'histoire que veut penser Heidegger, la  Geschichte , c’est l'histoire de ce qui nous est envoyé ou destiné depuis l’origine et qui ainsi nous détermine à notre insu. » Marlène Zarader,  Lire Être et Temps de Heidegger , Paris, Jean Vrin, 2012. 

5  Jacques Lacan,  Séminaire Livre XXIII. Le sinthome , Paris, Seuil, 2005.

6  Préface de Freud à l’ouvrage d’August Aichhorn,  Jeunes en souffrance , Nîmes, Champ Social, 2000. 

7  J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École »,  Autres écrits,  Paris, Seuil, 2001.

8  « La passe »,  Psychanalyse , 2010/1, n°17

9  Donald W. Winnicott,  La capacité d’être seul,  Paris, PB Payot, 2015  .

10  Joseph Rouzel, « Sublime-action »,  Psychanalyse ordinaire , L’Harmattan, 2016.

11  Belle démonstration de cette assertion chez Gérard Pommier,  Occupons le rond-point Marx et Freud , Orange, Éditions Le Retrait, 2020.   

12  Joseph Rouzel,  Ailleurs. Pratique de la psychanalyse , Orange, Editions Le Retrait, 2020.

13  Voir François Julien,  Traité de l’efficacité , Paris, Livre de Poche, 2002.

14  Jean Oury, « Vie quotidienne, rythme et présence », 22 mars 1986. Conférence au Département de psychanalyse de l’Université Paul-Valéry de Montpellier)

15  Jean-Pierre Vernant,  Mythe et pensée chez les Grecs , Paris, Maspero, 1965, t. II. 

16  «  L’art est une petite musique pour faire danser la vie comme faire de la dentelle au crochet  ». Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline. 

Commentaires

rss  | xhtml

Copyright © par PSYCHASOC
n° de déclaration : 91.34.04490.34

— site web réalisé par Easy Forma